L'arcologie, modèle d'habitat de la ville durable ?
Une utopie architecturale
Réconcilier architecture et écologie : tel est l’enjeu de l’arcologie, un champ de recherche et de conception visant à créer des habitats humains denses mais à faible impact écologique. Popularisé par l’architecte italo-américain Paolo Soleri, le concept a été formalisé en 1969 dans son ouvrage Arcology: The City in the Image of Man. Il propose une vision holistique de la ville, alliant autosuffisance, optimisation des ressources et intégration écologique, pour répondre aux défis urbains et environnementaux.
Né en réaction à la « culture du jetable » et au « rêve américain » des années 1950 — amplifié par l’American Highway Act de 1956, qui a accéléré l’étalement urbain et la dépendance à l’automobile — Soleri rejetait l’obsolescence programmée et la consommation de masse, qu’il considérait comme des menaces pour la qualité, la durabilité et l’excellence artisanale.
Pour lui, l’arcologie devait incarner une alternative radicale : un écosystème urbain autonome, inspiré du modèle du paquebot, où toutes les fonctions (logement, travail, agriculture, loisirs, gestion des ressources) seraient regroupées dans un même volume architectural. Cette approche éliminerait les déplacements superflus et minimiserait l’empreinte écologique.
Bien qu’ayant collaboré avec Frank Lloyd Wright à Taliesin West, Soleri a rompu avec la vision de son mentor. Là où Wright imaginait Broadacre City, une ville horizontale et décentralisée renforçant l’étalement urbain, Soleri a théorisé une ville verticale et compacte. Ses structures tridimensionnelles intégraient toutes les fonctions urbaines, réduisant les gaspillages énergétiques et favorisant la résilience des communautés. Pour lui, la ville devait fonctionner comme un organisme vivant, en harmonie avec son environnement, et préfigurant ainsi l’urbanisme durable.
Principes clés
L'arcologie vise à réorganiser radicalement le paysage urbain pour soutenir les activités humaines et l'équilibre environnemental. Elle repose sur la densification et la construction verticale/tridimensionnelle pour optimiser l'utilisation de l'espace. Soleri notait que dans la ville traditionnelle, plus de 60 % du territoire urbain est consacré à l'automobile (routes et services). Cette approche vise à libérer la majeure partie du territoire extérieur (ecological envelope) pour l'agriculture et la nature. Soleri estimait que le développement en hauteur pourrait réduire l'empreinte au sol à seulement 2 % de la surface des villes actuelles, permettant ainsi de restituer 98 % des terres à leur fonction écologique. Théoriquement, cette densification extrême permettrait de loger une population équivalente à celle de la Terre sur une surface comparable à l'État de la Louisiane.
L'arcologie doit fonctionner comme un système intégré (Food & Energy Nexus), conjuguant autosuffisance et efficacité. Ceci inclut l'exploitation optimale des ressources (énergie solaire et éolienne), la gestion durable des déchets et la proximité de l'agriculture urbaine (serres, etc.) pour connecter les citoyens à la production alimentaire. Cette intégration permet de réduire drastiquement les besoins en transport et de créer des boucles de ressources locales et fermées.
Le modèle arcologique favorise un environnement piétonnier (Urban Scale as Human Scale) pour améliorer la sécurité, le sens de la communauté et la vitalité (Urban Effect). C'est ce que Soleri nommait le paradigme de la « complexité et de la miniaturisation » : tout comme un organisme biologique complexe doit être compact pour fonctionner, la ville doit se contracter pour favoriser les interactions. Cette échelle humaine, conséquence directe de la densification verticale, diminue la dépendance aux transports motorisés et renforce les liens sociaux. Les habitants peuvent accéder à tous les services essentiels à pied, recréant ainsi la proximité des villages traditionnels dans un cadre urbain dense.
Enfin, l'arcologie prône une efficacité incarnée (Embodied Efficiency) et une frugalité élégante (Elegant Frugality), visant à un mode de vie plus intelligent et moins gaspilleur, fondé sur la résilience et la sobriété. Il ne s'agit pas d'une austérité subie, mais d'une recherche consciente d'harmonie entre les besoins humains et les limites des ressources disponibles.
