Modalités du Sense of wonder #3 : synthèse

Modalités du Sense of wonder #3 : synthèse

Avant de donner la parole aux auteurs, nous proposons de clore notre étude par quelques réflexions transversales sur le sense of wonder, qui nous semble résolument relever du talent littéraire, même si certains films suscitent cette émotion. Nous montrerons aussi qu'il s'exprime à différents niveaux, depuis les strates les plus profondes, jusqu'aux manifestations stylistiques à la "surface" du récit.

Le sense of wonder : une émotion romanesque plus que filmique ? Ces quatre dimensions ou valeurs du sense of wonder se trouvent souvent mêlées les unes aux autres, créant des effets de tension particulièrement saisissants. Le worldbuilding talentueux de certains écrivains embrasse et tricote sans difficulté thauma, techné, exo et xéno, dans des évocations époustouflantes. C'est le cas de Iain M. Banks dans un des romans de son Cycle de la Culture.

"Dreve était le système idéal pour ce faire ; d’abord parce qu’il faisait partie de la Culture depuis quatre mille ans, ensuite parce qu’il comportait neuf mondes plus ou moins sauvages et trois Orbitales – des cerceaux géants, des anneaux creux d’espace vital d’à peine quelques milliers de kilomètres de section, mais de plus de dix millions de kilomètres de diamètre – tournant paisiblement sur leurs propres orbites soigneusement réglées, et abritant près de soixante-dix milliards d’âmes. Certaines d’entre elles, d’ailleurs, n’avaient rien d’humain ; un tiers de chacune des Orbitales du système était réservé à des écosystèmes conçus pour des créatures totalement différentes ; des habituées des géantes gazeuses sur l’une, des êtres respirant du méthane sur une autre et des créatures de silicium à très hautes températures sur la dernière. La faune que SC avait récoltée sur des planètes géantes gazeuses pourrait être logée confortablement dans une sous-section de l’Orbitale conçue à l’origine pour de tels animaux, et les créatures marines et aériennes trouveraient place sur n’importe lequel des trois mondes artificiels." in Excession, Iain M. Banks.

Face à ces éblouissements littéraires, on constate que le cinéma de science-fiction ne s'intéresse que rarement aux représentations d'exo-planètes ou de créatures aliennes, pour le pur plaisir de scénographier des prodiges et inventions inouïes, la découverte de l'ailleurs et de l'altérité. Dans Interstellar, les astronautes du vaisseau Endurance amerrissent sur la planète-océan Miller : pas le moindre exotisme, les scènes ont été tournées... en mer. Mais du spectaculaire, oui : une vague gigantesque menace de broyer leur astronef. Cap sur la seconde planète, où ils découvrent un monde glacé et invivable... comme sur nos pôles. A quelques exceptions près, on peine à trouver des films de science-fiction où les décorateurs se sont fait plaisir à créer des paysages fascinants d'étrangeté. Quant à la dimension xéno, les extraterrestres sont utilisés au cinéma comme des prétextes ou des sujets symboliques pour aborder des réactions humaines, des thèmes sociaux, philosophiques ou technologiques. District 9 met en scène des créatures aliennes réfugiées sur Terre, parquées dans des camps en Afrique du Sud, vivant dans des conditions précaires et confrontées à la ségrégation : métaphore à gros sabots de la souffrance vécue par des communautés et migrants discriminés. Invasions extraterrestres (Independence Day, La guerre des mondes), variations autour du monstre inhumain terrifiant (Alien, The Thing), incarnations étrangères de nos propres peurs, ces films construisent le plus souvent l'image d'extraterrestres menaçants dont la raison d'être, au plan narratif, est de faire valoir la capacité de résistance et de survie humaine. Lorsque les œuvres adoptent une approche plus optimiste, montrant des extraterrestres comme des partenaires ou des êtres bienveillants, la fiction verse dans le teen-movie aux bons sentiments (E.T. l'extra-terrestre, Rencontres du troisième type, Lost in Space) : elle se concentre sur la communication et les relations positives de héros adolescents avec ces formes de vie. Mais qu'apprend-on en définitive d'E.T., aux rides pareilles à celles d'un vieux sage ? Qu'apprend-on de son altérité, de la "maison" d'où il vient, en dehors de son empathie et de l'amitié qui se crée avec les jeunes héros ? Rien. Les prodiges visuels sont le plus souvent ceux des effets spéciaux. La majorité des extraterrestres sont représentés sous une forme anthropomorphique, avec des émotions ou des motivations de type humain. Il s'agit de faciliter l'identification du public avec ces personnages, mais rarement de s'intéresser au xéno dans sa différence ontologique. A propos du film Mickey 17, adaptation du roman Mickey 7, d'Edward Ashton, Eric Debarnot écrit dans le site culturel Benzine : "Bong Joon-Ho se moque totalement de la science-fiction, et ne fera quasiment rien de ces sujets « de réflexion ». Son propos est de livrer avant tout une satire appuyée de la société humaine actuelle, américaine en particulier, et pas grand-chose d’autre." https://www.benzinemag.net/2025/03/06/mickey-17-de-bong-joon-ho-expendable/

Quelques films échappent à ce déterminisme et offrent de purs moments de sense of wonder : Premier contact, de Denis Villeneuve (2016), fascine dans la représentation et la communication des mystérieux heptapodes. Dans Avatar, de James Cameron, (2009), Pandora est un écosystème luxuriant et l'immersion dans la culture Na'vi offre l'exploration d'un monde éminemment exotique. Under the Skin, de Jonathan Glazer (2013), apparaît comme un film étrange, expérimental, qui propose une vision dérangeante et fascinante de l'altérité à travers le regard d'une extraterrestre. Starship Troopers (1997) est sans doute le film qui porte le sense of wonder/dread à son sommet : batailles spatiales avec des aliens qui projettent des boules de plasma sur la flotte terrienne en orbite autour d'une planète, attaque de la base par un océan d'insectes déchaînés, etc. 

