Villes dystopiques

« Circonvenir la démesure est plus important que circonscrire un incendie. » Héraclite
Les leçons du passé : quand les cités disparaissent
Dans Les Cités disparues (2022), l’autrice et journaliste américaine Annalee Newitz retrace les dynamiques sociales, les innovations agricoles et architecturales, ainsi que les tensions politiques qui ont façonné des cités anciennes. Avant de devenir de mystérieux vestiges du passé, ces villes furent des espaces riches, créatifs et avant-gardistes, dont nous sommes aujourd’hui les héritiers. Elle nous fait pénétrer au cœur de quatre exemples emblématiques : Çatal Höyük, en Turquie, l’une des premières villes de l’histoire de l’humanité ; Pompéi, en Italie, remarquable par sa vie politique étonnamment moderne ; Angkor, au Cambodge, célèbre pour ses techniques agricoles révolutionnaires ; et Cahokia, aux États-Unis, connu pour son culte spirituel singulier. Aux côtés d’archéologues, d’urbanistes, de scientifiques et d’historiens, Annalee Newitz nous emmène dans un voyage passionnant à travers trois continents et plus de huit mille ans d’histoire, mettant en lumière des problématiques actuelles afin d’éclairer notre réflexion sur les villes d’aujourd’hui et de demain.
Qu’elles soient antiques ou modernes, les villes restent avant tout des communautés ancrées dans un territoire, des lieux de médiation et d’échanges qui évoluent au rythme des aspirations de leurs habitants. Leur existence repose sur un équilibre précaire entre sécurité, économie, loisirs, services et vie collective. Lorsque cet équilibre se rompt, la ville se dépeuple et s’efface, jusqu’à n’être plus que ruine ou souvenir. Pourtant, ce déclin ne s’explique jamais par une cause unique : il relève surtout de phénomènes politiques. La désertion d’une ville ne signifie pas pour autant la fin de sa société. Les individus s’adaptent, et les cultures survivent aux catastrophes, même si les villes, elles, ne résistent pas toujours.
Aujourd’hui, les villes font face à des menaces nouvelles : montée des eaux pour les villes côtières, canicules urbaines, dépendance énergétique et vulnérabilité des réseaux d’approvisionnement mondiaux. Les mécanismes de déclin restent cependant identiques : une gouvernance défaillante ou trop rigide, des inégalités croissantes dans l’accès aux ressources essentielles, ou l’incapacité à s’adapter aux crises peuvent précipiter l’effondrement urbain, comme ce fut le cas pour Angkor ou Cahokia.
« Dans les villes du monde actuel, nous nous heurtons aux mêmes problèmes que nos ancêtres urbanisés, cependant que la politique est gangrénée par la corruption et que la catastrophe climatique menace à l’horizon. Parce que la majorité des humains vit aujourd’hui dans des villes, les enjeux sont infiniment plus importants. Le destin de l’urbanisme est indissociable de celui de l’humanité. Si nous répétons au XXIe siècle les erreurs du passé, nous risquons de propager une forme d’urbanisme toxique qui changera la face de la planète entière – et pas en mieux. Les villes sont déjà à la peine pour empêcher la contamination de l’eau, les pénuries alimentaires, les désertions massives et le fléau des sans-abris. Nous fonçons vers un futur dans lequel les métropoles seront devenues invivables, mais où les solutions de remplacement se révéleront pires encore.
L’âge urbain n’est pas voué à finir ainsi. Avant que nous ne les perdions, Çatal Höyük, Pompéi, Angkor et Cahokia accueillirent des civilisations vigoureuses dont le sombre avenir n’était nullement fixé par le destin. Mon espoir est que les histoires profondes relatées dans ce livre nous montrent ce qu’exige la revitalisation d’une ville et du milieu naturel qui l’entoure. Car après tout c’est de nos erreurs que nous tirons les meilleurs enseignements. » — Annalee Newitz
Depuis un siècle, des utopies aux dystopies, la science-fiction prolonge cette réflexion sur l'avenir urbain en la poussant à son paroxysme.
Deux visions antagonistes de la ville future
Les villes du futur en science-fiction reflètent les espoirs et les peurs de leur époque, souvent à travers deux grandes oppositions.
La première sépare le haut du bas : les riches vivent en hauteur, les pauvres survivent au sol ou sous terre. Dans Metropolis (1927) de Fritz Lang, les maîtres profitent de jardins suspendus au sommet des gratte-ciel, tandis que les ouvriers s’épuisent dans les machines souterraines. Elysium (2013) de Neill Blomkamp radicalise cette séparation : les privilégiés s’exilent sur une station orbitale paradisiaque, abandonnant la Terre surpeuplée et polluée aux déshérités. On retrouve le même principe dans Silo (2013) de Hugh Howey et dans la série qui en est issue : les élites et les techniciens occupent les niveaux supérieurs, les ouvriers et les travailleurs s’entassent dans les niveaux inférieurs. Cette hiérarchie spatiale traduit des inégalités extrêmes, entre santé parfaite — les citoyens d’Elysium disposent de capsules médicales miraculeuses — et la détresse de la populace condamnée aux maladies.