Dans la science-fiction
Un malentendu entoure souvent ce concept. Soleri l'a initiée comme une utopie — ou eutopie — en forme d'habitat social, dans un souci d'harmonie collective et d'équilibre écologique. Les auteurs de science-fiction, de leur côté, inversent souvent cette vision en présentant leurs formes d'habitat vertical ou clos comme des dystopies, même s'ils s'intéressent également à l'écosystème, aux conditions de vie et au vivre-ensemble. La démesure des habitats et les avancées technologiques débouchent sur des constructions souvent irréalisables avec nos moyens actuels.
Leurs personnages vivent avant tout des aventures, des découvertes ou des conflits dans des environnements dystopiques ou grandioses. Ces univers sont là pour nous faire rêver, frissonner et savourer le plaisir du récit. Accessoirement, ces œuvres nous font réfléchir et nous invitent à imaginer les conséquences humaines et sociales du vivre-ensemble dans un habitat fermé. Mais l'horizon reste narratif et spéculatif, rarement programmatique ou prescriptif.
Arcologies terrestres
Dans Les Monades urbaines de Robert Silverberg, l'humanité vit entassée dans d'immenses tours de mille étages hébergeant chacune plus de 800 000 habitants. Ces mégastructures forment de véritables villes verticales où tout est contrôlé, de l'espace vital aux relations personnelles. Cette organisation a dégagé une grande partie des terres pour les plantations et augmenté les ressources disponibles. Le roman n'est toutefois pas écrit dans une optique écologique ou arcologique. Il raconte les tensions et les dynamiques internes d'une société confinée, sans que ce type d'habitat nous apparaisse enviable. On y découvre plutôt une certaine aliénation, un conditionnement volontaire des groupes à l'autarcie. De ce point de vue, le récit semble proche de l'univers de Silo de Hugh Howey, même si la surface terrestre reste vivable chez Silverberg.
Avec I.G.H., J. G. Ballard décrit un gratte-ciel autosuffisant qui sombre en jungle sociale sous l’effet de la promiscuité et de l’isolement. Quant à Snow Crash de Neal Stephenson, il met en scène des Burbclaves : des enclaves suburbaines privatisées qui remplacent Los Angeles et fonctionnent comme des arcologies indépendantes, avec des répercussions sociales et relationnelles importantes. Cette fragmentation de la société en micro-États privés entraîne une perte de solidarité collective et une atomisation des relations humaines, chaque communauté devenant un monde clos, souvent isolé et autonome. Dans The Water Knife de Paolo Bacigalupi, le Sud-Ouest américain est ravagé par la sécheresse. Les élites se réfugient dans des villes-bulles tandis que les populations démunies tentent de survivre dans les anciennes cités plongées dans le chaos.
Il est impossible d'évoquer ce thème sans citer Oath of Fealty de Larry Niven et Jerry Pournelle. Le roman met en scène « Todos Santos », une gigantesque arcologie implantée dans un Los Angeles en déshérence. Contrairement à beaucoup de dystopies, l'arcologie y est présentée de manière ambigüe : fonctionnelle, sûre et économiquement puissante, mais surveillée et coupée du monde. C'est l'une des rares œuvres qui met directement en scène la confrontation sociale et politique entre la cité-immeuble de Soleri et la ville traditionnelle étalée qui l'entoure.
D'autres récits présentent des visions moins dystopiques. Chez Paul J. McAuley (Féerie), les humains vivent en marge des anciennes mégalopoles, dans des arcologies enrubannées, vastes conglomérats de complexes immobiliers, de parcs de loisirs et de centres commerciaux. David Brin (Existence) imagine d'immenses pyramides qui occultent la moitié du ciel et évoquent certains paysages urbains de Blade Runner, symboles de la grandeur de nouvelles superpuissances. Ces environnements possèdent leurs propres microclimats avec jungles suspendues, serres, systèmes d'irrigation, cultures hydroponiques et zones d'élevage.
