Villes dystopiques

Villes dystopiques
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« Circonvenir la démesure est plus important que circonscrire un incendie. » Héraclite


Les leçons du passé : quand les cités disparaissent

Dans Four Lost Cities (2021), traduit en français sous le titre Les Cités disparues (2022), l'autrice et journaliste américaine Annalee Newitz retrace les dynamiques sociales, les innovations agricoles et architecturales, ainsi que les tensions politiques qui ont façonné des cités anciennes. Avant de devenir de mystérieux vestiges du passé, ces métropoles furent des espaces riches, créatifs et avant-gardistes, dont nous sommes aujourd'hui les héritiers. Elle nous fait pénétrer au cœur de quatre exemples emblématiques : Çatal Höyük, en Turquie, l'une des premières agglomérations de l'histoire de l'humanité ; Pompéi, en Italie, remarquable par sa vie politique étonnamment moderne ; Angkor, au Cambodge, célèbre pour ses techniques agricoles révolutionnaires ; et Cahokia, aux États-Unis, connue pour son système religieux centré sur l'adoration du soleil. Aux côtés d'archéologues, d'urbanistes, de scientifiques et d'historiens, Annalee Newitz nous emmène dans un voyage passionnant à travers trois continents et plus de huit mille ans d'histoire, mettant en lumière des problématiques actuelles afin d'éclairer notre réflexion sur l'urbanisme d'aujourd'hui et de demain.

Qu'elles soient antiques ou modernes, les cités restent avant tout des communautés ancrées dans un territoire, des lieux de médiation et d'échanges qui évoluent au rythme des aspirations de leurs habitants. Leur existence repose sur un équilibre précaire entre sécurité, économie, loisirs, services et vie collective. Lorsque cet équilibre se rompt, la métropole se dépeuple et s'efface, jusqu'à n'être plus que ruine ou souvenir.

Deux visions antagonistes de la ville future

Les villes du futur en science-fiction reflètent les espoirs et les peurs de leur époque, souvent à travers deux grandes oppositions.

La première sépare le haut du bas : les riches vivent en hauteur, les pauvres survivent au sol ou sous terre. Dans Metropolis (1927) de Fritz Lang, les maîtres profitent de jardins suspendus au sommet des gratte-ciel, tandis que les ouvriers s'épuisent dans les machines souterraines. Elysium (2013) de Neill Blomkamp radicalise cette séparation : les privilégiés s'exilent sur une station orbitale paradisiaque, abandonnant la Terre surpeuplée et polluée aux déshérités. On retrouve le même principe dans Silo (2011) de Hugh Howey et dans la série qui en est adaptée : les élites et les techniciens occupent les niveaux supérieurs, les ouvriers et les travailleurs s'entassent dans les niveaux inférieurs. Cette hiérarchie spatiale traduit des inégalités extrêmes, entre santé parfaite — les citoyens d'Elysium disposent de capsules médicales miraculeuses — et la populace condamnée aux maladies.

La seconde opposition distingue les cités automatisées, lumineuses et ordonnées des premières utopies technologiques, des métropoles sombres, polluées, ravagées par les pluies acides et le chaos social des dystopies contemporaines. Metropolis illustre déjà cette transition : au-dessus, la ville étincelle de modernité, en dessous règnent l'ombre et la vapeur des machines. Des décennies plus tard, Elysium achève cette évolution en séparant définitivement l'utopie technologique de l'enfer urbain.

De l’utopie radieuse à la dystopie obscure

Les représentations des villes futuristes ont radicalement changé avec l'évolution de nos crises contemporaines. Là où Jules Verne imaginait en 1879 dans Les Cinq cents millions de la Bégum la ville industrielle de Stahlstadt fondée sur des principes scientifiques et techniques, la science-fiction contemporaine a été rattrapée par une réalité qui a dépassé ses pires cauchemars.

D'abord la menace nucléaire, qui influence les auteurs visionnaires et commence à ternir l'image optimiste des cités parfaites. Puis viennent les préoccupations environnementales : pollution industrielle, dégradation écologique, désastres climatiques. Enfin, les crises sociales et la mondialisation des risques sanitaires : pandémies après lesquelles les villes se dégradent lentement, faute d'humains pour les entretenir.

L'évolution est frappante si l'on compare les espaces épurés et modernistes de Playtime de Jacques Tati (1967) aux décors post-apocalyptiques de Blade Runner 2049 (2017) : paysages de serres et de cultures artificielles, nature absente, décharges chaotiques et tempêtes de sable orangées. C'est l'univers monochrome des dystopies qui envahit la science-fiction : torchères illuminant la nuit, industrie polluante persistante, pauvreté, crime et corruption.

