5 scénarios réalistes pour un avenir résilient #2/5 : Lisière du Pacifique, de Kim Stanley Robinson

5 scénarios réalistes pour un avenir résilient #2/5 : Lisière du Pacifique, de Kim Stanley Robinson

Dans ce blog, nous pensons que la SF et la littérature d'anticipation ont d'autres scénarios à proposer que les récits catastrophes et les séries dystopiques, qu'il est temps de se pencher sur le courant du Solar punk et sur les récits d'eutopies souhaitables, qui ont le mérite de projeter des narrations d'avenir résilient, sans prétendre instaurer une société parfaite ou le bonheur pour tous. Alors quelle est l'alchimie à l’œuvre dans ces projections réjouissantes d'un futur proche ? Quels sont les ingrédients qu'ils ont en commun ? Pourquoi sont-ils crédibles et atteignables ?

Le cinéma et les séries offrant peu de propositions de récits dans cette veine, j'ai choisi cinq romans d'anticipation, sur la base de plusieurs critères que vous retrouverez dans le #1 de ces publications.

#2 : Lisière du Pacifique, de Kim Stanley Robinson, LES MOUTONS ÉLECTRIQUES 352 pp. 2021.

Ce tome est le troisième et dernier du triptyque Orange County, entamé par l'auteur avec Le rivage oublié (J'ai Lu, 1987), puis La côte Dorée (J'ai Lu, 1989).

Le roman peut se lire indépendamment des précédents ouvrages du cycle, qui explore des futurs possibles de la Californie du Sud, dans la seconde moitié du XXIe siècle. Il se déroule dans la petite ville d’El Modena, sorte de communauté rurbaine dont l'auteur décrit la vie sociale, à travers les yeux du protagoniste, Kevin Clairborne, un jeune architecte et constructeur, dont le métier est de rénover et adapter des maisons selon des techniques d'éco-habitat durable, économes en utilisation de ressources et d'énergies. Rien n'est dit au plan socio-économique plus global de cette Amérique future, mais on devine que le capitalisme exacerbé a laissé la place à une économie plus régulée : les grands groupes industriels semblent avoir été démantelés, les villes se reconfigurent en communautés à taille humaine, peuplées de citoyens éco-responsables, avec un système de participation démocratique directe sur les questions locales.

La première partie du roman décrit le mode de vie du protagoniste en relation avec différents membres de cette communauté, entre travail, déplacements à vélo, parties de softball l'après-midi, discussions sur les choix d'aménagement du territoire, sorties en planeur avec une amie, Ramona, femme qu'il admire et désire depuis longtemps. Suite à sa rupture avec son compagnon, Alfredo, par ailleurs maire et personnage très populaire au sein de la communauté, Ramona se rapproche de Clairborne : ils vivent une belle idylle.

Mais les choses se gâtent. Alors que son tour est venu de siéger au conseil municipal, Clairborne découvre une anomalie dans la gestion locale de l’eau. De fil en aiguille, aidé par des amis du village, ses investigations vont l’amener à mettre au jour une affaire de malversation, impliquant le maire, des élus locaux ainsi qu'une société étrangère dans un projet de construction immobilière sur une colline d'El Modena, restée préservée jusqu'alors. Dans le même temps, Ramona hésite sur son choix amoureux et revient vers Alfredo. La rivalité entre Kevin et Alfredo se cristallise à la fois autour de Ramona, enjeu de (re)conquête amoureuse, et de ce projet immobilier, autour duquel le village va se trouver divisé.

Ecrit en 1992, peu après la première publication du rapport du GIEC (1990), bien avant la recrudescence des typhons, tempêtes et autres dérèglements climatiques que nous vivons depuis plus de 20 ans, bien avant la prise de conscience de l'urgence à modifier nos modèles de consommation, Lisière du Pacifique constitue une projection particulièrement intéressante sur la manière dont un jeune auteur nord-américain imagine un avenir positif et décroissant au pays de tous les excès. Là encore plusieurs orientations émergent, rejoignant parfois celles de Camille Leboulanger dans notre analyse précédente.