Arcologies extraplanétaires
Sur d’autres planètes, les arcologies doivent s’adapter à des environnements hostiles. Dans La Grande Rivière du ciel de Gregory Benford, de gigantesques structures de colonisation interstellaire — désormais en ruines après l’attaque des mécas, ennemis implacables de l’humanité — servent de citadelles aux survivants. Autour d’elles, des bâtiments plus modestes abritent une cohabitation précaire, tandis que les machines omniprésentes ont asséché le climat et remodelé le paysage, transformant la planète en un désert industriel envahi d’installations automatisées.
Chez Peter F. Hamilton (Béni par un ange), des arcologies centenaires surplombent les cités humaines : "À une époque, durant les premières décennies qui ont suivi la construction de l'arcologie, les appartements des étages supérieurs étaient tous occupés et les centres commerciaux du cœur grouillaient d'activité, mais c'était il y a plus de sept siècles, juste après la Guerre contre l'Arpenteur, lorsque la population de Hanko avait été transférée sur Anagaska. Après la destruction terrible de leur monde natal, les gens étaient heureux de retrouver un tel confort. Une fois guérie du traumatisme du déracinement, la population avait préféré quitter la structure géante et couvrir le paysage de nouveaux faubourgs. Les maisons bâties le long de routes toutes neuves étaient plus spacieuses et agréables. On imaginait alors que la ville continuerait à s'étendre et à développer ses industries. Cependant, il fallait de l'argent pour cela, et Anagaska la lointaine attirait fort peu d'investisseurs. Pour le conseil de la ville, il était bien plus aisé et bon marché de rénover des sections de la structure originelle. Plus tard, cette philosophie avait cédé la place à une forme d'apathie et l'édifice tout entier avait commencé à se détériorer du sommet à la base. Aujourd'hui, cette ville-immeuble dans la ville n'est plus qu'un monument embarrassant, et personne ne semble en mesure de trouver une solution satisfaisante." (p.197, in NSO - Le Nouveau Space Opera)
Les fermes arcologiques s’implantent parfois sur des mondes où l’agriculture traditionnelle est impossible, comme dans Les Feux de Cibola de James S. A. Corey. L’écosystème local y étant impropre à la consommation, les colons dépendent presque entièrement des « produits du Dôme ». Dans Permanence de Karl Schroeder, d’immenses Redoutes, tout comme les cités-tours d’un kilomètre de hauteur — les arcologs — de L’Agonie de la lumière de George R. R. Martin, s’entourent de vastes zones de culture et d’élevage. Ces structures reflètent l’urbanisation de très grande ampleur propre aux civilisations technologiquement avancées. Elles sont conçues pour recréer un écosystème artificiel autosuffisant, souvent sous forme de dômes ou de tours gigantesques intégrant agriculture verticale, élevages et systèmes de recyclage des ressources.
Arcologies aquatiques
"Ils approchaient des Açores, mais il ne s'agissait pourtant pas d'une suite d'îles naturelles. Ils avaient sous les yeux de grandes plaques, plates-formes hexagonales de dix kilomètres de large, assemblées comme des puzzles pour former des structures flottantes et des archipels, et constituant des îles plus vastes dotées de côtes anguleuses, de péninsules, d'atolls et de baies. Il n'y avait pas deux plaques identiques. Sur celles vouées à l'agriculture, des fermes verticales montaient jusqu'aux nuages. D'autres étaient recouvertes de biomes clos, qui reproduisaient certains écosystèmes terrestres. Quelques-unes étaient remplies d'habitations à plusieurs étages, formant des arcologies respirant l'air, aussi prospères et urbaines que n'importe quelle conurbation installée à terre et que leur propre petit système météorologique suivait partout. On en voyait aussi quadrillées d'élégants panneaux solaires réfléchissants. Certaines avaient été transformées en complexes de loisirs, gravides de casinos et d'hôtels de tourisme." (Sous le vent d'acier, Alastair Reynolds)
Cette densité et cette verticalité des structures habitées ne sont pas sans conséquence : l'espace y vient rapidement à manquer et soulève la question d'un avenir confiné à dix mètres carrés par personne — sauf pour les couples ayant droit à deux pièces (Les Harmoniques célestes, Jean-Claude Dunyach).
