Vers des futurs radieux

« Découvrons des écrivains qui voient clair dans notre société sinistrée par la peur et ses technologies obsessionnelles, qui envisagent d'autres façons d'être. Des écrivains qui envisagent même de réelles fondations pour l'espoir. » Ursula K. Le Guin
Ce sont des îles lointaines, des cités perdues où règne l’harmonie.
Ne cherchez pas ces lieux sur les cartes : ils n’existent pas. La Renaissance voit l’émergence d’un genre littéraire et philosophique qui consiste à décrire des utopies. Le mot et la chose ont été créés par le philosophe anglais Thomas More (1478-1535). Son ouvrage Utopia (1516) nous convie à un voyage vers l’île d’Utopia, un lieu inspiré par les découvertes du Nouveau Monde à l’époque de Christophe Colomb. Éloge de l’humanisme, l’auteur invite à observer l’Ancien Monde depuis cette île imaginaire. Sur cette dernière, les contraires sont réconciliés : nature et raison, mais aussi sauvagerie et artifice. Thomas More se livre à une féroce dénonciation des mœurs : intolérance religieuse, injustices..., et à une description d’un monde idéalisé, où la propriété privée serait inconnue. Véritable texte ésotérique, Utopia dissimule une réflexion sur la meilleure forme de constitution politique et une satire sociale.
« L'Utopie est l'un de ces écrits versatiles, à la fois sérieux et facétieux, qui présentent un autre visage à chaque nouvelle génération et qui répondent différemment aux questions qui leur sont adressées. » (1)
Son auteur joue sur l'étymologie grecque pour désigner l'île d'Utopie comme un lieu à la fois "inexistant et idéal". Le terme utopia combine ou- (οὐ, « non » ou « nulle part ») et topos (τόπος, « lieu »), soit « lieu qui n'existe pas ». Dans l'édition originale en latin, il introduit aussi eutopia, dérivé de eu- (εὖ, « bon ») et topos, qui signifie « bon lieu ». En anglais, "Utopia" et "Eutopia" se prononcent de manière identique, ce qui a entraîné une confusion entre les deux termes. Seul le mot "Utopia" a véritablement traversé les siècles, mais les deux notions restent complémentaires pour comprendre l'originalité de l’œuvre de More. "Utopia" désigne un lieu imaginaire et fictif, tandis que "Eutopia" renvoie à un projet d’organisation rationnelle d’une société idéale, où l’humanité atteint son apogée, les conflits disparaissent, la justice sociale et une "sociabilité améliorée" dominent... bref, "le lieu du meilleur". À Utopia, nous découvrons la cité idéale, géométrique, qui doit également refléter l'idéalité sociale.
De l'utopie à la dystopie
Un siècle plus tard, en 1627, paraît de manière posthume La nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1561-1626)... C'est aussi un conte philosophique qui décrit une île idéale, un pays inconnu et merveilleux. Mais là où Thomas More parle d'un peuple heureux grâce à ses choix politiques, Bacon théorise, pour la première fois, le bonheur du genre humain grâce à l'application systématique de la science, dans tous les domaines. Dès sa parution, des éditions sont disponibles dans pratiquement tous les pays industrialisés ou en voie de l’être.
Au XVIIᵉ siècle, le progrès des sciences marque l'essor de la méthode scientifique, avec des figures comme Galilée, Descartes et Newton, et des avancées majeures en astronomie, physique, et médecine, inaugurant l'ère moderne des sciences.
Progressivement, l’imaginaire collectif délaisse l’idéalisation d’un Âge d’or situé dans le passé ou dans des lieux inaccessibles, pour se tourner vers l’avenir. C'est notamment le cas dans L'An 2440 de Louis-Sébastien Mercier (1771), considéré comme le premier roman d'anticipation. Cette œuvre visionnaire dépeint un Paris futuriste, débarrassé des inégalités, des superstitions et des abus de pouvoir. À travers un rêve utopique, Mercier critique la société de son époque tout en esquissant un modèle de progrès fondé sur la raison, la justice sociale et une organisation politique éclairée.
L'idée de progrès humain est une des idées fondamentales du siècle des Lumières. En faisant miroiter loin sur la ligne du temps une utopie crédible et attractive, elle faisait qu’on retroussait les manches et, surtout, elle donnait l’envie d’avancer ensemble. En somme, croire au progrès, c’était accepter de sacrifier du présent personnel pour fabriquer du futur collectif. (2)
Le mythe du progrès a accompagné tout l'essor de la modernité. Cependant, au 20ᵉ siècle, l'idée selon laquelle progrès humain et progrès matériel définissent ensemble le niveau de civilisation a perdu sa cohérence. Ce siècle a été marqué par une désillusion profonde et la prise de conscience que le progrès des sociétés humaines n'est ni inévitable ni linéaire.
Les utopies ont progressivement cédé la place aux dystopies, un terme issu du grec dus ("difficulté, malheur") et topos ("lieu"), conçu pour s’opposer au concept d’utopie. Plus qu’une simple utopie devenue cauchemardesque, la dystopie se présente comme une critique des utopies idéologiques, souvent utilisées pour justifier des régimes totalitaires. Ainsi, le régime nazi s’appuyait sur une utopie suprémaciste raciale, tandis que l’URSS reposait sur une utopie communiste.
Gregory Claeys, dans Dystopia: A Natural History, ne considère pas l’utopie et la dystopie comme des opposés, mais comme les deux pôles d’un continuum de sociabilité. L’utopie propose une société idéale où l’identité de groupe renforce l’harmonie et le bien-être collectif. À l’inverse, la dystopie illustre une société où cette même identité de groupe, poussée à son paroxysme, engendre oppression, perte de liberté individuelle et conditions de vie intolérables. Cette perspective éclaire la manière dont des idéaux collectifs, selon leur mise en œuvre, peuvent aboutir aussi bien à des sociétés idéales qu'à des régimes oppressifs.
Si la dystopie est souvent perçue comme une « contre-utopie » ou une utopie dévoyée, renversant les idéaux qu’elle incarne, Gregory Claeys propose une analyse plus nuancée.
« Les utopies littéraires décrivent parfois des utopies en déclin. L’exemple majeur en est 1984 de George Orwell, paru en 1949. C’est une satire du stalinisme et non, comme on le croit souvent, du socialisme en général, car Orwell est demeuré un socialiste convaincu jusqu’à sa mort en 1950. Mais nombre de dystopies, et notamment celles recouvrant du genre post-apocalyptique devenu si populaire depuis quelques décennies, dépeignent des sociétés à l’agonie, où une poignée de survivants, auxquels les lecteurs sont encouragés à s’identifier, tentent de tenir le coup. Souvent, une analyse de fond des causes de ce déclin est absente de l’œuvre, ou présente sous forme de maigres allusions. La route de Cormac McCarthy (2006) constitue ici un exemple type, tandis que Station Eleven (2014) d’Emily St John Mandel offre un récit en temps de pandémie qui ne manquera pas de parler aux lecteurs et lectrices en 2021.