1) La gestion et distribution de l'eau : K. S. Robinson anticipe l'épineuse question de la ressource en eau et de l'enjeu stratégique qu'elle représentera dans l'avenir pour d'innombrables pays, et pas nécessairement les plus chauds. Plus encore que le pétrole, l'eau apparaît dans Lisière du Pacifique comme l'or vital d'un Ouest américain en proie au réchauffement climatique et à des pénuries préoccupantes : « L’Ouest américain commence là où les précipitations annuelles tombent en dessous de vingt-cinq centimètres. (...). Par conséquent, poursuivit Oscar, une grande partie des États-Unis se définissait comme une civilisation du désert ; et comme toutes les civilisations du désert passées, elle risqua de s’effondrer lorsque ses systèmes d’eau commencèrent à se boucher. Actuellement, une soixantaine de millions de personnes vivent dans l’Ouest américain, là où l’approvisionnement naturel en eau pourrait subvenir aux besoins de deux ou trois millions seulement. Mais même les plus grands réservoirs s’envasent, et la majeure partie de l’Ouest, qui ne subsiste pas qu’en utilisant les eaux de surface, procéda à l’extraction de ses eaux souterraines comme si c’était du pétrole – des milliers d’années de précipitations accumulées, pompées hors sol en moins d’un siècle. Les grandes nappes aquifères se tarissaient et les réservoirs se vidaient un peu plus chaque jour ; tandis que les sécheresses, avec le réchauffement du climat, se faisaient de plus en plus fréquentes. La recherche d’eau devenait donc vitale." L'auteur fait cette projection trente ans avant que l'on vive les prémices de cette tension autour de l'eau, aujourd'hui en Europe, avec l'épuisement des aquifères souterrains dès la fin du printemps, les pompages d'eau massifs, l'accaparement de la ressource par l'agro-industrie, les batailles rangées autour des méga-bassines, ces immenses réserves artificielles d'eau, vouées à l'évaporation dans l'attente des besoins agricoles, et qui ne ruissellent plus vers les sous-sols et les rivières. "En 2030, 47% de la population mondiale vivra dans des zones de stress hydrique élevé. Plus de 5 milliards de personnes, soit 67% de la population mondiale, ne seront peut-être toujours pas raccordées aux systèmes d’assainissement en 2030." in L'eau dans un monde qui change. 3è Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau.

Un bon lieu pour vivre, demain, sera un lieu où l'eau ne sera plus gaspillée. Il nous appartient donc de préserver cette ressource vitale en l'économisant dans tous nos usages et notre consommation au quotidien : Puits partagés en milieu rural ; citernes pour la récupération des eaux de pluie, puits d'infiltration pour le drainage des averses vers les nappes phréatiques ; recyclage des eaux usées avant écoulement vers les canalisations urbaines ... les initiative sont nombreuses, les bonnes pratiques individuelles s'améliorent, mais les politiques industrielles sont encore peu créatives et incitatives en matière de recyclage domestique des eaux usées.

2) Eco-conception des habitats et auto-subsistance : Au sein de cette communauté de village, les maisons s'organisent en habitats autonomes, économes d'un point de vue énergétique, et le protagoniste, Kevin Clairborne, cherche les meilleurs compromis de construction artisanale de ses maisons : " Kevin vit des bâtiments sur lesquels il avait travaillé à un moment ou à un autre, une maison reflétant la lumière du soleil à partir d’auvents faits en gel-nuage et en thermobéton ; un garage transformé en chalet (...) Kevin essaya d’expliquer que les nuits d’hiver dans la région n’étaient ni si longues, ni si froides. Qu’il avait tendance à travailler de manière à laisser beaucoup d’espaces ouverts, et à faire des maisons qui fonctionnaient comme de petites fermes presque autonomes." 