La Face des eaux de Robert Silverberg imagine une humanité vivant sur des îles flottantes artificielles d'Hydros, une planète-océan. Les habitants cohabitent difficilement avec les Gillies, mammifères marins intelligents qui tolèrent à peine la présence humaine. Dans Un monde d'azur de Jack Vance, les descendants de bagnards survivent sur des îles flottantes d'une planète entièrement recouverte d'eau, confrontés aux Kragens, monstres marins semi-intelligents. Enfin, Neal Asher (L'Écorcheur) décrit une région insulaire sur Spatterjay, une planète océanique infestée de créatures marines, où une ville industrielle est dominée par une arcologie : une structure massive en plastibéton, semblable à un champignon gigantesque. La région est bordée de forêts et de cultures formant des motifs harmonieux autour de la ville.
Arcologies souterraines
Contrairement aux arcologies terrestres qui se bâtissent en hauteur, certains mondes créent des arcologies souterraines qui s'étendent dans la roche ou sous des terrains non cultivables, comme sur Luna (Champagne bleu, John Varley).
Silo, de Hugh Howey, dépeint une humanité réfugiée dans d’immenses silos souterrains de 144 étages, où des milliers de personnes vivent sans jamais revoir le monde extérieur. Ces arcologies hermétiques abritent des communautés entassées dans un environnement entièrement contrôlé, censé les protéger des dangers extérieurs — qu’ils soient environnementaux, biologiques ou idéologiques.
Dune de Frank Herbert transpose le concept sur Arrakis avec les sietchs, grottes ou complexes souterrains qui servent d'abris et de communautés aux Fremen pour échapper aux conditions climatiques extrêmes et mortelles de la surface d'Arrakis.
"Havre d'Ange flottait sur l'écran, énorme boule de nuages blancs et sales. Une face était criblée de dépressions là où les tornades de verglas sillonnaient le continent occidental inhabité, un endroit si épouvantable que personne n'avait pris la peine de lui donner un nom. Des projets étaient à l'étude pour y bâtir d'immenses arcologies souterraines, mais ce ne serait pas pour demain : pendant onze mois de l'année, déjà, tout séjour à l'ouest était littéralement impossible." (Acadie, Dave Hutchinson)
Arcologies spatiales
Ces structures rassemblent habitat, production alimentaire et recherche scientifique dans des environnements confinés, souvent modulaires et articulés sur plusieurs niveaux. La vie y est encadrée par des protocoles stricts visant à garantir l'autarcie et la survie en conditions extrêmes. Elles deviennent aussi des centres de pouvoir politique ou économique, chaque consortium disposant de sa propre arcologie et chaque financier d'un volume d'espace vierge qu'il peut façonner selon ses ambitions (Le jugement des oiseaux, Jean-Claude Dunyach).
Dans la fiction spatiale, les arcologies prennent la forme de vastes structures orbitales ou de vaisseaux gigantesques, comme dans Le Cycle de la Culture d'Iain M. Banks, ou de mondes-astéroïdes, à l'image d'Ast Faurès qui gravite autour d'une planète tellurique deux fois plus grande que la Terre et huit fois plus massive (La mécanique du talion, Laurent Genefort). Dans Suprématie, Laurent McAllister entrevoit le développement d'une mégastructure orbitale en forme d'anneau susceptible d'abriter des centaines de millions de personnes et de conférer le rang de métropole de l'Amas à ses bâtisseurs.
