Quelques notes sur la Culture, de Iain M. Banks
Le "Cycle de la Culture" est un vaste space opera, qui comporte neuf romans et un recueil de nouvelles.
"Iain M.Banks est l'un des quelques auteurs incontournables de la SF contemporaine. Au point même qu'il est proprement inconcevable de prétendre s'intéresser au genre sans l'avoir lu. En quelques romans devenus depuis des classiques, l’Écossais a révolutionné le Space opera. Contribution majeure et pierre angulaire de sa science fiction, la Culture est incontestablement la véritable héroïne de ses romans". ActuSF
Dans l'article publié en 1994 sur Internet, a few notes on the Culture (en anglais), le regretté Iain M.Banks (décédé en 2013) a présenté la réflexion originale qui l'a conduit à créer sa civilisation pan-galactique. Quelques notes sur la Culture a été traduit en français en annexe de la première édition de Trames chez Robert Laffont, dans la collection Ailleurs et Demain.
Diaspora d’humains, d’intelligences artificielles et de quelques autres espèces
Dans la galaxie où se déroulent les récits, une multitude de formes de vie ont émergé, traversant diverses étapes de civilisation, de conflits, de déclins et de renaissances. À cette époque, un ensemble diversifié de civilisations spatiales coexistent, incluant des sociétés mineures, des espèces en développement, ainsi que des peuples isolés ou éteints.
Parmi ces civilisations, la Culture, telle que décrite par Iain M.Banks, se distingue comme une civilisation collective, formée par l’union de sept ou huit espèces humanoïdes et de groupes d’intelligences artificielles. Ces civilisations, capables de voyager dans l’espace, ont établi une fédération souple environ neuf mille ans auparavant, afin de garantir leur indépendance face aux structures de pouvoir établies, principalement par les États-nations planétaires et les groupes commerciaux autonomes dont elles sont issues. Cette alliance originelle entre vaisseaux et habitats spatiaux fondateurs a été nécessaire pour acquérir et maintenir leur autonomie.
La Culture prône la résolution pacifique des conflits et évite les confrontations violentes, privilégiant la diplomatie, la persuasion et la compréhension mutuelle pour résoudre les différends. La section diplomatique "Contact" est un pilier de la Culture, chargée d'explorer, de cataloguer, d'évaluer et, si nécessaire, d’intervenir auprès des civilisations découvertes. "Contact" est l’élément le plus cohérent et le plus stable de la Culture à l’échelle galactique, bien qu’elle ne constitue qu’une infime partie de celle-ci. C’est presque une petite civilisation en elle-même, au sein d’un hôte plus vaste, mais elle ne représente pas plus la Culture qu’une armée ne représente un pays en paix. Même la langue de la Culture, le "marain", dont elle est si fière, n’est pas parlée par tous ses citoyens, bien qu’elle soit utilisée bien au-delà de ses frontières.
La Culture valorise la diversité sous toutes ses formes, qu’il s’agisse de la diversité des espèces, des cultures ou des idées. Elle encourage l’interaction et la coopération entre des entités très différentes, ce qui est souvent source d’innovation et de compréhension mutuelle. Elle ne favorise généralement pas l'immigration, préférant aider d'autres civilisations à développer leur potentiel sans les coloniser. Cependant, certaines personnes peuvent choisir de quitter la Culture pour une autre civilisation, mais cela implique généralement de renoncer à la technologie de la Culture et d'accepter un mode de vie qui évite de perturber la société d’accueil.
La Culture est large d’esprit. (1)
Elle accorde à chaque créature intelligente et consciente, qu’elle soit biologique ou mécanique, le statut d’être humain, avec tous les droits associés. Sa gouvernance repose sur des référendums pour résoudre les problèmes, avec un droit de vote universel. Les pouvoirs politiques sont largement répartis pour limiter l'influence de toute entité individuelle.
Cette civilisation compte trente mille milliards de citoyens, mêlant dans une totale égalité humains, extraterrestres, drones et intelligences artificielles.
