Modalités du Sense of wonder # 2 : Exo et Xéno

Modalités du Sense of wonder     # 2 : Exo et Xéno

Poursuivons l'exploration de ce sentiment d’émerveillement que l’on nomme, dans le fandom SF notamment, le sense of wonder. Un éblouissement de l’imagination face à des ailleurs inconnus, des créatures ou civilisations extra-terrestres stupéfiantes, à des années-lumière de nos contingences physiques et prosaïques. Les critiques l'évoquent comme une dimension forte de la réussite et de l'attractivité d'un roman ; mais très peu citent des extraits produisant cet émerveillement. Nous avons tenté d'investiguer ces imaginaires à couper le souffle avec une réflexion d'inspiration sémiotique et en les illustrant par des citations.

Le thauma et la techné étant posés, deux autres notions structurantes - elles aussi issues du grec ancien, complètent notre schéma d'oppositions. Cette langue disposait de plusieurs termes pour désigner ce ou celui qui venait d’ailleurs, de loin, hors de la société. Parmi ces termes, deux préfixes entrent dans la composition de nombreux mots du domaine scientifique, de la SF, et constituent une opposition. L’un est de nature spatiale, « exo- » (ce qui vient de l’extérieur, d’ailleurs), l’autre de nature sociale, « xéno- » (l’étranger, l’hôte que l’on reçoit chez soi).

Exo ou les Ailleurs fascinants.

« Exo » est au coeur du sense of wonder, qui est aussi une évasion émerveillée dans l'Ailleurs. La littérature SF regorge d’exotisme, de paysages extraterrestres inouïs, de vaisseaux, de mondes issus d'une conception ou d'un espace radicalement différent du nôtre. La description d'exo-planètes aux structures étonnantes est souvent un topos du sense of wonder :

"— Nous sommes sorties par la porte Piliplok, dit Liloyve. D’ici il n’y a qu’un court trajet à pied jusqu’au Pontificat. Un trajet court mais stupéfiant, car à chaque coin de rue se présentaient de nouvelles merveilles. En remontant un splendide boulevard Inyanna remarqua une lumière rayonnante surgissant de la chaussée comme un nouveau soleil. Liloyve lui expliqua que c’était le début du Boulevard de Cristal qui rutilait jour et nuit de l’éclat de réflecteurs tournants. En traversant une autre rue, elle aperçut ce qui ne pouvait être que le palais du duc de Ni-moya, loin à l’est, en contrebas de l’éminence sur laquelle s’élevait la cité, à l’endroit où le Zimr faisait son brusque coude. C’était une mince flèche de pierre lisse dressée sur une large base aux nombreuses colonnes, énorme même à cette distance et entourée d’un parc ressemblant à un tapis de verdure. Au tournant suivant, Inyanna contempla quelque chose qui ressemblait à la chrysalide lâchement tissée de quelque fabuleux insecte, mais d’un kilomètre et demi de long et suspendue au-dessus d’une avenue immensément large". in Chroniques de Majipoor, Robert Silverberg.

Stupéfiante également, dans Hypérion, la description d'un fleuve qui passe à travers les portails distrans et coule... d'une planète à l'autre :

"Je descendis lentement la pente douce qui menait jusqu’au fleuve Téthys, en passant par les docks où une quantité invraisemblable d’embarcations disparates débarquaient leurs passagers. Le Téthys était le seul fleuve trans-retzien. Il coulait, à travers ses portes distrans permanentes, sur plus de deux cents planètes ou lunes différentes. Ses riverains comptaient parmi les citoyens les plus riches de l’Hégémonie. Les navires qui le parcouraient allaient de la plus simple coque de noix aux plus somptueux hôtels flottants, en passant par de fins croiseurs racés, des trois-mâts chargés de toile, des chalands à cinq ponts, dont plusieurs semblaient munis d’un système de lévitation, des vedettes fluviales luxueuses, visiblement équipées de leurs propres portes distrans, de petites îles mobiles importées des océans d’Alliance-Maui, des submersibles et des hors-bord préhégiriens, tout un assortiment de VEM nautiques façonnés à la main sur le vecteur Renaissance, et quelques yachts passe-partout aux formes cachées par les surfaces ovoïdes unies et réfléchissantes de leurs champs de confinement." in Hypérion, Dan Simmons.

