Quand la musique voyage dans le temps.

Quand la musique voyage dans le temps.
Cliquer sur le lien pour écouter : Interprétation de Time Machine pour orchestre

Le 2 octobre 2025, l'Auditorium de Bordeaux a accueilli un concert où science-fiction et musique symphonique se sont rencontrées. Au programme : Time Machine de Christian Lauba en ouverture, une œuvre contemporaine qui dialogue avec l'univers de H.G. Wells, suivie du Concerto pour deux pianos de Philip Glass — interprété par les sœurs Katia et Marielle Labèque —, et de la Symphonie n° 6, op. 60, de Dvořák.

Avec Time Machine, le compositeur français Christian Lauba (né en 1952) rend hommage au roman La Machine à explorer le temps (1895). Cette programmation proposait une progression nuancée du contemporain vers le romantisme. Le Concerto pour deux pianos (2015), spécialement écrit pour les sœurs Labèque — réputées pour leur énergie et leur complicité —, assurait la transition entre le minimalisme envoûtant de Glass et le lyrisme romantique de Dvořák.

Un moment bordelais

Créée le 1ᵉʳ décembre 2018 à Forbach par l'Orchestre des Concerts de Poche sous la direction de David Walter, Time Machine était reprise à Bordeaux par l'Orchestre National Bordeaux Aquitaine (ONBA), sous la direction de Sora Elisabeth Lee, dans un contexte particulier pour le compositeur.

"Je suis vraiment très ému de retrouver ces beaux musiciens, qui ont été mes collègues et sont désormais mes amis", confiait Christian Lauba à la presse. "J'ai hâte d'entendre ce que l'ONBA 2.0 fera de ma partition", ajoutait-il avant le concert. "Comme je les connais bien, je leur ai envoyé la partition un mois en avance afin qu'ils aient le temps de l'apprivoiser." *

Une machine temporelle sonore

Time Machine fonctionne comme "une véritable ouverture d'opéra, où tous les motifs mélodiques, rythmiques et dynamiques sont condensés pour donner l'illusion d'une machine spatio-temporelle emballée... une tornade emportant des objets sonores de toutes les époques", explique Christian Lauba.*

Dans le descriptif des œuvres remis au public**, le compositeur rapproche Time Machine et le "pot-pourri", forme illustrée par certaines ouvertures d'opéras comme La Femme silencieuse (1935) de Richard Strauss. Ces suites orchestrales, déjà pratiquées au XVIIIᵉ mais très en vogue au XIXᵉ siècle, juxtaposaient des mélodies connues dans un collage festif et éclatant. Il s'en inspire, mais transpose cette esthétique dans une ère de la science-fiction : au lieu de parcourir des airs d'opérette, Time Machine voyage à travers les courants musicaux néoclassiques, sériels et contemporains du XXᵉ siècle.

Lauba construit une narration temporelle où chaque référence musicale devient un point d'ancrage dans l'histoire du XXᵉ siècle. Il décrit son œuvre comme "une manière de « retour vers le futur » au gré d'un parcours — en apparence chaotique, mais en réalité savamment organisé — à travers divers moments de la musique du XXᵉ siècle, entre préfigurations et réitérations, complètes ou allusives." **

Que recèle cette machine temporelle sonore ? Les traits capricants du début, dans l'esprit de Richard Strauss, se transforment en éclats virtuoses proches de György Ligeti ; on y entend des suspensions trémulantes qui rappellent Pierre Boulez, des notes répétées évoquant les minimalistes américains, ainsi qu'une référence au mouvement spectral français des années 1970, représenté par Michaël Levinas, Gérard Grisey et Tristan Murail. ** Cette polyphonie des styles est emblématique de l'esthétique postmoderne.

Science-fiction et musique symphonique

Ce qui rend cette pièce particulièrement captivante pour les amateurs de science-fiction, c'est la manière dont Christian Lauba utilise le concept imaginé par H.G. Wells comme outil de composition. Le roman La Machine à explorer le temps, publié en 1895 à l'aube de la modernité industrielle, devient ici un principe structurant : il inspire au compositeur une transposition musicale où le temps sonore se déploie comme Wells avait réinventé le temps narratif. Plutôt que de raconter les aventures d'un voyageur temporel, Lauba marie télescopages et distorsions chronologiques, faisant du voyage dans le temps une licence poétique pour explorer les potentialités sonores de l'orchestre.

À l'écoute de Time Machine, une pulsation souterraine installe une atmosphère inquiétante et profondément immersive. Les ruptures brutales évoquent des sauts dans le temps, tandis que les textures orchestrales déploient un kaléidoscope d'ambiances futuristes, parfois angoissantes. La tension continue qui parcourt l'œuvre recrée cette instabilité propre aux récits de science-fiction, où le temps semble se fragmenter et se recomposer.

Chez Lauba, la science-fiction reste discrète. Nous sommes loin des paysages électroniques et des nappes ambient de groupes comme Carbon Based Lifeforms, FSOL ou The Orb, qui évoquent des voyages vers des planètes lointaines ; ici, la science-fiction sert de cadre conceptuel à la réflexion du compositeur sur la forme et le temps musicaux.

Si la science-fiction irrigue depuis longtemps le cinéma, la littérature ou encore les jeux vidéo, elle demeure une source d'inspiration plus rare — et souvent méconnue — dans le domaine de la musique symphonique. Quelques compositeurs s'y sont toutefois aventurés, comme le Suédois Karl-Birger Blomdahl avec son opéra Aniara (1959), inspiré du poème cosmique de Harry Martinson relatant l'errance d'un vaisseau spatial perdu dans l'immensité cosmique, ou l'Américain Tod Machover avec ses opéras technologiques tels que VALIS (1987), adapté du roman visionnaire de Philip K. Dick.

Time Machine témoigne de la fertilité du dialogue entre musique savante et culture populaire, entre avant-garde et tradition, entre forme classique et expérimentation contemporaine. Cette œuvre rappelle que la science-fiction n'est pas qu'une affaire de récits : c'est aussi une manière de penser le temps, de le manipuler, de le traverser. Et la preuve, s’il en fallait, que parfois les plus beaux voyages temporels se font… en musique.


Informations pratiques :

  • Christian Lauba, Time Machine
  • Création : Forbach, 1er décembre 2018, Orchestre des Concerts de Poche, dir. David Walter
  • Reprise : Bordeaux, 2 octobre 2025, Orchestre National Bordeaux Aquitaine, dir. Sora Elisabeth Lee
  • Durée : 14 minutes

Pour aller plus loin :

La femme silencieuse (Œuvre - Richard Strauss/Stefan Zweig)
La Femme silencieuse (Die schweigsame Frau), onzième des quinze opéras de Richard Strauss, apparaît…

Sources :

*Avec nos remerciements à Olivier Delaunay pour son article dans Sud-Ouest du 2 octobre 2025.

**Programme de salle de l'Opéra National de Bordeaux.