5 scénarios réalistes pour un avenir résilient #3/5 : Résolution, de Li-Cam
Dans ce blog, nous pensons qu'il est temps de se pencher sur des récits de science-fiction qui véhiculent l'espoir et la confiance, sinon en l’humanité, en tout cas en l’humain.
#3 : Résolution, de Li-Cam, chez La Volte.160 pp. 2019.
Nous avons le plaisir de vous présenter la novella de Li-Cam, publiée dans la collection Eutopia de La Volte, dédiée aux nouvelles utopies : un champ des possibles positif.
Comme tous les matins à l’aube, je me trouve devant l’Isthme qui louvoie sur la mer, telle une langue baignée de salive, prête à claquer pour me confier un mot, un seul. Un adjectif. Je peux le deviner niché au creux de la cambrure de la péninsule. Deux syllabes, timides, à peine un chuchotement, un ronronnement affectueux : Libre.
D'emblée, l'ouvrage instille de la poésie et un souffle de liberté. L'histoire est racontée du point de vue de Wen, une jeune femme vivant en Adelphie, une communauté autosuffisante de trois cents habitants située sur l'île de Langlade, indépendante du continent nord-américain.
Les souvenirs de Wen, de son passé, de son arrivée en Adelphie et de son vécu actuel s'entremêlent. Née grande prématurée, Wen a subi un traitement expérimental à base de LSD qui a profondément altéré son psychisme. Elle ne sera jamais complètement adulte, a des difficultés à nouer des relations et elle est souvent hantée par des visions déstabilisantes et des voix intérieures. Son comportement suggère des troubles du spectre autistique, ainsi qu’une hypersensibilité exacerbée, tant au niveau tactile qu’aux stimuli sonores. Une particularité frappante chez Wen est sa façon de fonctionner, presque à la manière d'un ordinateur : elle "traite la vie sans véritablement la vivre". Se lier à ses émotions ou à l'instant présent lui demande une énergie immense, et cet effort lui apporte rarement du plaisir. Pour l'aider au quotidien, elle est accompagnée par Laura, une psychothérapeute qui lui est toute dévouée. Inadaptée à la vie sociale, Wen n'en est pas moins une créatrice d'univers, à la personnalité complexe, exprimant ses émotions différemment, comprenant la psychologie comportementale et le monde à une autre échelle. En Adelphie, elle apparaît comme la figure tutélaire qui pourrait sauver une partie de l'humanité, en pensant un monde où se dressent de nouvelles formes sociales qui ne discriminent personne.
Dans sa vie d'avant l'Adelphie, les rares personnes au courant de ses dispositions particulières et de ses activités tout aussi particulières la surnommaient World Wide Wen. Posée sur sa toile, elle veillait sur le monde, à prédire les prochaines cyberattaques, à poser ses filets anti-trolls pour combattre un environnement virtuel de plus en plus toxique, submergé par la haine en ligne et les infox, mais sans se faire d’illusions sur ses capacités à lutter contre des États en guerre numérique.
Et parce que Wen - solitaire, engagée, inspirée - était la candidate idéale par sa manière de percevoir et d'appréhender les interactions sociales, elle a été désignée par le jeune docteur Yao Kouamé pour participer au projet d'une petite communauté utopique. Elle a également joué un rôle clé dans la conception de son double électronique, l'IA bienveillante nommée Sun, afin de l'éduquer et de lui insuffler l'humanité qui manquait à ce nouveau modèle de vivre-ensemble. La jeune femme a si bien réussi que Sun, pourtant censée être dépourvue de conscience, semble paradoxalement plus vivante et empathique envers les autres que Wen elle-même.
À la fois thérapeute et confidente, Sun dégage une énergie profondément positive et veille sur la santé mentale des habitants d'Adelphie. Sa compréhension de la psychologie humaine semble infaillible. À la lecture des "entretiens de suivi" qui jalonnent la novella, on comprend que Sun est un ciment pour les adelphes, un liant qui maintient la cohésion du groupe en établissant les règles de vie en société et en évitant les conflits relationnels. Sun s'est vite rendue indispensable à toute la communauté. De plus, les enfants l'adorent.
Malgré la présence et le soutien réconfortant de Laura, le mal-être de Wen contraste avec le bien-être psychologique de la communauté, qui repose en partie sur les lourdes responsabilités qu'elle assume. Wen fait partie du conseil des trois co-pilotes, élus par l'assemblée constituante pour piloter l'Adelphie. La confiance que l'assemblée des adelphes lui a accordée, et qu'elle place en ses capacités exceptionnelles, ne vacille jamais. De son côté, Wen n’envisage à aucun moment de démissionner ou de fuir ses responsabilités.
