Les nouveaux territoires océaniques

Les nouveaux territoires océaniques
@ Illustration Bjarke Ingels Group

L’évocation des grands fonds marins rappelle d’emblée l’image du capitaine Nemo à bord du Nautilus de Jules Verne. Depuis cette fiction pionnière, nos connaissances ont progressé, mais l’essentiel de ces territoires demeure un mystère. Les plaines abyssales recouvrent plus de la moitié de la surface terrestre, pourtant l’humanité les connaît moins bien que la Lune ou Mars. La carte bathymétrique la plus précise à ce jour affiche une résolution d’environ 500 mètres — contre 1,5 mètre pour la surface lunaire.

Longtemps perçus comme un désert inhospitalier, ces abysses situés à plus de 3 000 mètres de profondeur s’avèrent bien plus vivants qu’on ne l’imaginait. L’intérêt croissant pour l’exploitation minière a poussé les scientifiques à se pencher sur leur biodiversité, surtout au cours de la dernière décennie.

Même à l’heure de la mondialisation, les grands fonds marins restent parmi les derniers territoires largement inexplorés. On dit souvent que les océans nous sont encore largement inconnus, mais la réalité pourrait être encore plus surprenante. Une étude récente publiée dans Science Advances, a compilé les missions d'observation menées dans les grands fonds au cours des dernières décennies. Elle révèle que l'humanité n'a vu de ses propres yeux que 0,001 % des fonds océaniques, soit à peine un dixième de la surface de la Belgique.

Les grands fonds marins : nouveaux territoires de conquête

Aujourd'hui, la Terre est dominée par les humains, mais demain, ce pourraient être les abysses, jusqu'à présent préservés. De l'exploration des fonds marins à l'exploitation minière du plancher océanique, ce n'est qu'une question de temps et d'opportunité économique.

Dans les années 1960 et 1970, lorsque les chercheurs ont pris conscience de l'étendue des richesses minérales de l'océan, la question de savoir qui avait droit à ces ressources est devenue idéologique. Les pays riches comme les États-Unis voulaient opérer selon le principe du premier arrivé, premier servi, tandis que la Chine, pays en développement, s'est rangée du côté des pays du Sud et a déclaré que le butin devait être partagé. La Chine a consolidé son rôle de leader et la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS), adoptée en 1982, a été ratifiée par la plupart des pays. Les États-Unis reconnaissent la convention mais ne l'ont pas ratifiée, en partie parce qu'ils s'opposent à ses dispositions sur l'exploitation minière des fonds marins.

Faute d’un cadre réglementaire clair émanant de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), l’entreprise canadienne The Metals Company a tiré parti d’un décret signé par Donald Trump le 24 avril 2025 pour déposer la première demande d’exploitation minière commerciale en haute mer, visant une zone de 25 000 km² dans le Pacifique. L’opération devrait permettre d’extraire un milliard de tonnes de matériaux en dix ans, selon un haut responsable américain. Le décret ordonne en outre au secrétaire au Commerce de produire un rapport sur "la possibilité d’un mécanisme de partage" des ressources tirées des grands fonds.
Une nouvelle entorse au multilatéralisme, qui suscite l’inquiétude des scientifiques et des défenseurs de l’environnement.

Pendant ce temps, la Chine investit massivement dans la recherche océanique : le pays compte déjà plus d’une douzaine d’institutions spécialisées dans les eaux profondes. L’un de ses centres, un vaste campus à Wuxi (province du Jiangsu), prévoit de recruter 4 000 personnes d’ici à 2025. Des dizaines d’universités consacrées aux sciences marines ont vu le jour. Dans un discours de 2016, Xi Jinping appelait à "maîtriser les technologies clés pour pénétrer dans les profondeurs de la mer" afin d’accéder aux "trésors" de l’océan ( Washington Post ).

Mais cet engouement technologique ne doit pas faire oublier la vulnérabilité extrême des écosystèmes marins, notamment dans l’Arctique. Le moindre chantier d’extraction risque d’y provoquer des dommages irréversibles. Alors que les océans jouent un rôle central dans la régulation climatique, faut-il vraiment les livrer aux logiques de rentabilité immédiate ? (1)

Apprendre à vivre à la surface

Le seasteading désigne la création d’habitats autonomes en mer, souvent sous forme de cités flottantes. Ces projets reposent sur l'idée de communautés indépendantes des États-nations, dotées de leurs propres systèmes de gouvernance, d’économie et de modes de vie — censées offrir un avenir meilleur. À plus court terme, elles pourraient aussi constituer une réponse partielle à la montée des eaux, en proposant des habitats flottants dans des zones océaniques stables ou protégées.