A cette dimension appartiennent les découvertes intrigantes de l’exobiologie, les plantes intelligentes dans Semiosis :

" Il sortit de sa poche la tige de bambou arc-en-ciel que je lui avais donnée. « Pax est plus vieille que la Terre d’un milliard d’années. Elle a eu le temps d’évoluer davantage. » Je terminai un brin et j’en pris un autre puis, à la réflexion, j’optai pour une pelote de koa plus vert afin d’obtenir des rayures. « On devrait chercher ceux qui ont fabriqué la boule. – Ça ne sera peut-être pas si simple, jeune fille. Il y a deux intelligences. La boule en est une trace évidente, mais le bambou… il appartient à la famille des lianes blanches. On a fait brouter la liane de l’ouest par des fippolions et celle de l’est s’est réjouie. Notre loyal seigneur… » Il s’arrêta de nouveau pour reprendre son souffle et observer la place. Je continuai de tresser en me demandant pourquoi il se plaignait encore des lianes blanches. « Ce bambou affiche une représentation de l’arc-en-ciel, il ne s’agit pas d’un phénomène d’interférence lumineuse comme à la surface d’une bulle, expliqua-t-il. Il reproduit ces couleurs grâce à des chromoplastes. Les plantes voient. Elles poussent vers la lumière et en observent l’angle pour connaître la saison. Elles reconnaissent les couleurs. Celle-ci affiche des couleurs sur sa tige pour montrer quelque chose. C’est un signe… que cette plante est intelligente. Elle est capable d’interpréter le spectre visuel et de contrôler ses réactions. – Alors elle veut nous attirer ? Enfin, attirer des êtres intelligents ? – Non. C’est un avertissement. Comme les épines. Qui sait ce qu’une plante peut penser ? Je… doute qu’elles éprouvent une tendresse naturelle pour les animaux. Nous ne sommes que… des outils. – Mais cette boule de verre est magnifique. C’est un fruit, d’après toi, donc il doit venir d’une plante amie, sinon les verriers n’en auraient pas produit une si belle copie. C’est peut-être le fruit du bambou arc-en-ciel, puisqu’il ressemble à celui de la liane blanche.» in Semiosis, Sue Burke.

Il peut arriver que la dimension exo n'aie pas besoin d'un Ailleurs lointain, ni de paysages extraterrestres pour se manifester. K. S. Robinson consacre de longues descriptions de New York dans le futur, suite à la montée des océans et du dérèglement climatique. Ici, la climate fiction devient un laboratoire d’idées et de projections stupéfiantes pour l’Anthropocène. Voici LA mégapole états-unienne devenue une Venise de gratte-ciels, des rues envahies par des marées... où des adolescents font du surf :

"Cette partie de Midtown, la plus large de la zone intertidale, était globalement en piteux état, mais intéressante : un quartier de squatters, d’escrocs et de gens de la rue qui voulaient s’amuser. Des gens comme Stefan et Roberto, qui adoraient se joindre aux groupes de skimboarders lorsque les flots de la marée montante arrivant de Broadway et de la Sixième Avenue se combinaient pour déferler sur la légère pente de la Sixième, chaque avancée de l’écume blanche sifflant en direction du nord à une vitesse surprenante, surtout lorsqu’un vent du sud la poussait. Si l’on se tenait sur le coin de la 40e en regardant vers le sud pendant que la marée montait, on voyait les vagues lentes du bord de la baie rouler au-dessus de la surface verte et lisse de la couche d’algues lustrées, produisant des lancées d’écume qui recouvraient un très long tronçon de la chaussée avant de s’immobiliser et repartir en arrière, puis se fracasser dans la vague suivante, formant un petit mur blanc qui s’effondrait rapidement et se repliait pour le prochain assaut. Toute cette agitation signifiait que si l’on chevauchait la marée montante sur une planche, ce que Stefan et Roberto ne tardèrent pas à faire, on pouvait surfer sur les minibrisants, traverser la rue à toute vitesse d’un trottoir à l’autre, faire volte-face dans l’écume bouillonnante aux bords, ou sauter par-dessus et tourner dans les portes, parfois en attrapant la vague de rebond qui provenait des immeubles, et sauter de nouveau du trottoir dans la rue." in New York 2140, Kim S. Robinson.

Xéno ou l’altérité inconnue. 