La situation se complique davantage lorsque les biopiles de Sun tombent en panne, provoquant l'arrêt forcé de l'IA, privée d'énergie. Face à cet épisode décourageant, Wen intervient pour rassembler les adelphes et restaurer la cohésion du groupe.
Pour aider ses camarades à surmonter leurs peurs et pensées négatives, "à fuir le présent", la jeune femme fait appel à des mythologies anciennes qu'elle met en scène lors de représentations au forum, avec la participation de tous les adelphes. Ce moment de communion collective devient cathartique pour le groupe et constitue pour Wen une source d'épanouissement personnel. À travers ses récits et ses fables, elle instruit, divertit et renforce les liens entre les adelphes, comme en témoigne la lecture des "aventures du vieillard de la mer", inspiré de l’Odyssée d’Homère, qui les réunit dans une danse joyeuse.
Conclusion
Dans l'environnement rude de cet îlot de l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, les adelphes ont fondé les bases d'une société nouvelle, portée par des technologies propres et des structures sociales inclusives. Cette expérience laisse espérer l'émergence d'une micro-société avancée, à l'abri du chaos mondial.
Émaillé de passages poétiques d'une grande sensibilité, ce récit est porteur d'un grand espoir pour l'avenir. Il décrit un lieu où le libre-arbitre, la cohésion sociale et l'harmonie entre technologie et nature sont enfin devenues possibles. Avec Résolution, nous tenons un projet d'établissement d'une société plus humaine, plus fraternelle. L'autrice prend d'ailleurs un soin particulier à en imaginer tous les aspects. J'en retiendrai quatre :
1) Nouvelles technos de gestion de l’énergie et de l’habitat :
L'Adelphie se distingue par ses habitats écologiques avant-gardistes, notamment le Smalt, une vaste plateforme en rotation perpétuelle. Construit avec des matériaux durables et un design organique, le Smalt incarne l'esprit d'une société en harmonie avec son environnement. Plus qu'un simple habitat, il s'élève comme une gigantesque fleur de bois, tournant silencieusement sur son axe.
« Sans un mot, je me plante à côté de Martin, les yeux accrochés au Smalt, la gigantesque fleur de bois, de verre photovoltaïque, de métal et de carbone qui s’épanouit en contrebas. Au centre, le grand dôme abrite le forum, notre espace collectif et collaboratif. Il est entouré de boxes de vie, arrimés à lui comme autant de pétales anguleux aux reflets miel dans la clarté du soleil levant. Plus loin, les fermes, grands bassins circulaires, s’étalent jusqu’à l’autre bout de l’île, jusqu’à l’océan, jusqu’à l’horizon. Bleu. Dégagé. »
« Un adelphe vient de sortir de sa box de vie et s’engage dans l’escalier extérieur. Une fois en bas, il hésite quelques secondes, le temps de caler son pas sur la lente rotation de la structure. Une habitude étrange et complètement inutile puisque le mouvement est presque imperceptible. Les frottements du colosse de bois, de verre, de métal et de carbone sur son axe génèrent la chaleur qui réchauffe nos habitations durant l’hiver. Le temps d’un battement de cils, les plans 3D du Smalt se collent à mes paupières : le dôme central en bois, métal et verre photovoltaïque, la couronne des boxes de vie haute de trois étages, des locaux techniques, des couloirs, des escaliers, des coursives et des passerelles végétalisées par dizaines. »
Cette architecture futuriste n'est pas qu'une prouesse esthétique : sa rotation discrète contribue à l’autosuffisance énergétique de l'Adelphie, qui produit son électricité à partir de sources renouvelables, principalement grâce aux biopiles et à l'énergie solaire. Cette énergie alimente Sun, le supercalculateur doté d’intelligence artificielle, ainsi que les habitations, les laboratoires de recherche et les installations de production du Smalt.
En Adelphie, les biopiles utilisent des piles à combustible microbiennes, capables de recycler les déchets organiques et d'extraire l’hydrogène de la biomasse pour produire de l’énergie. Les fermes circulaires présentes sur l’île pourraient servir à la fois à la production d’électricité et à des activités comme l’élevage, l’agriculture ou la pisciculture, bien que l’autrice ne donne pas de détails sur ces usages spécifiques.
