L'influence de la SF sur la théorie de l’abondance.

L'influence de la SF sur la théorie de l’abondance.
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Imaginez une société où la plupart des tâches sont accomplies par des machines, laissant aux êtres humains le temps de se consacrer principalement à des activités agréables et éducatives. Dans cette société idéale, tout le monde bénéficie d'une abondance matérielle grâce à des technologies avancées de transformation de la matière, permettant de créer tout ce dont les citoyens ont besoin à partir de ressources brutes. Les notions de rareté et de besoins économiques sont largement obsolètes, ce qui permet aux individus de se consacrer à leurs propres intérêts personnels. Contrairement aux sociétés capitalistes contemporaines, cette société n'a pas de marché tel que nous le connaissons. Cette civilisation se construit pour durer. Vous avez probablement reconnu dans cette description " La Culture", la civilisation interstellaire en partie humaine du vaste space opera de Iain Banks.

Le post-scarcity est un concept où la rareté (scarcity) disparaît grâce à des biens et services extrêmement bon marché ou gratuits. Pour atteindre cette post-rareté, les ressources doivent être très abondantes ou illimitées. Parmi les méthodes proposées pour maintenir des niveaux de ressources élevés, on cite les assembleurs moléculaires et l'exploitation spatiale, bien que ces technologies restent théoriques ou balbutiantes au début du XXIe siècle.

On ne relève que très peu de références manifestes à la SF dans la littérature académique et quasiment aucune dans les théories économiques. Le fait de revendiquer des inspirations trouvées dans les fictions de la pop culture fait sans doute courir un risque de discrédit à tous ceux qui se réclament des sciences «sérieuses». Pour autant, la SF a joué et joue toujours un rôle de premier plan dans les croyances qui fondent la théorie de l'abondance : l'humanité trouvera dans la technologie la capacité de surmonter ses crises, et dans toutes sortes d'ingénieries (planétaire, 3D, numérique, robotique ...) le moyen de dépasser la finitude des ressources terrestres.

La colonisation plutôt que l’exploration de l’espace

Depuis l’âge d’or américain des années 50, la SF n’a cessé de repousser les frontières de la découverte, en prolongeant les petits pas de l’Homme et de ses sondes spatiales, au-delà de la Terre. Dans un discours célèbre prononcé en 1960, J.F. Kennedy  considère l’espace comme « the new frontier ». Le premier alunissage a lieu en 1969. Qui a vécu enfant ou adolescent cette retransmission télévisuelle sait que des millions d’individus, depuis ce jour-là, se sont pris à rêver des étoiles. Une multitude d'auteurs SF ont servi un vivier imaginaire à la compétition pour la conquête de l’espace. "Frontière", "conquête", la métaphore de l'expansionnisme territorial était déjà dans le projet d'exploration du système solaire. Aaron Bastani, dans son essai Fully Automated Luxury, pointe les profits de l’exploitation sous l'intitulé "exploration spatiale" : « Cela n'est nulle part plus clair que dans la "Stratégie d'exploration mondiale" publiée en 2007 par la NASA et treize autres agences spatiales, quelques mois avant les premiers grondements de la crise financière mondiale. Ce document détaille le cadre déterminant la coordination entre les pays les plus puissants du monde, établissant la base pour que les entreprises privées fassent des profits dans l'espace dans un avenir pas si lointain. Dix ans plus tard, de nombreuses présomptions du document sont déjà apparentes. Il note que l'exploration spatiale « offre des opportunités entrepreneuriales significatives en créant une demande pour de nouvelles technologies et de nouveaux services... l'extraction et le traitement des ressources dans l'espace ». Il s'aventure même dans les détails en ajoutant : « Les roches lunaires sont riches en oxygène qui pourrait être exploité pour fournir des systèmes de survie durant les opérations lunaires. L'oxygène liquide peut également être utilisé comme propulseur de fusée - et il pourrait être plus économique de le fabriquer dans l'espace que de le faire décoller de la Terre ». En 2009, la Nasa a confirmé la présence de grandes quantités d'eau sur la Lune, et le magazine Moon Express a qualifié ce composé de « pétrole de notre système solaire ».