Ce terme désignait l’étranger que l’on accueille chez soi, dont on est l’hôte, mais qu’on ne connaît pas vraiment et dont on se méfie. Cet Autre que la narration fait apparaître dans la rencontre est plus ou moins compréhensible ; et le sense of wonder réside ici dans le dévoilement ou non du mystère qui l'entoure :  son système linguistique et de communication, sa psychologie, ses motivations. Mystère qui devient dans certaines œuvres inquiétude, danger ou effroi.  Ainsi la tentative d’explication de la nature du gritche, relié à une terrifiante eschatologie, dans Hypérion :

« — Pourriez-vous m’expliquer quels aspects de la légende du gritche  vous comptiez utiliser dans votre poème ? me demanda le roi Billy d’une voix douce.  — Bien sûr, Majesté. D’après l’Évangile gritchtèque des indigènes, le  gritche est le Seigneur de la Douleur et l’Ange de l’Expiation Finale. Venu d’un endroit situé hors du temps, il annonce la fin de la race humaine. C’est un concept que j’aime bien.  — La fin de la race humaine, répéta lentement le roi Billy.  — Oui. C’est l’archange Michaël, Moroni, Satan, le Masque de l’Entropie et le monstre de Frankenstein emballés dans le même paquet. Il rôde autour des Tombeaux du Temps en attendant le moment de sortir pour se livrer à ses massacres quand l’humanité sera prête à rejoindre le dodo, le gorille et le grand cachalot au palmarès de l’extinction des espèces.  — Le monstre de Frankenstein... murmura le petit homme adipeux à la cape froissée. Pourquoi pensez-vous à lui ?  Je pris une profonde inspiration.  — Parce que l’Église gritchtèque est persuadée que c’est l’humanité qui, d’une manière ou d’une autre, a créé ce monstre, répliquai-je, bien certain que le roi en savait autant, sinon plus que moi sur la question.  — Est-ce qu’elle sait aussi comment il faut faire pour le tuer ? me demanda-t-il.  — Pas à ma connaissance. Il est censé être immortel, en dehors du temps.  — Comme un dieu ?  J’hésitai.  — Pas vraiment, déclarai-je enfin. Plutôt comme l’un des pires cauchemars de l’univers devenu réel. Comme la Faucheuse, si vous voulez, mais avec un penchant morbide pour les âmes accrochées comme des pendeloques aux épines d’un arbre géant... avec leur corps autour. » in Hypérion, Dan Simmons.

Dans Solaris, de Stanislas Lem, les protagonistes d'une station d'observation sont confrontés à des simulacres humains créés par une planète-océan protoplasmique et intelligente, dont la nature et la communication restent résolument insondables. Dans Dragon déchu, de Peter Hamilton, ce sont par endroits des descriptions de créatures* fascinantes, également insondables, à la croisée d'un Ailleurs inaccessible et d'une forme de vie radicalement autre :

« De nos jours, elles* vivent en orbite autour des géantes rouges, se nourrissant de leur chaleur ainsi que du vent solaire. Elles sont gigantesques et ressemblent à des astéroïdes aérodynamiques capables de déployer des ailes solaires larges de plusieurs kilomètres. À cause de leur forme et de l’environnement dans lequel elles prospèrent, nous les appelons les dragons. Comme les dragons, elles naissent dans des œufs. On trouve d’ailleurs ces derniers dans tous les systèmes solaires – globes noirs et froids, ils dérivent dans les halos cométaires externes en attendant que les étoiles arrivent à la fin de leur cycle de vie. Vous voyez ? Toujours et encore ce fameux cycle… Les étoiles vieillissent, puis meurent. Elles grossissent, absorbent leurs planètes et deviennent des géantes rouges. C’est à ce moment-là que les œufs sortent de leur torpeur. Ils grossissent lentement sous l’effet de la chaleur et des vents ioniques, et finissent par devenir de véritables dragons. Dès leur naissance, ceux-ci se mettent à écouter l’univers. Leurs ailes sont parsemées d’éléments capables de capter des ondes radio transmises à l’autre bout de la galaxie, et même au-delà, ce qui leur permet d’assister à distance à l’essor et au déclin de civilisations entières. Et puis, ils écoutent le cosmos lui-même : la naissance et la mort des étoiles, les cris poussés par la matière lorsqu’elle disparaît dans un trou noir, les quasars et les pulsars hurlant dans le vide… Ce savoir phénoménal, ils le partagent entre eux, en discutent, et surtout l’accumulent, sans l’oublier. Très rarement, il leur arrive même de l’utiliser ; car ils sont capables de modifier leur apparence en agissant sur les molécules qui les composent. Telle est la nature des dragons, tel est leur héritage." in Dragon déchu, Peter F. Hamilton.

