Oryx et Crake, de Margaret Atwood

Oryx et Crake, de Margaret Atwood
@ inconnu

Margaret Atwood excelle dans l'art d'ausculter notre monde à travers le prisme du futur. Après La Servante écarlate, qui extrapolait les dérives totalitaires et patriarcales, Oryx et Crake s'aventure sur un autre terrain, celui du transhumanisme et des folies biotechnologiques.

Le Dernier Homme (Oryx and Crake, 2003) constitue le premier volet de la Trilogie MaddAddam, suivi de Le Temps du déluge (2009) et MaddAddam (2013). Son titre français, riche en références, oriente d’emblée la lecture du roman. Il évoque Le Dernier Homme de Mary Shelley (1826), où une pandémie laisse un unique survivant errer dans un monde déserté, et rappelle Nietzsche, pour qui le "dernier homme" désigne un être résigné, préférant la routine à la quête de dépassement. Dans Oryx et Crake, cette idée s’incarne en Snowman, spectateur d’un monde anéanti, témoin du remplacement de l’humanité par une espèce "réinventée".

Un être étrange, presque le dernier des hommes, dont l'esprit vacille, cherche en vain le sens des mots et le fil de ses pensées.

L'héritage de Crake

Nous découvrons un monde ravagé en suivant une sorte de Robinson Crusoé post-apocalyptique. Snowman est désespérément seul - autour de lui, il ne reste que des ruines envahies par la végétation et les silhouettes sombres des tours offshore qui émergent comme irréelles du rose et du bleu pâle du lagon. Sur la terre ferme, les créatures hybrides qui hantent ce nouveau jardin tropical incarnent désormais l'ordre naturel.

Autrefois Jimmy, il se fait appeler Snowman par les Crakers, des humanoïdes génétiquement modifiés, conçus pour succéder à une humanité jugée trop chaotique pour perdurer. Leur simplicité, leur absence de violence, leur mode de vie dénué d’ambition ou de domination les distinguent radicalement de leurs créateurs disparus. Ils évoluent avec naturel, un naturel total. Noires, jaunes, blanches, basanées, leurs peaux sont de toutes les couleurs possibles. Chaque individu est d’une beauté exquise. Pour les enfants dont la peau épaisse ne craint pas les ultraviolets, Snowman incarne une créature de l’ombre, du crépuscule.

La nuit, Snowman se perche sur un arbre pour y dormir, à l'abri des créatures issues des expérimentations biotechnologiques du passé qui grouillent dans les ruines : louchiens, porcons, malchatons, charaignées, serprats… Un bestiaire cauchemardesque, dangereusement attiré par la chair humaine et le sang frais, tout comme les moustiques qui le harcèlent.

Une dystopie génétiquement modifiée

Les allers-retours entre passé et présent rythment le récit. L'histoire est construite avec une logique imparable, où chaque élément met en lumière les inégalités et les dérives contemporaines : fracture sociale et territoriale, élitisme, omniprésence d'Internet et de la pornographie, alcool et drogues, dictature du divertissement… La narration, d'une neutralité distanciée, expose les faits, laissant aux personnages le soin d'exprimer leurs sentiments et opinions. Quant à la morale, si tant est qu'il y en ait une, elle se résume à une vérité simple : chacun lutte pour survivre.

Margaret Atwood ne se borne pas à décrire un monde post-apocalyptique ; elle en remonte le fil, révélant les structures qui l'ont rendu inévitable. L’humanité d’avant le désastre était divisée en deux sphères hermétiques : d’un côté, les élites scientifiques vivant dans des enclaves ultra-sécurisées appelées les « Compounds », centres de recherche détenus par des multinationales biotechnologiques ; de l’autre, les « Pléblands », territoires en déshérence où s’entassait une population reléguée à la misère et à la consommation effrénée de produits dérivés des avancées scientifiques des premiers.

Les Compounds enferment leurs chercheurs dans une bulle où la morale se dissout sous la pression du profit. La société dépeinte par Atwood ne fonctionne plus sur un modèle politique, mais sur la logique froide du marché : chaque avancée génétique doit rapporter, chaque manipulation biologique doit générer un retour sur investissement. Les laboratoires ne créent pas pour améliorer le sort de l’humanité, mais pour lui vendre des solutions aux problèmes qu’ils ont eux-mêmes engendrés.

Le triangle tragique : Jimmy, Crake et Oryx

Au cœur de cette mécanique tragique, trois figures : Jimmy, Crake et Oryx. Jimmy, fils d’un chercheur carriériste et d’une mère révoltée contre le système, traverse l’existence en spectateur désabusé, partagé entre cynisme et nostalgie. Crake, génie glacé, incarne la science dénuée d’émotion, persuadé que la seule issue pour l’humanité est son remplacement par une espèce supérieure. Quant à Oryx, figure énigmatique, elle traverse le récit comme une ombre insaisissable, incarnation d’un monde où tout – jusqu’aux êtres humains – se marchande.

Derrière les émissions et jeux vidéo malsains que Crake et Jimmy, adolescents, adoraient visionner en ligne pendant leur temps libre, se cachait un désir latent de comprendre les excès du comportement humain afin de le dominer. Crake ne se laisse impressionner par rien. Froid et calculateur, il est totalement détaché des émotions qui animent la plupart des gens. Il observe ces dérives avec un regard clinique. Moins brillant, Jimmy, poussé par la solitude et la curiosité, se laisse entraîner dans l'ombre de son ami. Mais ce qu’ils découvrent ensemble conduit Crake sur une voie aussi radicale que périlleuse.

L'arrivée d'Oryx transforme cette complicité intellectuelle. Femme-objet devenue femme-mystère, elle cristallise toutes les contradictions de leur monde qui a fait de l'exploitation sa norme. L'affection que Jimmy porte à Crake se mue en rivalité ambiguë au sein d'un triangle amoureux, dont Oryx est le fragile pivot. Mais leur relation atteint son apogée lorsque Crake dévoile son projet ultime : anéantir l'humanité pour céder la place aux Crakers, un pari sur l'avenir même de la vie.

Entre menaces et renouveau

Publié en 2003, Oryx et Crake semble prophétique. L'auteure y entrevoit la montée en puissance des géants de la biotechnologie, la manipulation génétique sans régulation, la marchandisation du vivant, l’isolement croissant des élites scientifiques, la fracture sociale irrémédiable entre privilégiés et relégués. Crises sanitaires, ambitions transhumanistes et avancées biotechnologiques contemporaines confirment l’acuité de cette dystopie, qui ne relève plus tant de l’anticipation que du compte à rebours.

À force de manipulations génétiques pour maximiser les rendements, les laboratoires de BioIncs engendrent des créatures aberrantes, tel le CoqOTop, un poulet sans tête doté d'un nombre accru de parties consommables. Les modifications hasardeuses des cultures provoquent également des désastres, comme ce « microbe amateur d'asphalte » qui réduit plusieurs autoroutes en pistes sableuses et oblige les autorités à instaurer un cordon sanitaire.

Comme le dit l'auteure, son roman n'est pas de la science-fiction mais de la fiction spéculative car il ne traite pas de "choses qui n'ont pas encore été inventées". D'une plume acérée, Margaret Atwood dépasse le constat d'une société en déclin. Son humour noir et son regard lucide font de cette fresque apocalyptique la genèse d'un nouvel Éden. Après l'apothéose technologique, ce retour à une forme de primitivisme n'inspire pas le désespoir : après nous, d'autres espèces poursuivront leur évolution.