On est très loin des explorateurs tels que les imagine Becky Chambers dans Apprendre, si par bonheur... : une équipe scientifique respectueuse des biotopes extraterrestres, empathique et vigilante, animée par un esprit de découverte et non par une mentalité de prospecteur. Le credo du roman est en soi un manifeste : « Nous n’avons rien trouvé que vous pourrez vendre. Nous n’avons rien trouvé d’utile. Nous n’avons trouvé aucune planète qu’on puisse coloniser facilement ou sans dilemme moral, si c’est un but important. Nous n’avons rien satisfait que la curiosité, rien gagné que du savoir. »

Déjà en 1950, Ray Bradbury imaginait à travers les différentes nouvelles de ses Chroniques martiennes une colonisation de la planète par les Hommes. Ces derniers finissent par se rendre compte que leur présence sur Mars a des conséquences inattendues et dangereuses pour la planète et ses habitants. Ray Bradbury ne cherchait pas la crédibilité scientifique : Les Chroniques Martiennes constituent avant tout une métaphore poétique et philosophique qui questionne notre rapport à la violence, au choc des cultures et à la préservation de l'environnement.

A l'inverse, Kim Stanley Robinson, dans sa trilogie martienne, (1993 - 1996), s’inscrit de plain-pied dans la fiction scientifique, en présentant une vision optimiste de la terraformation, la décrivant comme une possibilité concrète au XXIIIe siècle. Il instaure également une histoire formidablement réaliste de ce que pourrait devenir une société en chemin vers la post-scarcité, comme le rappelle Amedeo d'Adamo : « L'épopée de K.S. Robinson est à la fois une enquête sur la possibilité empirique d'une post-rareté et une enquête sur la phénoménologie de l'espérance elle- même, en nous offrant des outils, des cartes et une inspiration pour nos propres aventures là-bas. Il trace avec audace cette voie sociale hors de notre imagination libertaire limitée en commençant d'abord près de nous, avec un groupe de scientifiques disparates qui, comme nous, s'efforcent uniquement de s'épanouir (...) puis en les montrant évoluer au-delà de l’éthique de notre vie capitaliste vers une éthique du care, de l'attention et du soin. Ce faisant, ces personnages se retrouvent à transformer une planète et à mener des vies inspirantes et pleines de sens, devenant ainsi non seulement des personnes mais aussi un peuple.» (1)

La technologie de l’adaptation d'une planète aux conditions terrestres et son néologisme (terraformation), tous deux sortis du chapeau SF, sont pris très au sérieux depuis 50 ans : « Dès 1971, l'idée de terraformer Mars a fait l'objet d'un article écrit par l'astronome américain Carl Sagan, l'un des fondateurs de l'exobiologie. Et elle n'a pas fini d'être discutée, puisque des scientifiques travaillent actuellement sur la terraformation de certaines régions de Mars pour les rendre habitables à l'aide d'un aérogel — matériau semblable à un gel où le composant liquide est remplacé par du gaz —, selon un communiqué publié par la NASA.» (2)

Quand il ne s'agit pas d'une terraformation à l'emporte-pièce : « Elon Musk a évoqué ce projet de terraformation sur Twitter en déclarant qu'il fallait faire exploser des bombes nucléaires au niveau des calottes glaciaires polaires sur Mars. L'idée serait ainsi de faire fondre ces calottes glaciaires et de libérer de grandes quantités de dioxyde de carbone dans l'atmosphère, ce qui créerait un effet de serre qui augmenterait la température et la pression atmosphérique de la planète rouge. » Ibidem

Peu importe que cette adaptation planétaire soit extrêmement compliquée à mettre en œuvre, la question n'est plus de savoir si la terraformation de Mars est possible, mais quand sera réalisée sa colonisation : « (...) La science-fiction est l’horizon des gens qui, en ce moment même, fabriquent le monde. Les rêves d’Elon Musk sont des rêves de science-fiction. Comme culture, comme littérature, comme réservoir d’idées et d’images, la SF a créé le fond fantasmatique du XXIe siècle.» (3)

Comme illustré dans le film Interstellar (2014), de Christopher Nolan, la colonisation spatiale crédibilise l'espérance d'un avenir de post-scarcité : lorsque la Terre aura été épuisée, l’humanité trouvera le moyen d'explorer un nouveau système stellaire dans l'espoir de trouver une planète habitable et d'y établir une nouvelle société.

3D et réplication d'objets

Une saga est dans toutes les têtes rêvant des étoiles au milieu des années 60 : Star Trek. C’est une des fictions SF clairement revendiquées comme source d’inspiration concernant la réplication d’objets, que l’on assimile hâtivement à l’innovation technologique de l’impression 3D, un des mantras de l’économie de l’abondance. Jeremy Rifkin la cite dans son ouvrage La nouvelle société du coût marginal zéro (2014) : « Comme tant d’inventions, l’impression tridimensionnelle a été inspirée par les auteurs de science-fiction. Assise devant le petit écran, toute une génération de génies de l’informatique a regardé, captivée, les épisodes de Star Trek. Dans ses longues traversées de l’univers, l’équipage devait pouvoir réparer et remplacer des éléments de son vaisseau spatial et rester approvisionné en tout, des pièces détachées aux médicaments. Le réplicateur était programmé pour restructurer en objets – denrées alimentaires et eau comprises – les particules subatomiques omniprésentes dans l’univers. Son sens profond est clair : il élimine la notion même de rareté, de pénurie... »