Si les mégastructures comme L’Anneau-Monde de Larry Niven sont souvent associées à cet imaginaire, elles s'opposent pourtant au principe de « miniaturisation » cher à Soleri. Là où l'arcologie cherche à condenser la ville pour sauver la nature, l'Anneau-Monde crée une surface habitable artificielle et démesurée. L'esprit de l'arcologie spatiale se retrouve davantage dans les Stations Stanford ou les Cylindres O'Neill, véritables mondes-clos reproduisant des écosystèmes entiers à l'intérieur de coques métalliques, comme on peut le voir dans la station Babylon 5.
Dans Rendez-vous à la Grande Porte de Frederik Pohl, le « peuple du voilier » désigne une espèce très avancée technologiquement qui vit à bord d’un immense vaisseau à voile solaire. Cet unique vaisseau, conçu comme une véritable arcologie spatiale, leur sert à la fois d’habitat fermé et d’engin de propulsion. Leur civilisation repose donc sur un modèle nomade où architecture autonome et navigation solaire ne font qu’un. Pohl y propose une vision originale du voyage spatial : non pas une flotte de vaisseaux, mais une seule structure communautaire, autosuffisante et écologique, qui fusionne habitat et exploration.
Les limites du modèle
Certains récits décrivent des cités-fourmilières. Dans Nano, Peter F. Hamilton imagine l'arcologie de Prezda, construite dans un amphithéâtre naturel à la tête d'une vallée. La façade donne l'impression qu'un immense pan de roche a été taillé et poli jusqu'à devenir un miroir incurvé : une falaise de cent mille fenêtres argentées où se reflètent montagnes et parcs luxuriants, l'image vibrant comme une vitre ondulante lorsqu'on s'en approche. Au pied de cette surface argentée, un dôme bas abrite centre commercial, activités économiques et espaces de loisirs, tandis que les cyberusines sont creusées dans la roche derrière la section résidentielle. L'arcologie tire son énergie d'un mélange d'hydroélectricité locale et de générateurs géothermiques alimentés par des puits plongeant à dix kilomètres sous la surface, soulignant à quel point cette cité-bâtiment pousse l'intégration technique à son paroxysme.
D'autres évoquent le passage du rêve à l'abandon : James S.A. Corey (La légion des souvenirs) décrit ainsi l'échec du mouvement Arcologie urbaine, dont il ne reste qu'un mur de onze kilomètres et vingt étages d'« espoir en décomposition » témoignant de l'abandon de structures gigantesques, laissées aux eaux montantes et au pillage.
La concentration extrême de population et l'autarcie radicale générées par ces structures peuvent engendrer isolement, contrôle social et méfiance généralisée. Chacun devient un ennemi potentiel dans certaines arcologies fictionnelles. Aux premiers temps de la colonisation, comme le rappelle Laurent Genefort dans Le continent déchiqueté, cette dynamique a mené à l'effondrement de structures entières, poussées au repli complet, où l'étranger n'était plus perçu que comme une menace de contamination, biologique ou idéologique. Ces tensions révèlent que l'arcologie n'est pas seulement une prouesse technique, mais aussi un modèle social fragile qui interroge la cohabitation et les dynamiques humaines dans des espaces clos. Pour les habitants de ces récits, la survie passe par des réalités contraignantes : consommer des protéines synthétiques et économiser un air strictement rationné devient une réalité quotidienne inévitable (Le monde blanc, Laurent Genefort).
Projets réels
La gestion des ressources, l'adaptation aux crises environnementales et la recherche d'un nouvel équilibre entre technologie, nature et société sont autant d'enjeux qui alimentent les réflexions autour de l'arcologie. Pourtant, les réalisations concrètes demeurent rares. Malgré l'intérêt qu'elle suscite, tant dans la théorie que dans la fiction, l'arcologie se heurte à des obstacles majeurs — complexité technique, coûts considérables et difficultés politiques.
Aucun courant architectural moderne n'a pleinement réalisé une arcologie au sens défini par Soleri. Trois traditions ont toutefois tenté d'en esquisser certains principes, principalement dans les années 1960 et 1970 :
- le mouvement des Mégastructures, son ancêtre direct ;
- le Métabolisme japonais, qui en a exploré des versions modulaires ;
- Arcosanti, unique tentative concrète, mais demeurée très partielle.