Les concepts d’utopie et de dystopie entretiennent cependant une relation complexe. Les utopies, qu’elles soient littéraires ou idéologiques, ne dégénèrent pas toutes en dystopie. Les dystopies ne sont pas toujours des utopies ratées. Les utopies possèdent parfois des éléments dystopiques, pour l’ensemble du groupe ou pour une fraction de la population, lorsque le régime repose sur l’exploitation de ce groupe au bénéfice des autres (ce qu’illustre, dans 1984, la dichotomie entre les membres du Parti intérieur et les prolétaires). A contrario, les dystopies peuvent contenir des éléments utopiques dans la mesure où certains espaces fonctionnent comme des refuges face à une société dystopique dans son ensemble. On peut citer à ce titre l’exemple de la Réserve à sauvages dans Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), repoussoir des îles où les dissidents sont condamnés à l’exil. En vérité, depuis Platon, tous les écrits utopistes s’inscrivent consciemment dans cette vaste tradition littéraire, pour dialoguer avec elle de façon critique. On trouve ainsi chez More des échos de la République, de Sparte et de la tradition chrétienne. Idem chez Edward Bellamy (Cent ans après ou l’An 2000, 1888), qui cite Thomas Carlyle, Auguste Comte, le socialisme et, là encore, le christianisme. Bellamy et Platon ont ensuite influencé H.G. Wells, qui sera lui-même intégré aux écrits d’Orwell. Ce dernier s’inspire également du socialisme, tandis que Huxley intègre des éléments du bolchevisme et de l’eugénisme à son œuvre. » Gregory Claeys (3)
Le temps des catastrophes
Du XXᵉ au XXIᵉ siècle, deux guerres mondiales et plusieurs catastrophes industrielles majeures ont profondément marqué l’histoire. Autrefois synonyme d’amélioration, l’idée de progrès suscite désormais une certaine ambivalence, chaque avancée technique entraînant des conséquences imprévisibles.
Le long règne du capitalisme et du consumérisme de masse s’appuie sur un idéal utopique, celui de la prospérité universelle, but inaccessible s’il en est, dans la mesure où les ressources de notre planète ne sont pas adaptées à un nombre indéterminé d’êtres humains. Un état des lieux réaliste de notre situation environnementale révèle qu'à partir du milieu du 20ᵉ siècle, nous sommes entrés dans une ère de réchauffement climatique sans précédent. Les activités humaines détruisent les écosystèmes et la biodiversité, et le sentiment d'habiter un "lieu en mauvais état" se répand. Dans le même temps, de nouvelles innovations technologiques — telles que l'intelligence artificielle, les robots humanoïdes et les constellations de satellites — émergent, souvent sans contrôle.
"La température aura sans doute augmenté de 3°C d’ici 2050, ce qui entraînera l’extinction de nombreuses formes de vie sur terre, y compris, très probablement, l’humanité. Nous sommes donc confrontés au pire scénario dystopique jamais envisagé, même si un sentiment d’angoisse assez semblable existait déjà au mitan du XXe siècle, lorsque l’on imaginait ce que serait la vie au lendemain d’une guerre nucléaire totale. Il est cependant possible d’envisager une solution d’ordre utopique à cette catastrophe écologique extrême, gravitant autour d’un ensemble d’idéaux tels que le développement durable, la consommation raisonnée et le contrôle de l’expansion démographique. Un tel « état stationnaire » pourrait compenser la baisse de la consommation individuelle par de nouvelles formes de sociabilité civique, par exemple un salaire minimum universel, et autres mesures destinées à faire passer la pilule de la décroissance. C’est un défi de taille, mais qui est à mon sens la seule alternative possible au terrible destin qui nous attend à court terme." Gregory Claeys (3)
Le monde se trouve-il à la croisée des chemins ?
Adam Frank, astrophysicien à l'Université de Rochester, a commencé à évaluer les différents scénarios possibles pour notre planète. Il s'est appuyé sur les connaissances que nous avons des mondes en dehors de notre système solaire qui pourraient abriter la vie. Si les modèles mathématiques sont assez simples, trois grands scénarios émergent, qu'Adam Frank décrit dans un nouveau livre intitulé Light of the Stars. Le premier scénario est l'« atterrissage en douceur », dans lequel une civilisation et sa planète passent doucement à un nouvel état stable. Le second s'intitule « mourir ». Dans ce dernier, les conditions environnementales d'une planète se dégradent et les populations chutent précipitamment, mais semblent survivre. « Il est difficile de savoir si une civilisation technologique pourrait survivre en perdant près de 70 % de sa population » explique Frank. Et il y a un troisième scénario : l'effondrement. « La population augmente, la planète se « réchauffe » et, à un moment donné, la population s'effondre à zéro », explique Frank. « Nous avons même trouvé des solutions dans lesquelles l'effondrement pourrait se produire après que la population a changé d'une source d'énergie à fort impact - les combustibles fossiles - à une énergie solaire à impact plus faible. » (4)
Sources :
(1) In : Thomas More (trad. Robert M. Adams), Utopia, New York, W. W. Norton & Co, coll. « Norton Critical Editions », 2011. Ce sont les premiers mots de la Préface signée par Robert M. Adams.
(2) In : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-conversation-scientifique/doit-on-reveiller-l-idee-de-progres-3255660
(3) In : https://laviedesidees.fr/Entretien-avec-Gregory-Claeys
(4) In : https://www.nationalgeographic.fr/environnement/on-parle-du-changement-climatique-depuis-plus-de-30-ans-pourquoi-navons-nous-rien-fait
Après 2024, 2025 sera-t-elle l’année de la dystopie ?
La réalité a-t-elle dépassé la fiction ? Vit-on dans un monde dystopique, digne de 1984 de George Orwell ? Pour Ariel Kyrou, c’est non. On ne vit pas encore dans une dystopie. Par contre, on en a bien la sensation et c’est à cause de notre sentiment de ne pas maîtriser les événements. Nous avons l’impression d'être de plus en plus démunis face au climat, à la vie politique ou encore face à la vérité. C’est ce sentiment d’impuissance qui nous rappelle les mondes dystopiques de Huxley ou Orwell.

