Le New Weird ou l'art de la contamination.

Le mot remonte au Moyen Âge, où il est apparu pour la première fois sous la forme du vieil anglais « wyrd ». L'adjectif 'weird', dont le sens originel était 'lié au destin' ou 'maîtrisant le sort', a été célèbrement utilisé en référence aux trois « Weird Sisters » - les sorcières - dans la pièce Macbeth de William Shakespeare, écrite vers 1606.
« Elles sont en contact avec le surnaturel, elles comprennent et prédisent le destin - Macbeth aurait donc dû prendre leur bizarrerie au sérieux », explique Michael Adams, professeur à l'université d'Indiana Bloomington. « C'est là que tout commence. C'est vraiment un terme sur le surnaturel ». (1)
Devenu adjectif, weird a rapidement gagné en popularité – et, avec elle, une progressive dilution de sens. « Les adjectifs nous renseignent sur la qualité des choses, et les humains aiment évaluer les choses dans leur langue », explique Adams. « Ainsi, un mot comme weird peut être utilisé dans de nombreux contextes pour évaluer les gens et leur comportement avec une bonne dose de nuance. Par conséquent, au fil des siècles, le terme a cessé d'être lié au surnaturel et a fini par signifier des choses comme bizarre, excentrique, inhabituel ou inattendu ».
Dans les années 1920, H. P. Lovecraft commence à se faire connaître, notamment auprès des lecteurs de pulps, grâce au magazine Weird Tales. Bien que sa nouvelle Dagon ait été publiée pour la première fois dans la revue amateur The Vagrant en 1919, elle fut réimprimée dans Weird Tales en octobre 1923. Le magazine a ensuite publié d'autres textes majeurs de Lovecraft, dont L’Appel de Cthulhu en février 1928. Une mythologie singulière émerge alors, portée par une narration dissonante qui s’éloigne du visible, du dicible et du rationnel.
La weird fiction constitue un genre ou une tradition distincte au sein de la littérature de l'imaginaire, qui se caractérise par une étrangeté et un dérangement plus profonds que le fantastique traditionnel. Plutôt que de se fonder sur des lois surnaturelles établies ou des figures mythologiques connues (comme c'est souvent le cas dans le fantastique classique), la weird fiction plonge dans l'ambiguïté radicale, l'incertitude métaphysique et un bizarre irréductible. Elle est rétive aux explications simples, entretient le doute et vise à installer un sentiment de trouble durable chez le lecteur.
Si H. P. Lovecraft est une figure centrale et extrêmement influente de la weird fiction moderne, le genre ne découle pas directement de son œuvre ; il existait auparavant, avec des précurseurs comme Edgar Allan Poe, Arthur Machen ou Algernon Blackwood. Lovecraft a cependant développé et popularisé un courant majeur de la weird fiction : l'horreur cosmique. Ce courant met fréquemment en scène des entités incommensurables, dont l'existence et la puissance rendent la vie humaine insignifiante et dérisoire. L'horreur naît de cette confrontation avec une réalité où les lois connues et la raison humaine sont impuissantes face à l'indifférence fondamentale d'un cosmos dénué de toute providence divine ou de tout sens anthropocentré.
Quelque chose résiste à la lumière : une forme floue, rétive aux définitions, qui traverse les genres et survit aux décennies. Ce genre est connu sous le nom de Weird Fiction. Depuis la fin des années 1990, la weird fiction connaît une résurgence. Sous l'étiquette de New Weird (2), un courant ou un mouvement plus récent pousse plus loin encore la logique du dérèglement en brouillant les frontières : fantastique, science-fiction, horreur et fantasy se contaminent les uns les autres. Cette hybridité s’accompagne souvent d’une tonalité sombre et désabusée, où le monde lui-même devient, par contagion, instable, poreux et fondamentalement étranger à notre présence – une étrangeté qui ne se laisse ni apprivoiser ni élucider.
Des œuvres comme Borne (Jeff VanderMeer, 2017) ou Les Agents de Dreamland (Caitlín R. Kiernan, 2017) en sont des points de cristallisation. Elles ne convoquent pas seulement des formes monstrueuses, elles les mettent à l’épreuve du monde : le Weird d’aujourd’hui hante les ruines industrielles, s’insinue dans les biotechnologies, s’épanouit dans les mutations des paysages. Il ne cherche pas à nous effrayer, mais à nous déplacer – parfois de quelques centimètres à peine, juste assez pour que tout vacille.