Dans le roman de K.S. Robinson, les potagers sont partout, le jardinage est une pratique collective et quotidienne plusieurs mois dans l'année. N'est-ce là que la vision d'une néo-ruralité idéalisée par un écrivain dans les années 1990 ? Pas sûr, car son intuition, très forte, s'incarne aujourd'hui à travers de nombreuses initiatives, comme on peut le lire dans l'article "Pourquoi il est grand temps de quitter les villes" : "Permaculture et autosubsistance vivrière, chantiers participatifs et autoconstruction bioclimatique, épiceries sociales ambulantes et médiathèques villageoises itinérantes, fêtes locales et savoirs vernaculaires... sont clairement ici en ligne de mire. (...) Le triptyque habiter la terre, coopérer par le faire, autogérer de manière solidaire peut constituer la matrice d'une société écologique posturbaine. (...)". Guillaume Faburel, Professeur, chercheur à l'UMR Triangle, Université Lumière Lyon 2.

3) La démocratie participative. Dans Lisière du Pacifique comme dans Eutopia, on est frappé par la place et l'importance que prend le débat collectif autour des idées et des projets. Plus encore dans la fiction de K.S. Robinson, où une partie importante du récit se trouve consacrée aux recherches de Kevin et ses alliés pour tenter de percer le mystère de ce projet immobilier susceptible de dénaturer la colline de Rattlesnake, à leur solidarité idéologique, aux arguments avancés par les uns et autres en vue d'éclairer les votes des citoyens au niveau communal. C'est peut-être là quelque chose que nous avons perdu, nous qui habitons notre quartier et notre ville, parfois (souvent ?) de façon peu investie dans les associations et la vie locale : nous déléguons à d'autres le pouvoir de gouverner la cité ; alors que gouverner doit être un soin plus qu'un pouvoir : prendre soin de ses concitoyens, soigner son environnement, la qualité de vie de tous. Ces eutopies nous disent qu'il n'y a pas de "mieux-vivre ensemble" sans débat ni implication de chacun.e dans le care, le "prendre-soin" de nous et de nos conditions de vie en collectivité.



Une sélection d'articles pour en savoir plus sur ce livre :

On vous recommande la lecture de l'article de Julien Amic :
Pourquoi faut-il (re)lire « Lisière du Pacifique » en 2023 ?
En 1990, l’auteur américain Kim Stanley Robinson publie une utopie californienne futuriste figurant un système socio-économique juste et écoresponsable, et qui a su faire face au dérèglement climatique. Pour Julien Amic, rédacteur du site Les Carnets Dystopiques et chroniqueur régulier d’Usbek &…

"Lisière du Pacifique donne des raisons d’espérer, démontrant s’il est nécessaire de le faire encore, que la science-fiction reste plus que jamais la littérature des possibles. Trente trois ans après sa parution, à l’heure des sécheresses et incendies à répétition en Californie, il serait peut-être temps d’en explorer les pistes de toute urgence." In : Les critiques de Bifrost - Revue N°104

Lisière du Pacifique | Le Bélial’

"Lisière du Pacifique met en scène le vieux combat entre une politique dévoyée et les aspirations des citoyens, thème cher au cinéma de Sidney Lumet ou aux polars de Horace MacCoy. Rien n’est jamais gagné, et la lutte pour une vie meilleure doit se heurter en permanence à ce démon qu’est l’argent. Cet univers de roman noir est d’ailleurs aussi celui du livre, qui use des codes d’autres genres pour les mêler au sien, ne négligeant pas l’ambiguïté de ses héros et de leurs motivations. Kevin est engagé, mais son désir pour la petite amie du maire est-il totalement étranger à son combat ? Oscar est gagné aussi par le désenchantement, et Tom ne cherche-t-il pas autant à triompher du deuil et à redonner un sens à sa vie qu’à mettre à bas les manœuvres du maire ? On se passionne pour ces destins individuels autant que pour la cause qu’ils défendent…" In :

SF : Kim Stanley Robinson réenchante l’utopie
Dans “Lisière du Pacifique”, roman jusqu’ici inédit en France, l’auteur américain de la célèbre “Trilogie martienne” décrit avec minutie le combat entre les aspirations d’une communauté et des hommes d’État dévoyés. Entre polar politique et science-fiction utopiste.