Disparaissent alors les gratte-ciel éblouissants, les transports automatisés, la domotique intégrée, les portes s'ouvrant en diaphragme et les ascenseurs géants transparents des années 1960. Tout devient complexe, trouble ou dédoublé. Les fictions mettent en scène des doubles d'humains (les réplicants dans Blade Runner), des doubles urbains dans le polar The City & the City de China Miéville (2009), où deux cités ennemies partagent un même espace urbain. Cette mise en fiction fait écho à ce qu'on observe dans certaines villes touchées par la fragmentation urbaine : des populations qui coexistent selon des valeurs et modes de vie différents, voire opposés.

L'écrivain américain Neal Stephenson, figure de proue du post-cyberpunk, illustre paradoxalement cette évolution. Bien qu'il ait appelé la science-fiction à renouer avec un optimisme visionnaire plutôt que de se cantonner aux dystopies, son roman Snow Crash (1992) a profondément marqué la Silicon Valley — notamment les créateurs de Second Life et les concepteurs des métavers contemporains qui s'en sont inspirés. Cette influence montre comment les fictions dystopiques peuvent, malgré elles, nourrir les projets technologiques qu'elles critiquent.

Quand l'utopie inspire la réalité

Dessin du projet Broadacre City par Frank L. Wright.

Cette hiérarchie verticale imaginée par la science-fiction, de Fritz Lang à Ridley Scott, correspond-elle aux projets urbains d'aujourd'hui ? Partiellement. Aux États-Unis, l'archétype de la métropole demeure souvent celui d'une poignée de gratte-ciel noyés dans un océan de pavillons, organisés selon un quadrillage infini. Ce modèle urbain — quelques tours dominantes au milieu d'un tissu pavillonnaire étendu — s'enracine aussi dans l'imaginaire collectif, nourri par les utopies décentralisées de Frank Lloyd Wright et sa "Broadacre City", l'influence structurante de l'automobile sur l'étalement urbain, les politiques fédérales d'après-guerre favorisant la suburbanisation, et même par des jeux de simulation comme SimCity, où la juxtaposition de tours et de zones pavillonnaires reste la norme. Ailleurs, cependant, la course à la hauteur — notamment entre les pays du Golfe et la Chine — obéit à une autre logique : concentrer en ville une population croissante sur des territoires restreints ou inhospitaliers, tout en affichant une puissance technologique. Face à la chaleur extrême et à la pollution urbaine, certaines sociétés misent sur des projets de tours autonomes, intégrant fermes verticales, services et commodités. Dans ces mégastructures, respirer l'air pur des étages supérieurs pourrait bien devenir un privilège. Une fois installé dans un bâtiment autonome, qui souhaiterait encore descendre au niveau du sol, synonyme de pollution et de chaos ? C'est l'histoire imaginée dans les Monades urbaines (1971) de Robert Silverberg : des tours de mille étages, abritant 800 000 habitants chacune, divisées en groupes-communautaires de 40 étages, avec peu d'interactions entre eux, et encore moins avec l'extérieur. Mais les tours ultra-hautes présentent des risques techniques majeurs, et le désert offre des centaines de kilomètres inhabités. Alors, pourquoi ne pas étendre horizontalement cette immense tour urbaine et la rendre totalement autonome ? C'est l'esprit derrière le projet Neom du prince héritier d'Arabie Saoudite, notamment avec The Line.

The Line : la fiction au service du prince

Au cœur de l'Arabie Saoudite, The Line incarne la matérialisation d'une vision aussi ambitieuse que controversée. Ce projet urbanistique, largement promu depuis 2021 mais dont la préparation remonte à plusieurs années, s'intègre au vaste programme Neom, lancé à l'automne 2017 dans la région de Tabuk, au nord-ouest du pays.

Cette mégastructure devait initialement consister en un bâtiment aux deux façades parallèles recouvertes de miroirs, aux dimensions pharaoniques : 170 kilomètres de long, 500 mètres de haut, 200 mètres de large. Depuis, le projet a été considérablement réduit, la première phase se limitant désormais à 2,4 kilomètres, mais conserve son ambition de structure linéaire. Cet immeuble devrait accueillir 9 millions d'habitants selon les plans initiaux, bien que les objectifs aient été revus à la baisse. Les futurs résidents bénéficieraient, en théorie, de toutes les installations : espaces résidentiels, écoles, hôpitaux, parcs, loisirs, lieux de travail, commerces, avec des industries et projets agricoles intégrés.

Les promoteurs décrivent une cité construite au milieu du désert où tout ce dont on a besoin se trouverait à moins de cinq minutes à pied. Les résidents évolueraient dans cet ensemble digne de la science-fiction, d'une longueur exceptionnelle, où prospérerait une végétation luxuriante grâce aux technologies de pointe. Des drones et des navettes autonomes y circuleraient, tandis que le quotidien — de la gestion économique à la police — serait assuré par l'intelligence artificielle.