La seconde opposition distingue les cités automatisées, lumineuses et ordonnées — utopies technologiques d’avant 1950 — des métropoles sombres, polluées, ravagées par les pluies acides et le chaos social. Metropolis illustre déjà cette dualité : au-dessus, la ville étincelle de modernité, en dessous règnent l’ombre et la vapeur des machines. Un siècle plus tard, Elysium pousse la logique à son terme en séparant définitivement l’utopie technologique de l’enfer urbain.
De l’utopie radieuse à la dystopie obscure
Les représentations des villes futuristes ont radicalement changé avec l'évolution de nos crises contemporaines. Là où Jules Verne imaginait en 1879 dans Les Cinq cents millions de la Bégum la ville industrielle de Stahlstadt fondée sur des principes scientifiques et techniques, la science-fiction contemporaine a été rattrapée par une réalité qui a dépassé ses pires cauchemars.
D'abord la menace nucléaire, qui influence les auteurs visionnaires et commence à ternir l'image optimiste des cités parfaites (La Ville sous globe, Edmond Hamilton, 1951). Puis viennent les préoccupations environnementales : pollution industrielle, dégradation écologique, désastres climatiques. Enfin, les crises sociales et la mondialisation des risques sanitaires : pandémies après lesquelles les villes se dégradent lentement, faute d'humains pour les entretenir.
L'évolution est frappante si l'on compare Playtime de Jacques Tati (1967) et ses espaces épurés aux décors de Blade Runner 2049 (2017) : paysages de serres et de cultures artificielles, nature absente, décharges chaotiques et tempêtes de sable orangées. C'est l'univers monochrome des dystopies qui envahit la science-fiction : torchères illuminant la nuit, industrie polluante persistante, pauvreté, crime et corruption.
Disparaissent alors les gratte-ciels éblouissants, les transports automatisés, la domotique intégrée, les portes s'ouvrant en diaphragme et les ascenseurs géants transparents, comme le Bubbleator présenté à la foire de Seattle en 1962. Tout devient complexe, trouble ou dédoublé. Les fictions mettent en scène des doubles d'humains (les réplicants dans Blade Runner), des doubles urbains dans le polar The City & the City de China Miéville (2009), où deux cités ennemies partagent un même espace urbain. Cette mise en fiction fait écho à ce qu'on observe dans certaines villes touchées par le communautarisme ou le séparatisme : des populations qui coexistent selon des valeurs et modes de vie différents, voire opposés.
L'écrivain américain Neal Stephenson, figure de proue du post-cyberpunk, illustre paradoxalement cette évolution. Bien qu'il ait appelé la science-fiction à renouer avec un optimisme visionnaire plutôt que de se cantonner aux dystopies, son roman Snow Crash (1992) a profondément marqué la Silicon Valley — notamment les ingénieurs de Google Earth ou de Facebook qui s'en sont inspirés pour concrétiser le concept de « métavers ». Cette influence montre comment les fictions dystopiques peuvent, malgré elles, nourrir les projets technologiques qu'elles critiquent.
Un projet titanesque digne d’un roman de science-fiction
Cette stratification verticale imaginée par la science-fiction correspond-elle aux projets urbains d'aujourd'hui ? Partiellement. Aux États-Unis, l'archétype de la métropole reste celui d'une poignée de gratte-ciel noyée dans un océan de pavillons, organisés selon un quadrillage infini. Ce modèle s’enracine aussi dans l’imaginaire collectif, popularisé par des représentations architecturales et même par des jeux de simulation comme SimCity, où la juxtaposition de tours et de zones pavillonnaires reste la norme.
Ailleurs, cependant, la course à la hauteur — notamment entre les pays du Golfe et la Chine — obéit à une autre logique : concentrer en ville une population croissante sur des territoires restreints ou inhospitaliers, tout en affichant une puissance technologique. Face à la chaleur extrême et à la pollution, certaines sociétés misent sur des projets de tours autonomes, intégrant fermes verticales, services et commodités. Dans ces mégastructures, respirer l'air pur des étages supérieurs pourrait bien devenir un privilège. Une fois installé dans un bâtiment autonome, qui voudrait encore descendre au niveau du sol, synonyme de pollution et de chaos ? C’est l’histoire imaginée dans les Monades urbaines (1971) de Robert Silverberg : des tours de mille étages, abritant 800 000 habitants chacune, divisées en groupes-communautaires de 40 étages, avec peu d'interactions entre eux, et encore moins avec l'extérieur.
Mais les tours ultra-hautes présentent des risques techniques majeurs, et le désert offre des centaines de kilomètres inhabités. Alors, pourquoi ne pas étendre horizontalement cette immense tour urbaine et la rendre totalement autonome ? C'est l'idée derrière le projet Neom du prince héritier d'Arabie Saoudite, avec The Line.