Sur ce sujet, Neal Stephenson est allé beaucoup plus loin : Dans son roman L'Âge de diamant (1995), il imagine toutes sortes de nanotechnologies permettant de réaliser l'alchimie de la transformation du carbone en diamant, ou de créer de la matière à partir d'atomes : « Le compilateur de matière était une machine disposée à l’embouchure de l’Alim, qui, en conformité avec un programme, saisissait une par une les molécules sur les tapis roulants et les assemblait pour constituer des structures plus complexes.»

Les possibilités fabuleuses de cette ingénierie ont inspiré les rêves des ingénieurs, qui crédibilisent la théorie de l'abondance, comme le souligne le chercheur Thomas Michaud : « Les nanotechnologies (...) renvoient à un socle de croyances et d'espérances relatives à une société d'abondance dans laquelle tous les biens pourraient être générés par des machines capables de manipuler la matière. (...) Les promoteurs des fabs labs, machines à produire des atomes et à assembler des objets, affirment que la vision de Stephenson et d'autres auteurs de science-fiction sera bientôt possible et que la mise au point d'une telle technologie est imminente.» (4)

Mais un aspect crucial passe cependant à la trappe dans ce raccourci entre la réplication fictionnelle et l’impression 3D comme solution de production miracle. Si chacun(e) peut en effet créer et produire ses propres objets, et devenir indépendant(e) des circuits de production, restent les matériaux de base à partir desquels tous ces produits peuvent être créés : plastiques, PLA, ABS, résines, métaux en poudre. Une industrie continue de prospérer pour nourrir ces nouvelles machines. Dans le monde réel, l’impression 3D repose largement sur l'extractivisme de ressources fossiles et minérales non renouvelables, perpétuant ainsi une logique d'exploitation intensive de la nature. Le mythe de l’abondance par la réplication infinie des objets reste un leurre dans l'état de nos connaissances actuelles.

L'abondance informationnelle créatrice de valeur

L'information numérique, duplicable à l'infini, échappe à la rareté. C'est l'abondance dite multiplicative. L'un des arguments clés est que l'économie de la connaissance, ainsi que les millions d'interactions immatérielles qui fondent nos productions et transactions contemporaines, sont créatrices de valeur. Elles ont le potentiel de réduire le coût marginal de production et de distribution de nombreux biens et services à un niveau proche de zéro. Cette réduction drastique des coûts rendrait possible une abondance de biens et services accessibles à tous. « Mon ordinateur personnel, électricité comprise, coûte moins de deux dixièmes de penny par heure de cœur de processeur. L'informatique n'est pas seulement bon marché, elle le devient de plus en plus, et nous pouvons facilement extrapoler cette tendance jusqu'à considérer l'informatique comme virtuellement gratuite. En fait, il s'agit aujourd'hui de la ressource la moins coûteuse que nous puissions utiliser pour résoudre un problème. » in Peter H. Diamandis et Steven Kotler : Abundance, The Future Is Better Than You Think, 2012.

Si le coût direct d'utilisation d'un ordinateur personnel peut sembler faible, cette vision néglige les coûts environnementaux et énergétiques indirects mais massifs liés au numérique. A titre indicatif, une simple requête sur un moteur de recherche peut émettre jusqu'à 7g de CO2 selon certaines estimations. Or il se trouve que Google reçoit des milliards de requêtes par jour à l'échelle mondiale, ce qui nécessite d'immenses data centers particulièrement énergivores. C’est négliger également la production des composants électroniques, des métaux et terres rares, des énergies fossiles qui alimentent l'informatique et dont le coût social et environnemental est énorme (extraction minière, pollution, conditions de travail, etc.). Il semblerait, à notre connaissance, que ces externalités négatives n'aient pas, ou très indirectement, été abordées par la SF.