Comme pour le thauma et la techné, les notions d'exo et xéno s'interpénètrent ici et viennent renforcer le sense of wonder. Ainsi les "dragons" décrits par Peter Hamilton combinent des aspects exo (leur habitat spatial) et xéno (leur altérité radicale). Dans Solaris, l'océan intelligent est à la fois un ailleurs spatial (exo) et une entité incompréhensible (xéno).

La dimension xéno s'exprime directement à travers les titres et les noms. Dans la trilogie Xenogenesis (Octavia Butler, 2022-2024 pour la parution française), l’humanité et sa planète sont presque entièrement détruites, quelques individus se trouvent sauvés et hébergés dans un grand vaisseau spatial. Ils sont les hôtes d’une mystérieuse race extraterrestre qui n’a pas sauvegardé cet échantillon d’humanité par pure philanthropie. Dans Xenocide, troisième volet de la Stratégie Ender, l’espèce extraterrestre des Doryphores, des insectes géants, apparaît comme l’ennemi ultime et incompréhensible des humains.  La représentation extrême du xéno provoque le sense of dread : c’est Alien (Ridley Scott, 1979), appelé également le xénomorphe. Bien nommé car dans la saga Alien, le corps humain devient l’hôte d’une créature dite endoparasitoïde : « Une fois accroché, le Facehugger ‘féconde’ la victime qui sert alors d'hôte pour le prochain stade d'évolution de l'alien ».

Des monstres de pulps aux ethnographies extraterrestres. Le sense of wonder, dans sa dimension xéno, évolue à la fin du XXe siècle. Qu’on songe aux figures monstrueuses des pulps, aux extraterrestres en carton-pâte des feuilletons SF des années 60-70, leur seule apparence suffisait à produire étonnement ou effroi. En cela, le récit SF calquait un genre littéraire historique : la relation de voyage, compte-rendu des premiers contacts avec des tribus "sauvages". Pour les explorateurs de l'autre bout du monde, ces terres lointaines étaient des planètes inconnues. Ainsi dans le roman Le Nom du monde est forêt, Ursula K. Le Guin réaffirme la thématique rousseauiste du "bon sauvage" et dénonce la logique de prédation que les Hommes seraient capables de porter jusque dans les étoiles. A travers le récit de la colonisation de la planète Athshe, elle décrit l'exploitation de ses ressources forestières et l'esclavage de son peuple, une société xéno pacifique ignorant la violence et vivant en harmonie avec la forêt. C'est dans cette communion écologique de l'ordre du rêve que se situent les plus belles pages du roman :

"Sous lui, le crépuscule revêtait la mer de reflets grisâtres, et devant lui s’étendaient les collines de l’île, dans la pénombre, et les forêts feuillues et vallonnées, où coulaient des fleuves nombreux et secrets. De toutes les couleurs de la rouille et du soleil couchant, les bruns-rouges et les verts pâles, se modifiaient sans cesse parmi les feuillages agités par le vent. Les racines des saules cuivre, épaisses et striées, étaient couvertes d’une mousse verte au bord de l’eau qui s’écoulait lentement, comme le vent, avec une multitude de petits remous et d’apparentes accalmies, retenue par des rochers, des racines, des feuilles pendantes, ralentie par les feuilles mortes. Dans la forêt, aucune direction n’était dégagée, aucune lumière durable. Dans le vent et l’eau, la lueur du soleil ou des étoiles, s’insinuait toujours l’écran des feuilles et des branches, des troncs et des racines, l’obscurité, la complexité. De petits sentiers couraient sous la ramée, contournaient les troncs, enjambaient les racines ; ils n’allaient pas droit, mais cédaient au moindre obstacle, tortueux comme des nervures. La terre n’était pas ferme et sèche, mais humide et légèrement élastique, produit de la collaboration des êtres vivants avec la mort lente et complexe des feuilles et des arbres ; et sur ce riche cimetière poussaient des arbres de trente mètres, et de minuscules champignons qui se développaient en cercles d’un centimètre de diamètre. Le parfum de l’air était subtil, doux et varié. Jamais la vision ne pouvait s’étendre, à moins de relever la tête pour entrevoir les étoiles au-delà des feuillages. Rien n’était uni, sec, clair ou aride. Il y manquait la révélation. Impossible de voir tout d’un seul coup : rien d’assuré. Les couleurs de la rouille et du soleil couchant changeaient sans cesse sur les feuilles pendantes des saules, et l’on ne pouvait même pas dire si ces feuilles étaient rouge brunâtre, ou vert rougeâtre, ou vertes. D’une démarche lente, trébuchant souvent sur les racines de saules, Selver remonta le chemin passant près de l’eau. Il s’arrêta en apercevant un vieil homme qui rêvait. Le vieillard le regarda à travers les longues feuilles de saules, et le vit dans ses rêves." in Le Nom du monde est forêt, Ursula K. Le Guin.