La cité aux mille reflets

The Line, (NEOM / AFP) - 2022 *

Les autorités saoudiennes insistent sur le caractère avant-gardiste du projet : lune artificielle, plages phosphorescentes, majordomes robotisés. L'économie serait axée sur les nouvelles technologies : impression 3D, robotique, biotechnologies, nanotechnologies. Selon les communiqués officiels, Neom ambitionne de devenir un pôle mondial pour « la prochaine génération de thérapie génique, la génomique, la recherche sur les cellules souches ».

Cette mégapole futuriste soulève néanmoins de nombreuses questions. Derrière la façade d'une société idéale se cachent plusieurs risques : surveillance permanente et perte de liberté individuelle, dépendance totale aux systèmes informatiques, conformisme imposé où la pensée différente serait étouffée, et isolement complet créant une rupture avec le monde extérieur. Si elle venait à être construite, cette structure supposée écologique diviserait physiquement le territoire en deux, ses façades miroitantes créant une barrière artificielle dans le paysage désertique. The Line reproduirait ainsi fidèlement la stratification sociale imaginée par la science-fiction : une élite isolée du monde extérieur, vivant dans un environnement artificiel parfaitement contrôlé.

Ces ambitions suscitent déjà de vives critiques. Le projet a notamment provoqué le déplacement forcé de tribus locales comme les Howeitat, chassées de leurs terres ancestrales. D'autres observateurs dénoncent une approche urbanistique déconnectée des réalités locales, pensée davantage comme vitrine géopolitique que comme solution réaliste aux défis environnementaux.

Quand la science-fiction rencontre l’histoire

Ces visions de science-fiction ne restent plus confinées aux livres et aux écrans. Elles inspirent désormais directement les projets urbains contemporains, comme en témoigne The Line. Mais l'histoire urbaine nous enseigne que les solutions aux défis des villes ne se trouvent pas nécessairement dans la monumentalité ou la technologie.

Les exemples historiques offrent autant d'enseignements que la fiction. Contrairement aux représentations dystopiques qui associent systématiquement les espaces souterrains à la marginalité ou à la catastrophe nucléaire, les cités souterraines n'ont pas toujours été des lieux indésirables. Certaines, comme Derinkuyu en Cappadoce — capable d'accueillir jusqu'à 20 000 habitants — ou Naours en Picardie — refuge médiéval pour 3 000 personnes —, ont été conçues pour protéger leurs habitants des invasions et des conflits. D'autres sites récemment découverts en Turquie révèlent des réseaux complexes de galeries et de chambres pouvant abriter des milliers de personnes.

Selon Annalee Newitz dans Four Lost Cities, la survie d'une ville dépend moins de la monumentalité de ses infrastructures que de la souplesse de ses institutions et de la solidarité de ses habitants. Les cités disparaissaient lorsque les inégalités devenaient insupportables ou que le pouvoir politique se montrait incapable de s'adapter. L'obsolescence de grands ouvrages de génie civil inadaptés constituait souvent un facteur déterminant dans leur déclin.

Newitz souligne que « la majorité des humains vit aujourd'hui dans des villes » et que nous risquons de « propager une forme d'urbanisme toxique » si nous répétons les erreurs du passé. Elle voit dans l'étude de ces civilisations disparues des leçons essentielles pour éviter que nos métropoles contemporaines ne deviennent invivables. Son analyse révèle que ces cités florissantes n'étaient nullement vouées à disparaître et qu'il est possible d'apprendre de leurs expériences pour revitaliser l'urbanisme contemporain.

Aujourd'hui, les métropoles font face à des menaces nouvelles : montée des eaux pour les agglomérations côtières, canicules urbaines, dépendance énergétique et vulnérabilité des réseaux d'approvisionnement mondiaux. Les mécanismes de déclin restent cependant identiques : une gouvernance défaillante ou trop rigide, des inégalités croissantes dans l'accès aux ressources essentielles, ou l'incapacité à s'adapter aux crises peuvent précipiter l'effondrement urbain, comme ce fut le cas pour Angkor ou Cahokia.

Depuis les années 1920, des utopies aux dystopies, la science-fiction prolonge cette réflexion sur l'avenir urbain en la poussant à son paroxysme. Entre les leçons du passé et les visions du futur, nos choix urbanistiques d'aujourd'hui détermineront si nous bâtirons des cités durables ou si nous reproduirons les erreurs qui ont fait disparaître les civilisations d'hier.


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Alain Musset est géographe, membre de l’Institut Universitaire de France. Villes, science-fiction et sciences socialesDepuis la fameuse Metropolis de Fritz Lang jusqu’à la cité-planète de Coruscant dans Star Wars, en passant par les mégalopoles étouffantes de Soleil vert ou Blade Runner, les villes du futur, réelles ou imaginaires, semblent
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