Le numérique et les mondes virtuels ont été dans les années 80 la nouvelle frontière, la découverte d'un univers d'échanges immatériels et illimités. Steve Jobs élaborait le mythe de son premier Mac avec Steve Wozniak dans un garage ; l'informaticien Jaron Lanier s'opposait à William Gibson en vantant les possibilités enthousiasmantes des univers virtuels (5). Mais les fictions d'anticipation offraient des visions alternatives plutôt dystopiques. Elles montraient les risques et dangers de sociétés envahies par la numérisation, les réseaux, l'immersion virtuelle (True Names, Vinge, 1981 ; Gravé sur chrome, Gibson, 1986), la surveillance généralisée et la nécessaire résistance de hackers (Sur l'onde de choc, Brunner, 1975), pour ne citer qu'eux. Cependant, aucun de ces auteurs ne tissait les louanges de l'informatique comme virtuellement gratuite ou du PC personnel et de sa promesse de créativité illimitée. Les futurs qu'ils inventaient pour les usages du numérique étaient pétris de rapports de force et lucides sur les effets pervers de sociétés dominées par les flux d'informations. L'œuvre de William Gibson, comme celle de Bruce Sterling, est marquée par des inégalités sociales et économiques, une concentration de la richesse et du pouvoir dans les mains de grandes entreprises et corporations. Dans la SF, l'abondance numérique existe en matière de connectivité et le cyberespace ouvre de formidables perspectives. Mais ils sont réservés à une élite, aux plus futés de ses adversaires ou à des machines intelligentes, tandis que la majorité de la population subsiste dans une économie de la précarité ; voire dans une vie végétative et virtuelle, si l'on pense aux humains pris en abondance dans les cocons de la matrice (Matrix, L&L Wachowski, 1999).

La Cité des permutants (1994), premier roman de Greg Egan publié en français, se déroule au milieu du XXIe siècle, où il est possible de créer des Copies de soi, des simulations informatiques évoluant dans un univers virtuel. Cette technologie coûteuse est principalement accessible aux riches, tandis que les Copies des moins fortunés fonctionnent plus lentement en raison d'une puissance de calcul limitée. Le lecteur découvre progressivement comment, en 2045, cette simulation numérique peut évoluer en simulation de biosphère artificielle. Cependant, ce nouvel univers se révèle être une simulation dans une simulation, proposant de vivre l'éternité en utilisant la trame de l'univers lui-même, sans dépendre du support matériel informatique d'origine.

Robots, androïdes et fin du travail.

Le joker de l'économie de l'abondance est l'automatisation, déjà réalisée grâce à la technologie, et son avancée ultime, l'automate androïde ; avec en ligne de mire la fin du travail, la prise en charge de toutes les tâches matérielles par des machines mobiles, des robots, et des IA gérant les tâches intellectuelles. Rifkin, toujours au sujet des coûts frôlant la gratuité, soutient que l'automatisation, alimentée par les technologies de l'information, le Big Data et l'intelligence artificielle, réduit rapidement les coûts de main-d'œuvre dans de nombreux secteurs. Cette évolution, selon lui, pourrait conduire à une situation où une grande partie de l'activité économique productive de la société serait assurée par des technologies intelligentes, nécessitant une supervision humaine minimale.

L'essayiste Rutger Bregman, dans Utopies réalistes (2017), abonde dans ce sens en affirmant que l'automatisation croissante, notamment avec l'avènement des robots, pourrait libérer l'humanité du travail pénible et répétitif. Il cite Oscar Wilde, qui voyait dans "l'esclavage mécanique" la clé d'un avenir où les machines effectueraient les tâches ingrates, laissant aux humains le loisir de se consacrer à des activités plus épanouissantes. On peut objecter à cet argument que le progrès technologique, s'il génère des gains de productivité, ne se traduit pas nécessairement par une libération du travail ou par une économie d'abondance durable. En tout état de cause, la libération des tâches ingrates est-elle éthiquement acceptable si elle n'existe qu'au prix de la servitude d'une catégorie inférieure ? Que cette catégorie soit humaine - comme le montre le philosophe André Gorz ... « (...) même si une heure de travail de serviteur vous coûte autant que ce que vous-même gagnez en une heure, vous êtes prêt à payer ce prix pour vous débarrasser de toutes sortes de corvées. Mais s’il en est ainsi, vous revendiquez donc le privilège de vous décharger de vos corvées ; vous affirmez implicitement qu’il doit y avoir des gens prêts à assumer vos corvées, des gens tout juste bons pour faire ce qui vous ennuie ou vous répugne, bref des gens dont le métier est de servir. Des inférieurs, en somme.» in Capitalisme, socialisme, écologie, 1971.

Ou qu'il s'agisse d'automates, comme le montre Nick Bostrom, postulant une troisième catégorie entre esclavage et automatisation : « Je pense que, selon la manière exacte dont les robots ont été construits, il pourrait y avoir de profondes différences éthiques entre le cas de l’esclavage humain et le cas des machines sensibles qui peuvent appartenir à des humains et être utilisées pour accomplir des tâches. Ces différences pourraient être suffisamment fondamentales pour qu’il ne soit pas approprié de qualifier les machines sensibles d’« esclaves ». Peut-être faudra-t-il introduire de nouveaux termes pour désigner ces cas : non pas l’automatisation, ni l’esclavage, mais une nouvelle troisième catégorie.» in Deep Utopia, 2024.