The Line : la fiction devenue réalité
Au cœur de l’Arabie Saoudite, The Line incarne la matérialisation d’une vision futuriste aussi ambitieuse que controversée. Ce projet urbanistique, largement promu depuis janvier 2021 mais dont la préparation remonte à plusieurs années, s’intègre au vaste programme Neom, lancé à l’automne 2017 dans la région de Tabuk, au nord-ouest du pays.
Cette ville futuriste devait initialement consister en un bâtiment aux deux façades parallèles recouvertes de miroirs, aux dimensions pharaoniques : 170 kilomètres de long, 500 mètres de haut, 200 mètres de large. Depuis, le projet a été drastiquement revu à la baisse, la première phase se limitant désormais à 2,4 kilomètres, mais conserve son ambition de mégastructure linéaire. Cet immeuble devrait accueillir plusieurs millions d'habitants à terme (9 millions selon les plans initiaux), bien que les objectifs aient été considérablement réduits. Les futurs résidents bénéficieraient, en théorie, de toutes les installations : espaces résidentiels, écoles, hôpitaux, parcs, loisirs, lieux de travail, commerces, avec des industries et projets agricoles intégrés.
Les promoteurs décrivent une cité construite au milieu du désert où tout ce dont on a besoin se trouve à moins de cinq minutes à pied. Il suffirait de déambuler dans cet ensemble digne de la science-fiction, d’une longueur exceptionnelle, où prospérerait une végétation luxuriante. Des drones et des navettes autonomes y circuleraient, tandis que le quotidien — de la gestion économique à la police — serait assuré par des algorithmes dotés d’une intelligence artificielle. (*)
L’utopie en miroirs
Les autorités saoudiennes insistent sur le caractère avant-gardiste du projet : lune artificielle, plages phosphorescentes, majordomes robotisés. L’économie serait axée sur les nouvelles technologies : impression 3D, robotique, biotechnologies, nanotechnologies. « Le monde se tournera vers Neom pour la prochaine génération de thérapie génique, la génomique, la recherche sur les cellules souches, la nano-biologie et la bio-ingénierie », affirmait un communiqué officiel.
Cette mégapole ultra-technologique soulève dès aujourd'hui bien des questions. Derrière la façade d'une société idéale se cachent plusieurs risques : surveillance permanente et perte de liberté individuelle, dépendance totale aux systèmes informatiques, conformisme imposé où la pensée différente serait étouffée, et isolement complet créant une rupture avec le monde extérieur. Une fois érigée, cette structure supposée écologique divisera physiquement le territoire en deux par un jeu de miroirs censé la fondre dans le paysage. The Line reproduit ainsi fidèlement la stratification sociale imaginée par la science-fiction : une élite technologique coupée du monde extérieur, vivant dans un environnement artificiel parfaitement contrôlé.
Cependant, le projet a suscité de vives critiques, notamment en raison du déracinement de tribus locales comme les Howeitat, déplacées de force pour laisser place à Neom. D'autres observateurs dénoncent un urbanisme hors-sol, pensé davantage comme vitrine géopolitique que comme solution réaliste aux défis environnementaux.
Quand la science-fiction rencontre l’histoire
Ces visions de science-fiction ne restent plus confinées aux livres et aux écrans. Elles inspirent désormais directement les projets urbains contemporains, comme en témoigne The Line. Mais l'histoire réelle nous enseigne que les solutions aux défis urbains ne se trouvent pas nécessairement dans la monumentalité ou la technologie.
L'histoire réelle des villes offre autant d'enseignements que la fiction. Contrairement aux représentations dystopiques qui associent systématiquement les espaces souterrains à la marginalité ou à la catastrophe (nucléaire), les villes d'En Bas n'ont pas toujours été des lieux indésirables. Certaines cités souterraines, comme Derinkuyu en Cappadoce — capable d'accueillir jusqu'à 20 000 habitants — ou Naours en Picardie — refuge médiéval pour 3 000 personnes —, ont été conçues pour protéger leurs habitants des invasions et des conflits. D'autres, comme Matiate en Turquie, récemment mise au jour, pouvaient abriter jusqu'à 70 000 personnes dans un réseau complexe de galeries et de chambres.
Selon les enseignements du livre d'Annalee Newitz, la survie d'une ville dépend moins de la monumentalité de ses infrastructures que de la souplesse de ses institutions et de la solidarité de ses habitants. Les cités disparaissaient lorsque les inégalités devenaient insupportables ou que le pouvoir politique se montrait incapable de s'adapter ou de remettre en question la pertinence de grands ouvrages de génie civil inadaptés ou devenus obsolètes.
Repérage : « La ville n'est que l'expression matérielle de nos idéologies. Travaillons sur la société et la ville ira mieux ». Alain Musset


Point de vue
« Les villes sont l'incarnation concrète de la force de travail humaine. Elles déroulent des expériences sociales jamais parachevées. Dans mille ans, nous continuerons d'expérimenter la ville. » Annalee Newitz
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