Arcosanti : l'expérimentation concrète
Arcosanti est une ville expérimentale imaginée par Paolo Soleri en 1970, située à 110 kilomètres au nord de Phoenix, en Arizona. Si les projets théoriques qu’il conçoit peuvent varier énormément en taille — allant de petits villages à des mégastructures pouvant atteindre 1 700 mètres de hauteur — Arcosanti adopte une approche beaucoup plus modeste. Soleri ne la voyait pas comme une ville modèle achevée, mais comme un « laboratoire urbain » destiné à tester le concept par un processus de vérification continu.
Bien qu’inachevée et n’abritant qu’une centaine de résidents permanents — loin des 5 000 prévus — elle concrétise plusieurs principes de l’arcologie. La hauteur n’y est pas l’objectif : les constructions se limitent à quelques niveaux et regroupent les habitats sur trois ou quatre étages, afin de privilégier la mixité des usages, la multifonctionnalité et l’efficacité énergétique.
L’ensemble est conçu selon les principes du design solaire passif, hérités de son précédent projet, Cosanti (1956), où il avait mis au point la technique du « coulage en limon » pour créer des structures bioclimatiques. À Arcosanti, l'élément clé est l'utilisation d'absides (demi-coupoles) orientées plein sud. Leur géométrie est calculée pour laisser entrer la lumière et la chaleur lorsque le soleil est bas (hiver) et créer des zones d'ombre protectrices lorsque le soleil est haut (été).
Si Arcosanti n’a pas atteint l’autosuffisance énergétique, elle a permis d’expérimenter, à petite échelle, une intégration structurelle de l’énergie dans la conception urbaine. Ces essais, même partiels, inspirent encore l’urbanisme durable contemporain, des écoquartiers aux prototypes de villes intelligentes. Malgré ses limites, Arcosanti est devenue un lieu de référence qui attire architectes, urbanistes et artistes du monde entier. (1)
Crystal Island (Russie)
Norman Foster a présenté Crystal Island comme « l'un des édifices les plus ambitieux au monde ». Le projet prend la forme d'un gigantesque cône de verre dans le ciel de Moscou. S'il voyait le jour, l'édifice offrirait près de 2,5 millions de mètres carrés pour une hauteur de 450 mètres. Il deviendrait la plus vaste structure jamais construite en termes de superficie. Foster le décrit comme « un paradigme d'urbanisme densifié, varié et durable », doté d'une « peau intelligente » qui joue le rôle de régulateur climatique. Ce concept de « ville dans la ville » devait rassembler des espaces d'exposition, un cinéma, des hôtels, des logements, des bureaux, des commerces et une école internationale pour 500 étudiants. Le projet a été annoncé avant la crise financière de 2008, puis suspendu. Il n'a jamais été concrétisé.
Masdar City (Émirats arabes unis)
Au Moyen-Orient, la ville durable de Masdar City, située près d'Abou Dabi, a rencontré un succès relatif. Conçue comme un pôle technologique et environnemental neutre en carbone, elle devait attirer étudiants, experts, entreprises innovantes et institutions éducatives du monde entier — à l'image du projet NEOM en Arabie saoudite. Son nom, Masdar (« la source », en arabe), symbolise son ambition : faire évoluer l'économie des Émirats, des ressources naturelles vers l'innovation et l'économie de la connaissance. Toutefois, le projet a été critiqué pour son coût élevé et son manque de vitalité sociale et économique. Bien qu'elle partage plusieurs principes avec les arcologies — densité, durabilité, efficacité énergétique —, Masdar City n'en est pas une au sens strict. Elle reste connectée à son environnement régional et ne vise pas l'autosuffisance complète. Elle sert plutôt de laboratoire urbain pour expérimenter les pratiques de durabilité. Initialement prévu en 2016, son achèvement a été repoussé à 2030, date à laquelle elle devrait accueillir 40 000 habitants. (2)
High-Tech contre Low-Tech
Une différence fondamentale mérite d'être soulignée : Masdar et Crystal Island sont des projets high-tech extrêmement onéreux, alors que Soleri prônait une frugalité reposant sur le low-tech (béton, céramique, solaire passif). Le contraste entre la haute technologie des projets modernes et la philosophie low-tech de Soleri oppose deux visions : l'une fondée sur la performance coûteuse des équipements, l'autre sur l'intelligence sobre de la structure. Cette tension révèle un enjeu central de l'urbanisme durable contemporain : la technologie doit-elle être sophistiquée et énergivore pour être efficace, ou peut-elle s'appuyer sur des solutions plus simples et économes ?