« L'utopie comme la dystopie sont des archétypes, c'est à dire des idéaux qui n'existent pas. On ne vit pas au sens propre dans l'utopie ou la dystopie. » Ariel Kyrou
Ouvrons les champs du possible
Les récits de science-fiction créent des passerelles entre notre monde actuel et celui de demain. Qu'ils dessinent des utopies, des dystopies ou s’inscrivent dans une science-fiction positive comme le solarpunk, ils questionnent les trajectoires collectives et les dynamiques de transformation sociale. Qu’il s’agisse d’un « atterrissage en douceur » permettant à une civilisation et à sa planète de trouver un nouvel équilibre, ou d’horizons plus incertains, ces récits invitent à repenser nos liens avec la technologie, la nature et la société. Certains encouragent à préserver notre humanité, tandis que d’autres semblent l’en éloigner. Dans un monde en perte de repères, où l’émerveillement paraît futile, ces histoires nourrissent l’imaginaire et renouvèlent notre regard sur le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité, la pollution et l’accumulation des déchets.
Dans ce blog, nous croyons qu'il existe de nombreuses initiatives et mouvements qui peuvent apporter des changements positifs. Ainsi, nous pensons qu'il est temps de se pencher sur le courant du solarpunk et sur les récits d'eutopies souhaitables, car ces narrations ont le mérite de projeter des visions d’avenir résilient, sans prétendre instaurer une société parfaite ou le bonheur pour tous.
Dossier et point de vue :

Dossier publié via les Actualités du site

Point de vue
"Il n'y a plus de vision utopique du monde à venir. Les seules utopies que nous avons sont de nature technique, du genre : homme augmenté, post-humain, quand les ordinateurs penseront tout seul, etc. Aucune n'est politique. C'est extraordinaire quand on y pense." Marcel Gauchet. In : Comprendre le malheur français.

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