Si Patri Friedman (petit-fils de Milton Friedman) a contribué à populariser le concept, son véritable promoteur dans la Silicon Valley reste Peter Thiel, fondateur de PayPal et premier investisseur de Facebook, une personnalité extrêmement puissante et influente doublée d’un libertarien convaincu. Dans une conférence prononcée en 2009, il rêve à haute voix d’un monde où il n’y aurait pas deux cents nations mais plusieurs milliers. Cela permettrait d’expérimenter un darwinisme sociopolitique à grande échelle, en laissant les gens essayer toutes sortes de systèmes. Jusqu’ici, ces utopies aquatiques sont restées à l’état de prototype, mais certaines initiatives, soutenues par le Seasteading Institute, sont encore à l’étude.

Une ville flottante contre la montée des eaux

À Busan, en Corée du Sud, une start-up ambitieuse du nom d'Oceanix, soutenue par l'ONU-Habitat, conçoit des cités flottantes pour faire face aux futurs défis du logement dans les villes côtières menacées par la montée des eaux. Entièrement modulable et autonome, cette ville flottante est capable de résister à tout type de catastrophe naturelle (inondations, tsunamis et ouragans de catégorie 5). Le concept s’articule autour de plateformes hexagonales de 20.000 mètres carrés pouvant accueillir chacune 300 résidents. Un des principaux matériaux de ces plateformes absorbe les minéraux de l'eau de mer pour former un revêtement de calcaire résistant et durable. L’installation de stations de filtrage de l’eau et d’épuration des eaux usées est également prévue. La ville sera en outre capable de produire sa propre énergie et sa propre nourriture, avec par exemple des cages sous les plateformes où seront cultivées des algues ou des pétoncles. Les bâtiments, entièrement démontables, seront eux aussi construits avec des matériaux durables comme le bambou ou le bois, et limités en hauteur pour ne pas déstabiliser la plateforme.

Selon Itai Madamombe, cofondatrice d’Oceanix, la société à l’origine du projet : "C’est inévitable. Un jour, beaucoup de gens devront vivre sur l’eau.". Actuellement, 40 % de la population mondiale réside à moins de 100 kilomètres d'une côte menacée par la montée inexorable des eaux. "Une option est de déplacer les habitants vers l’intérieur des terres. Une autre option, moins évidente, consiste à les déplacer au large, sur une ville flottante.", ajoute-t-elle.

Face à la montée inexorable des eaux, l’humanité n’aura d’autre choix que de se réinventer. Des communautés établies sur l’eau pourraient contribuer à alléger la pression migratoire vers les zones continentales. Pour les populations littorales, la mer deviendrait alors un lieu de vie : un refuge propice à l’habitat, à l’activité économique et à la valorisation des ressources marines. (2)

Penser la mer comme un territoire habitable, c’est également interroger les cadres juridiques, politiques et symboliques de l’habitation humaine. Quelles formes de souveraineté, de gouvernance, d’appartenance seront possibles au large, dans des zones aujourd’hui dépourvues d’ancrage national clair ?


Sources :

(1) In :

L’océan, dernier rempart contre le changement climatique ? - Polytechnique Insights
Découvrez dès maintenant les épisodes de notre dossier L’océan, dernier rempart contre le changement climatique ? sur Polytechnique Insights.

(2) In :

Voici à quoi ressemblerait le monde si la glace continentale venait à fondre | National Geographic

Points de vue :

Un monde sans... fond.

Josée Sarrazin nous éclaire sur la définition même des abysses : "Le mot est un peu galvaudé. Le mot vient du grec 'sans fond'. [...] Maintenant, on s'entend pour dire que ce qu'on appelle grand fonds, c'est au-delà de 200 à 300 mètres."

Plongée dans les abysses
C’est un territoire immense qui couvre plus de la moitié de la superficie de notre planète, soit environ 326 millions de kilomètres carrés, et dont moins de 5 % ont été explorés. Le plus vaste habitat de la Terre est aussi le moins connu.

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Point de vue