Conclusion
L’arcologie peut-elle offrir un modèle d’habitat pour la ville durable ? Les éléments disponibles invitent à une réponse nuancée. Portées par un imaginaire oscillant entre utopie écologique et dystopie sociale, les arcologies portent en elles un paradoxe majeur : elles promettent à la fois harmonie écologique et contrôle total, vie communautaire et enfermement, autonomie libératrice et dépendance à un système fermé. Elles questionnent nos choix face aux crises environnementales et à la surpopulation urbaine.
Les projets réels — de Crystal Island à Masdar City — se sont tous heurtés aux mêmes obstacles. Les financements colossaux, les résistances politiques et l'acceptation sociale limitée ont empêché leur pleine réalisation. Comme modèle complet et autonome, l'arcologie s'est révélée impraticable à grande échelle.
Face à l'urgence climatique et à l'étalement urbain galopant, les principes fondamentaux de l'arcologie — densification, optimisation des ressources, autonomie locale — s'infiltrent progressivement dans la planification urbaine contemporaine. Les villes intelligentes, les écoquartiers et l'architecture écologique empruntent ses idées sans adopter son modèle radical. Cependant, Soleri lui-même se montrait critique envers ce qu'il appelait une « réforme » superficielle (panneaux solaires sur des pavillons, voitures hybrides), qualifiant ces efforts de « forme de mal meilleure » (better kind of wrong) car ils perpétuent la structure même de l'étalement et de l'hyperconsommation.
Pourtant, l'arcologie n'a pas échoué en tant qu'idée. C'est dans la science-fiction que le concept révèle sa véritable nature, non comme une solution technique miracle, mais comme un miroir de nos angoisses et de nos aspirations. Les récits nous mettent en garde contre la paranoïa, l'isolement et le repli sur soi qui guettent ces environnements clos. Ils nous interrogent sur notre capacité à préserver notre humanité dans des espaces contraints.
Paradoxalement, c'est peut-être hors de la Terre que l'arcologie trouvera sa pleine application. Si colonisation de Mars il y a, les villes souterraines et les fermes arcologiques y seront indispensables, de même que l'utilisation des ressources locales et une sobriété forcée. L'environnement hostile de la planète rouge — absence d'atmosphère respirable, radiations intenses, températures extrêmes — impose des habitats totalement autonomes et hermétiques. Les principes de Soleri, irréalisables ou jugés trop contraignants sur Terre, deviennent alors une nécessité de survie. L'arcologie martienne ne serait plus un choix philosophique ou écologique, mais une contrainte technique incontournable pour permettre l'existence humaine dans un milieu radicalement inhospitalier.
Au XXIᵉ siècle, alors que les mégapoles s'étendent et que les ressources se raréfient, la question n'est plus de savoir si nous construirons des arcologies au sens strict de Soleri. Il s'agit plutôt de déterminer quelle part de densité, d'autosuffisance et d'autonomie collective nous sommes prêts à accepter pour construire des villes vraiment durables. L'idée de vivre dans ces « vaisseaux géants » que Soleri appelait de ses vœux laisse place à une volonté d'imaginer d'autres formes d'urbanisme durable, moins spectaculaires mais sans doute plus vivables et socialement acceptables — tout au moins sur Terre.
Sources :
Si vous voulez en savoir plus sur Paolo Soleri :