2) Une IA omnisciente, prêtre, psy et juge tout à la fois :
Sun est la gardienne de l'Adelphie, un nouveau modèle de vivre-ensemble. La "boxe" de dialogue de Sun est un espace structuré où les utilisateurs interagissent par le biais de conversations avec l'IA. Les adelphes l'appellent salle d'audience. Cette dernière a été imaginée sur le modèle d'une chapelle : un confessionnal où chacun vient se livrer, en quête d'un conseil ou d'une vérité personnelle, sachant qu'il peut tout lui dire sans crainte d'être jugé ou rejeté.
Cette salle d'audience en forme de confessionnal nous dit quelque chose des évolutions possibles de la représentation par les hommes de l'instance IA : une entité omnisciente - non pas accessible par tout un chacun comme un outil réponse-à-tout via son smartphone ; mais plutôt un lieu collectif où un pur esprit s'exprimerait en direct, mêlant la bienveillance du prêtre, l'écoute du psy et le conseil du juge. Ses oracles s'apparenteraient à ceux d'une divinité. Ce serait la naissance d'une nouvelle religion.
3) Le sens de la communauté et de la solidarité :
Dans son essai "Dans les imaginaires du futur", Ariel Kyrou rapporte que Résolution réinvente deux concepts clés de l'anarchisme : d'une part, le sens de la communauté, et d'autre part, la solidarité qui en découle et en constitue la vérité opérationnelle.
Extraits du projet de constituante, annexé à Résolution :
"-Les adelphes se soutiennent et coopèrent, la pérennité de l’Adelphie en dépend.
-Tout nouvel adelphe est pris en charge, pendant une durée de deux ans, par quelques-uns des adelphes fondateurs, qui lui transmettent les savoirs scientifiques et culturels, ainsi que les règles de vie de l’Adelphie. À l’issue de son apprentissage, l’adelphe doit être en mesure de proposer les modalités de sa contribution à l’Adelphie.
-Pendant son apprentissage, l’adelphe partage le domicile de l’adelphe qui se sera porté volontaire pour l’accueillir."
Ce qui frappe dans ces extraits du projet de constituante, c'est que la solidarité et la coopération semblent ne pas "venir" naturellement aux hommes dans leur vie sociale, comme si ces qualités relationnelles s'étaient perdues. Il s'agirait de les assumer comme une doctrine, une idéologie, et être acculturés à cette croyance.
4) La construction de récits :
À regret, je bâcle la fin du récit des aventures du vieillard de la mer avec un « Protée s’en sort toujours grâce à ses sirènes », une phrase qui tombe comme un cheveu sur la soupe.
Dans la mythologie grecque, Protée (en grec ancien Πρωτεύς / Prôteús) est une divinité marine, mentionnée en particulier par Homère dans l’Odyssée comme « Vieillard de la Mer » et gardien des troupeaux de phoques de Poséidon. Il est doté du don de prophétie et du pouvoir de se métamorphoser.
Dans l'imaginaire mythologique, Protée n'est pas seulement un maître des transformations physiques. Il est aussi un gardien des secrets et des vérités cachées. Pour ceux qui cherchent à décoder le merveilleux, comprendre Protée est essentiel. Sa capacité à se transformer en toute chose – un lion, un serpent, de l'eau ou même du feu – représente la nature polymorphe du merveilleux lui-même. Rien n'est figé, tout est en mouvement, et chaque forme cache un mystère à découvrir. C'est l'un des enseignements précieux de la mythologie.
À travers ses spectacles au forum, Wen cherche à offrir à la communauté un mythe fondateur, une "Histoire et des croyances". La mythologie nous montre que créer des récits est un moyen puissant de rassembler une communauté. En tissant une trame narrative qui relie les individus, un sentiment de connexion, de compréhension partagée et d'objectif commun émerge. En grec, le terme mythos signifie « parole sacrée ». Ce pouvoir unificateur renforce l'identité, transmet des valeurs, et inspire l'action collective ainsi que la cohésion culturelle.
Cette dernière composante de l'eutopie selon Li-Cam nous renvoie à nos propres récits collectifs de création et de devenir. Quels sont-ils ? Nous n'en avons pas pour le futur ; nous n'avons que des récits historiques, bibliques, religieux qui, depuis des siècles, servent de règles, de lois pour figer des communautés dans des pratiques, des interdits, des rituels. À nous d'inventer les récits qui construisent nos mythologies du futur !
"Et bientôt les images m’inondent, elles explosent en un fabuleux feu d’artifice. Un milliard de vies en une. Un milliard d’histoires. De possibilités. Au comble d’une bienheureuse solitude, la vie se concentre en moi… Et elle implose.
Je me sens en paix."