A la fin du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, le sentiment du sense of wonder change, à mesure que la SF passe du frisson de l’aventure dans des mondes nouveaux (exo) à une approche xénologique de l’altérité. Dans cette veine, un des romans les plus aboutis est le premier de l'auteur néozélandais Philip Mann, L'oeil de la reine (Denoël, 1984). Il s'agit de la rencontre avec une civilisation extra-terrestre, étudiée par un groupe de linguistes et leur responsable, Marius Thorndyke. La confrontation avec la reine de cette société, décrite à travers les yeux de Thorndyke, est un moment culminant de sense of wonder. La description de la grotte, l'odeur de poisson, et l'acte de « coucher avec la reine » sont profondément étranges et suscitent une intense curiosité.

"— Voici la reine, a déclaré Jais. J’ai vu une forme grisâtre qui bloquait toute l’extrémité du tunnel. Je me suis rendu compte que sa chair (?), substance (?) se prolongeait dans les grottes de chaque côté du boyau. J’ai constaté que cette masse était toute plissée, qu’elle frémissait de contractions.En plus de ces rides qui couraient latéralement, il y avait les tâches. De petites mouchetures noires. Nous avons fait quelques pas en avant. Mon sens des proportions et des distances était perturbé. J’avais cru que nous nous trouvions à une cinquantaine de mètres de la reine, mais en réalité nous en étions plutôt à quatre cents. Ces erreurs d’appréciation m’arrivent sans cesse sur Pe-Ellia.  — Pas question de me précipiter et de toucher la reine, ai-je pensé. J’ai eu droit à un rire lointain, presque un soupir. Ô, mystère ! L’odeur s’est faite plus forte. Des effluves de poisson. D’algues. Varech et raisins de mer. Le parfum d’un autre monde. Pas désagréable, mais j’avais envie d’éternuer. Cette envie a aussitôt disparu, comme escamotée. Je distinguais mieux à présent. Les taches noires prenaient forme. C’étaient des Pe-Ellians logés ainsi que des larves dans les replis de la peau de la reine. — C’est cela que vous appelez coucher avec la reine ? — Oui. Ils sont profondément endormis. Dans les plis, il y avait de petits tentacules qui exploraient les alentours. Il s’agissait sans doute de pseudopodes car j’en ai vu un se rétracter complètement à l’intérieur du corps de la reine. Nous étions à présent tout près. Devant nous, un Pe-Ellian a posé la main sur la reine et a commencé à grimper sur elle. Il a dépassé plusieurs de ses congénères, plaçant soigneusement ses pieds dans les fronces qui, d’où j’étais maintenant, ressemblaient plutôt à des saillies. Il a trouvé un espace libre et s’est assis, nous regardant quelques instants. C’était un beau spécimen avec des dessins brillants de teinte vert-bleu. Puis, presque distraitement, il s’est humecté le bout des doigts et a entrepris de se masser le côté. Son flanc s’est ouvert et aussitôt un pseudopode a jailli pour se glisser dans ses entrailles. J’étais fasciné. J’avais déjà observé les rites amoureux de nombreuses planètes. C’était toujours très énigmatique." in L'oeil de la reine, Philip Mann.