Il serait tentant de tracer une ligne directe depuis Lovecraft, mais le New Weird ne se contente pas d’un héritage. Il dévore ses ancêtres, les contredit, les métabolise. Le Weird d’aujourd’hui ne cherche plus seulement l’horreur de l’inexpliqué, l’idée d’un réel indifférent à l’humain ; il désoriente la narration elle-même.
Des romans comme Annihilation (2014) de Jeff VanderMeer ou La Ballade de Black Tom (2016) de Victor LaValle déjouent les attentes du lecteur : le premier dissout ses personnages dans une zone biologique instable où les repères scientifiques, psychiques et narratifs se désagrègent ; le second réécrit L’Horreur à Red Hook de Lovecraft, en plaçant au centre du récit un protagoniste noir dont le regard politise l’étrange. D’autres encore, comme Amatka (2012) de Karin Tidbeck, font de la langue elle-même un terrain miné, où nommer devient un acte de contrôle, et où le langage défaillant engendre l’effondrement du réel. Dans Les Meurtres de Molly Southbourne (2017) de Tade Thompson, la peur ne vient plus d’un monstre extérieur, mais de soi — ou plutôt des versions de soi que l’on ne peut pas contenir. Le récit, à la fois introspectif et horrifique, pousse l’idée même du corps humain comme territoire de l’étrangeté – une étrangeté littéralement proliférante.
Contaminations étranges.
Ce qui traverse ces œuvres, c’est souvent l’idée d’un monde en mutation, où les frontières entre humain et non-humain, vivant et inanimé, savoir et illusion s’effilochent.
Au début des années 2000, China Miéville donne au Weird une dimension à la fois ambitieuse et politique. Dans sa trilogie de Bas-Lag (Perdido Street Station, Les Scarifiés, Le Concile de fer), il imagine un monde urbain grouillant de vie, peuplé de créatures hybrides, traversé de révoltes étouffées, où coexistent magie — appelée thaumaturgie — et technologies steampunk. Ce cadre foisonnant, habité par une multitude d’espèces intelligentes, devient le terrain d’un Weird critique, qui s’attaque à la fantasy traditionnelle, à l’urbanisme libéral et aux récits trop figés. Chez Miéville, le Weird est matérialiste : il interroge les mutations du corps et les déformations sociales. L’angoisse naît moins de l’étrange en soi que de ce que l’humain engendre de plus inhumain.
Dans cette lignée, Les Tambours du Dieu Noir (incluant A dead djinn in Cairo, 2016 et The black god's drums, 2019) de P. Djèlí Clark partage plusieurs traits sans adopter pleinement l'étiquette. L’auteur y construit un Caire alternatif, traversé de folklore égyptien et moyen-oriental (notamment les djinns), de technologies steampunk et de tensions postcoloniales. Ce monde foisonnant et hybride brouille les frontières entre magie et science, mythe et politique, ce qui le rapproche des territoires instables chers au Weird. Si le ton du récit est parfois plus classique et lumineux que chez Miéville ou VanderMeer, P. Djèlí Clark fait néanmoins du surnaturel un levier de subversion, dans une fiction critique, étrange et singulière.
Une autre variation contemporaine notable apparaît dans La Laverie (2004-2019) de Charles Stross. Dans le cycle mêlant espionnage, bureaucratie et horreur cosmique, le Weird s’insinue dans les arcanes administratifs d’un gouvernement britannique fictif chargé de contenir les menaces surnaturelles. À travers son héros, un informaticien devenu agent secret, Stross injecte une ironie corrosive dans les récits d’horreur lovecraftienne, tout en tissant un réseau dense d’implications technologiques, magiques et bureaucratiques autour de l’intrusion de l’indicible. C’est un Weird de l’ère post-numérique, au service occulte de Sa Majesté, qui repose sur les fissures de la raison, les dérives du contrôle absolu, et l’étrange interpénétration entre calcul, magie et folie.
Le Weird contemporain n’est plus localisé : il infuse tous les genres, s’infiltre dans les marges. On le trouve aux frontières de la climate fiction (comme dans Les cités englouties, Paolo Bacigalupi), dans la fantasy disloquée (Vorrh, Brian Catling), ou encore dans une uchronie subtilement subversive comme American Elsewhere (2013) de Robert Jackson Bennett, où l’Amérique pavillonnaire devient un territoire d’illusions altérées.