Les représentations non occidentales. Le roman est également le genre où peuvent se manifester différentes variations et mutations d'un sense of wonder ramené sur Terre, après les émotions sidérales et sidérantes ressenties dans les espaces lointains chers aux auteurs du XXe siècle, en grande majorité des Américains et quelques Européens. La découverte des univers narratifs et des préoccupations d'écrivains non occidentaux ouvre de nouveaux champs d'étonnement. Des auteures comme Nnedi Okorafor ou Ketty Steward renouvellent l’émerveillement en intégrant des mythologies, des magies et des enjeux locaux, au Nigéria pour la première et dans les Caraïbes pour la seconde. Le thauma renoue avec la sorcellerie à l'ère des technologies numériques et du téléphone portable :

« Je décidai de leur donner un spectacle. J’augmentai mon éclat au travers de ma burqa et éclatai de rire alors que les plantes et les arbres qui m’entouraient, dont celui juste devant moi, se mirent à grandir, leurs feuilles à se dérouler et leurs tiges à s’allonger. Certaines personnes crièrent de peur, mais la plupart soupirèrent et murmurèrent d’émerveillement. D’autres sortirent des portables et prirent des photos.» in Le livre de Phénix, de Nnedi Okorafor.

Une figure stylistique à l’œuvre : l'hypotypose. Le roman, par la liberté d'invention qu'il offre à l'auteur, est une formidable démiurgie à peu de frais ; d'où sa capacité à générer les plus belles échappées de l'imagination. Mais ces dernières sont sublimées principalement par la description. Si les 4 valeurs du sense of wonder résident dans la structure profonde du récit science-fictif, c'est le talent de l'auteur qui entre en jeu pour les manifester à la "surface" de la narration. Pour cela, il doit déployer une figure de composition narrative qui rend ces visions précises, vivantes, suggestives, nourries de notations sensorielles permettant au lecteur de s'identifier aux personnages et d'avoir la scène sous les yeux. Cette figure s'appelle l'hypotypose ; elle opère non pas au niveau des mots et de la phrase (comme la métaphore), mais au niveau de composition plus large que représente le paragraphe ou le texte. Ci-dessous, dans Spin, un extrait descriptif rempli de détails d'une voûte céleste jamais vue ; et le lecteur se trouve, comme les protagonistes, les yeux levés au ciel, transporté par cette vision stupéfiante :

"Le ciel s’est illuminé d’une étrange lumière. Pas celle, naturelle, de l’univers pris dans le Spin, lumière qui nous aurait tués sur-le-champ. Cela ressemblait plutôt à une série d’instantanés du ciel, des minuits consécutifs compressés en microsecondes, avec des images rémanentes s’effaçant telle la trace d’une ampoule de flash ; puis le même ciel un siècle ou un millénaire plus tard, comme des séquences d’un film surréaliste. Certaines images étaient floues d’une exposition trop longue, qui aurait transformé les étoiles et la lune en fantomatiques orbes, cercles ou cimeterres. Certaines étaient des clichés nets qui s’effaçaient rapidement. On voyait au nord des lignes et des cercles plus fins, aux rayons relativement petits, tandis que les étoiles équatoriales, plus agitées, valsaient en énormes ellipses. Des lunes pleines, croissantes ou décroissantes clignotaient d’un horizon à l’autre en transparences d’un orange pâle. La Voie lactée, bande blanche fluorescente (parfois plus brillante, parfois plus sombre), tirait sa luminescence du flamboiement d’étoiles à l’agonie. Chaque souffle d’air estival voyait des étoiles se créer et d’autres disparaître. Et tout cela bougeait. Bougeait en vastes chatoiements et danses complexes suggérant des cycles encore plus grands mais restant invisibles. Le ciel pulsait au-dessus de nous comme un cœur. « C’est tellement vivant », a dit Diane." in Spin, Robert Charles Wilson.

L'hypotypose apparaît donc comme une technique narrative puissante pour activer le sense of wonder en rendant l'imaginaire sensible. Elle transforme la narration en une sorte de vision immédiate, presque cinématographique.   Tout subjectif que soit ce sentiment, très variable selon les lecteurs et l'imaginaire qu'ils projettent à travers le récit, nous espérons avoir objectivé quelques aspects susceptibles de provoquer cette émotion. On pourrait investiguer encore plus les modalités du sense of wonder. Il faudrait alors s'atteler à la rédaction d'un essai plus approfondi et plus technique. Restons-en là. Ces deux articles et le schéma de synthèse sur lequel nous débouchons peuvent servir de base de réflexion pour les amateurs du genre.

Le parcours du sense of wonder dans les récits de science-fiction