En scientifique rigoureux, notant ses descriptions dans des carnets, Marius Thorndyke rappelle les chercheurs célèbres du milieu du XXe siècle (Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss), installés dans l'observation de tribus lointaines dont ils sont d'ailleurs les hôtes (xéno). Ont-ils inspiré, consciemment ou non, aux auteurs de SF modernes les ethnographies éblouissantes de sociétés extra-terrestres, ou le compte-rendu minutieux d’une sexualité alienne ? Ci-dessous un extrait du roman La main gauche de la nuit, de Ursula K. Le Guin (elle-même fille de l'anthropologue Alfred Louis Kroeber). Dans le récit, son émissaire humain, Genly Aï, est envoyé sur la planète Gethen. Il décrit le cycle sexuel de ses habitants avec un réalisme et une précision scientifiques :

« Le cycle sexuel est en moyenne de vingt-six à vingt-huit jours (ils tendent à parler de vingt-six jours, pour le rapprocher du cycle lunaire). Pendant vingt et un ou vingt-deux jours, le sujet est soma – en état de latence, d’inactivité sexuelle. Vers le 18e jour, les glandes pituitaires déclenchent une modification hormonale. Le 22e ou le 23e jour, le sujet entre dans la période du kemma, l’équivalent du rut animal. Durant la première phase du kemma (karh. secha), il demeure complètement androgyne. Différenciation et fonctions sexuelles s’avèrent incompatibles avec l’isolement. Si un Gethénien en phase initiale de kemma se retrouve seul ou en compagnie d’individus qui ne sont pas en kemma, il demeure inapte au coït. Pourtant lors de cette phase la pulsion sexuelle est d’une puissance phénoménale, au point d’assujettir toutes les autres à ses impérieuses exigences et de contrôler l’ensemble de la personnalité. Quand le sujet trouve un partenaire en kemma, les sécrétions hormonales reçoivent un surcroît de stimulation (par le toucher essentiellement – au moyen de sécrétions ? de phéromones ?) jusqu’au moment où une prédominance d’hormones mâles ou femelles s’impose chez l’un des partenaires. Les organes sexuels s’engorgent ou s’atrophient en conséquence. Les préliminaires de l’acte sexuel s’intensifient, et le sujet déjà différencié déclenche un mécanisme qui pousse son partenaire à adopter le rôle sexuel inverse (sans exception ? s’il peut arriver que se forment des couples du même sexe, ces exceptions s’avèrent trop rares pour être prises en compte). La seconde phase du kemma (karh. thorharmen), durant laquelle se produit cette activation sexuelle, dure apparemment entre deux et vingt heures. Si l’un des partenaires se trouve déjà à un stade avancé du kemma, l’autre ne tardera pas à l’y rejoindre ; si les deux sujets entrent ensemble en kemma, il y a des chances pour que cela prenne plus de temps. Les individus normaux n’ont de prédisposition ni au masculin ni au féminin, ils ne savent jamais quel rôle ils vont jouer et n’ont aucun moyen de choisir. (D’après Otie Nim, l’usage de dérivés hormonaux dans le dessein de privilégier l’un ou l’autre rôle s’avère très courant dans la région de l’Orgoreyn ; à ma connaissance, cette pratique n’a pas cours en Karhaïde – une contrée bien plus rurale.) Une fois déterminé, le sexe ne peut pas changer pendant la période du kemma. Sa phase culminante (karh. thokemma) dure de deux à cinq jours, pendant lesquels la pulsion sexuelle atteint son intensité maximale. Le kemma se termine brusquement. S’il n’y a pas eu fécondation, le sujet revient à la phase du soma en quelques heures (N.B. : Otie Nim voit dans cette quatrième phase l’équivalent de la menstruation), et le cycle recommence. Si l’individu qui a assumé le rôle féminin a été fécondé, il va de soi que l’activité hormonale se poursuit pendant les périodes de gestation (8,4 mois) et de lactation (6 à 8 mois). Les organes sexuels mâles restent atrophiés (comme en soma), les seins se développent quelque peu et la ceinture pelvienne s’élargit. Lorsque prend fin la lactation, le sujet perd ses attributs féminins, retrouve l’état de soma et redevient parfaitement androgyne. Il ne se crée aucune habitude physiologique : on peut devenir père plusieurs fois après quelques maternités successives. » in La main gauche de la nuit, Ursula K. Le Guin.

Nous espérons avoir émaillé notre article de citations qui allumeront l'étincelle du sense of wonder et susciteront le désir de lire ces œuvres. Il est probable que certains spécialistes auraient choisi d'autres extraits, peut-être plus saisissants encore. Nous restons ouverts aux partages de vos coups de cœur et de sense of wonder. C'est aussi dans cet esprit que nous envisageons d'interviewer des auteurs de SF, afin de découvrir les romans et passages qui ont fait palpiter leur imaginaire et leur ont donné le goût d'offrir à leur tour ces éblouissements de la narration. Place aux dernières remarques de synthèse et à un schéma récapitulatif.