Avec Un an dans la Ville-Rue (2002), Paul Di Filippo compose un univers aux lisières du New Weird. Il imagine une ville sans origine ni fin, traversée par un fleuve et des voies ferrées, au-delà desquels s’étendent les territoires des morts. Ses habitants, figés dans une routine soutenue par des bienfaiteurs invisibles, ne produisent plus rien, n’inventent plus rien. Diego Patchen, écrivain de Cosmos-Fiction résidant dans cet Ailleurs, fantasme le Réel sans jamais en livrer la clé. Le roman fascine par la densité de son monde, son humour mélancolique et sa manière d’interroger la fiction elle-même.
Et il y a Jeff Noon. Son personnage John Nyquist, détective égaré dans une ville à géométrie narrative variable (Une enquête de John Nyquist, série en 3 tomes, 2017-2020), incarne à lui seul cette dérive Weird : un polar où la ville pense, où le temps se déchire, où la vérité se cache dans le miroitement des surfaces.
Chez Noon, Di Filippo, Bennett, Stross, Clark ou Miéville, le Weird n’est pas un simple frisson venu d’ailleurs : c’est une faille dans le tissu du réel, une contagion narrative qui fait vaciller ce que nous pensions stable. Il détraque la boussole du sens, désarme nos certitudes, et glisse, au creux des mondes, l’idée troublante d’une réalité mal cousue, d’une trame effilochée correspondant à une époque où tout devient incertain – le climat, les corps, les vérités...
Dans Jusque dans la terre (2018), Sue Rainsford compose une fable troublante, organique et sensuelle, où le corps devient matière à soins, à rites, à dérèglements. Vivant à la lisière d’une communauté humaine, Ada et son père extraient les maux des autres pour les enfouir dans la terre, cette terre qui soigne – ou dévore. Le roman convoque un Weird tellurique, tissé d’hermétisme et de corporéité, où les lois naturelles semblent dérailler sans jamais totalement s’effondrer. C’est une œuvre de frontière, à la fois douce et inquiétante, qui travaille nos liens au vivant comme à l’impur.
Aujourd’hui, le Weird continue de s’affirmer hors du monde anglo-saxon, porté par une diversité géographique et stylistique qui intègre des influences culturelles variées et des traditions littéraires locales. Il prend racine en Afrique, avec Rosewater (2016) de Tade Thompson, d'origine nigériane, en Finlande, avec Tainaron : Lettres d'une ville étrangère (traduction française publiée en 2019), de Leena Krohn, ou encore en Espagne, où Rafael Sánchez Piñol plonge dans l’étrange avec La Peau froide (2002), récit de deux hommes assiégés dans un phare par des créatures aquatiques, et Fungus, le roi des Pyrénées (2018), où un anarchiste fait surgir des champignons géants et anthropomorphes pour mener la révolution. Toujours en Espagne, le thriller croise la SFFF chez José Carlos Somoza, avec La Théorie des cordes (2006) et La Clé de l’abîme (2007). En France, Léo Henry s’inscrit dans cette veine avec La Panse (2017), un thriller horrifique qui déterre l’étrangeté sous le béton du quartier de la Défense.
Ce qui pousse dans l’ombre.
Peut-être que le New Weird, loin d’être un genre, est un outil de perception. Une manière de regarder ce qui dérange sans chercher à le réduire. Une manière d’écrire contre l’ordre des choses, contre la fixité des cadres, contre la complaisance de la fiction explicative. Il permet d’exprimer ce que le réalisme évite : l’ambiguïté, le dégoût, le vertige, la perte de soi.
Alors oui, il faudra s’abandonner à ces livres qui nous laissent sans réponse. Rester dans ces narrations liquides, incomplètes, contaminées. Non pas pour en sortir avec des certitudes, mais avec des stigmates, des cicatrices, des germes.
Car c’est peut-être cela, le Weird contemporain : une littérature fongique, qui pousse dans l’ombre, qui s’insinue là où le monde se décompose – et où quelque chose d’autre, peut-être, commence à naître.
Sources :
(1) In :

(2) In :
La weird fiction, selon Jeff VanderMeer dans la préface de la gigantesque anthologie The Weird, est un « mode fictionnel » ou « un mode d’écriture ». Cette anthologie elle-même vise à présenter la richesse et la diversité du Weird sur 100 ans. Le recueil est organisé chronologiquement pour montrer cette évolution.
Si vous voulez en savoir plus sur le New Weird, on vous recommande la lecture de l'article des Chroniques du Chroniqueur :

« Parfois, la beauté est plus facile à percevoir dans un environnement étrange... » Jeff VanderMeer *