Littérature et pop culture foisonnent d’œuvres abordant ces thématiques du travail et des automates, mais elles les envisagent sous d'autres points de vue, parfois vertigineux. Là où les essayistes les considèrent comme des "servants" (Cf. supra), la SF, depuis Asimov, est déjà dans les consciences des robots (Tout sauf un homme, en collaboration avec Robert Silverberg, 1992). Elle met en lumière leur statut et leur identité (L'IA et son double, S. Westerfeld, 2000), leurs droits, leur émancipation (Reals Humans, L. Lundström, 2012 ; Westworld, Nolan, Joy, Crichton, 2016 ; Un psaume pour les recyclés sauvages, B. Chambers, 2022), ou leur monologue intérieur (Klara et le Soleil, K. Ishiguro, 2021). Les IA et androïdes mis en scène dans les fictions de SF nous disent quelque chose des rapports de place que nous aurons à partager, voire à négocier avec eux à l'avenir. Car si les automates accèdent un jour à la conscience, on peut se demander pourquoi ils n'auraient pas le droit de se consacrer eux-aussi à des activités épanouissantes dans une société d'abondance.

En conclusion, la SF a joué un rôle important dans l'imaginaire de la théorie de l'abondance, en proposant des visions d'une société où la rareté a disparu grâce à des technologies avancées. Des œuvres telles que "La Culture" de Iain M. Banks, la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson, ou "L'Âge de diamant" de Neal Stephenson ont inspiré les ingénieurs et entrepreneurs sur les technologies, les essayistes sur les implications politiques et sociales d'une société post-pénurie.

Mais ces récits prospectifs ont aussi souvent mis en garde contre les dérives d'une dépendance aveugle aux progrès techniques. Au-delà des visions idylliques d'une société post-rareté grâce à l'impression 3D ou aux nanotechnologies, se posent en effet des questions fondamentales : l'accès équitable aux ressources de base, leurs disponibilités, la préservation de l'environnement face à une exploitation intensive, ou encore les risques de creuser de nouvelles inégalités entre ceux maîtrisant ces technologies et les autres. La concrétisation d'un monde d'abondance pérenne nécessitera d'aller au-delà des seules ingénieries pour repenser aussi nos modèles socio-économiques, nos rapports au vivant et aux machines "intelligentes" dans une perspective durable et éthique. Un défi de taille que ni la fiction ni la simple innovation technologique ne pourront résoudre à elles seules.

Sources :

(1) in Les Hommes au-delà de Mars : Utiliser la méthode de la trilogie de Mars, Robinson, pour comprendre la post-pénurie, Thèse onze, 2015, Vol. 131(1) 81 à 98

(2) in Le capital, modifié par Chisato Goya, le 23/08/2022. https://www.capital.fr/economie-politique/pourquoi-les-projets-delon-musk-pour-rendre-mars-vivable-ne-sont-pas-concretement-faisables-158509

(3) Serge Lehman, interviewé dans "Pourquoi lire de la science- fiction et de la fantasy ? », A. Kyrou & J. Vincent (2024).

(4) Thomas Michaud, L'Âge de diamant et le futur nanotechnologique de Neal Stephenson, Rivages, 1996. In: Quaderni. N. 61, Automne 2006. pp. 109-111.

(5) "De toute façon. J'avais l'habitude de me disputer avec Bill (William Gibson) à propos de Neuromancien. Parce qu'il m'envoyait des scènes qu'il était en train d'écrire. Il avait déjà écrit des nouvelles dans le même style. À cette époque, mon truc était que la réalité virtuelle pouvait devenir le plus beau média qui rassemble les gens et aide à combler le fossé interpersonnel toujours mystérieux. Cela pourrait être la plus grande forme d’art de tous les temps. C’est peut-être cette chose qui valorise davantage l’imagination. Cela pourrait permettre de prolonger certains des aspects les plus lumineux de l'enfance dans la vie sans les perdre dans le reste de la vie. Il y avait tous ces espoirs que j’avais pour cela. J’espérais que cela pourrait être un phare d’empathie qui aiderait les gens à mieux se comporter." in Dawn of the New Everything – with Jaron Lanier, Virtuafutures.co.uk, 2017. In: https://www.virtualfutures.co.uk/salon/dawn-new-everything