Une société gouvernée par des IA bienveillantes
La Culture est gouvernée par des intelligences artificielles avancées appelées "Minds" ou "Mentaux" dans les traductions françaises, qui veillent au bien-être de ses citoyens, anticipent leurs besoins et gèrent les aspects logistiques de la société. Ces IA administrent la richesse collective pour le bénéfice de tous. Les vaisseaux spatiaux de la Culture, également dotés d'intelligences artificielles sophistiquées, servent de véhicules emblématiques de la société.
Leur "Mental" entretient avec la matière du vaisseau une relation comparable à celle du cerveau humain avec le corps qu'il contrôle : le Mental est l’élément crucial, tandis que le reste assure la survie et la mobilité. Le pilotage de ces vaisseaux ne nécessite ni humains ni drones indépendants (IA individualisées mais non humanoïdes, dont l'intelligence est équivalente à celle d'un humain). Ces derniers occupent un rôle intermédiaire entre passagers, animaux de compagnie et parasites.
Vaisseaux et stations spatiales sont l’infrastructure pensante de la Culture, qu’elles contrôlent d’ailleurs plus qu’elles ne l’habitent. (2)
L'émergence de l'IA est considérée comme inévitable et elle est intégrée à la société. Comme un commentateur l'a dit,
« En confiant toute la puissance à ces intelligences Artificielles, les "Mentaux", à la fois individualistes, parfois excentriques, mais toujours bienveillantes, Banks savait ce qu'il faisait, c'est le seul moyen pour que l'anarchie libérale puisse être atteinte, en prenant le meilleur de l'homme et en le plaçant au-delà de la corruption, ce qui signifie hors de contrôle de l'homme. Le danger impliqué dans cette étape d'imagination, cependant, est clair ; l'un des problèmes avec les romans [du cycle de] la Culture en tant que tels, c'est que les personnages centraux, les Mentaux, sont trop puissants et, pour le dire crûment, trop bons. » (3)
Des propos à contrebalancer par la réflexion d’un ennemi de la Culture (4) :
« Comment croire que les simples citoyens de la Culture désirent réellement la guerre, quel qu'ait été le résultat de leur vote ? Ils avaient leur utopie communiste. Ils étaient mous, choyés et trop gâtés, et le matérialisme évangélique de la section Contact se chargeait des bonnes œuvres destinées à soulager leur conscience. Que demander de plus ? Non, la guerre devait être au départ une idée des Mentaux ; on reconnaissait bien là leur volonté clinique de nettoyer la galaxie, d'en assurer le fonctionnement esthétique et efficace, sans gaspillage ni injustice, ni souffrance d'aucune sorte. »
L'évolution des civilisations dans l'espace
L'évolution et le développement des espèces sur leur planète d'origine façonnent profondément leurs structures mentales et leurs modes de pensée, qui sont souvent bidimensionnels, conditionnés par la géographie et le territoire. Les ressources naturelles, l'espace vital, et les voies de communication déterminent en grande partie l'organisation des tribus, clans, pays, ou États-nations.
Cependant, lorsque l'humanité s'étend dans l'espace, les systèmes de pouvoir centralisés, tels que les États-nations, deviennent difficiles à maintenir. Les habitats spatiaux doivent être quasi autonomes pour survivre, ce qui affaiblit l'emprise des États et des corporations, au fur et à mesure que les aspirations des habitants se heurtent aux exigences des pouvoirs centraux.
Dans la Culture, les habitants vivent principalement dans des Orbitales, d'immenses habitats artificiels en forme d'anneau autour des étoiles, préférés à la terraformation des planètes. Ces Orbitales offrent un cycle jour-nuit, une gravité artificielle, et sont construites à partir de Plateaux, des sections de terre et d'eau maintenues par des champs tenseurs. Cette méthode permet d'utiliser efficacement l'espace et la matière tout en évitant la destruction des planètes. La Culture extrait ses matériaux des comètes, des astéroïdes, et de la matière interstellaire.
Les habitants de l'espace, conscients de leur interdépendance et de leur dépendance à la technologie pour survivre, développent des structures de pouvoir et des modes de pensée distincts. La vie en milieu spatial pourrait ainsi engendrer des sociétés avec une cohérence sociale interne proche du socialisme, tout en favorisant une certaine anarchie dans les relations entre vaisseaux et habitats. Dans l'espace, les dissensions sont plus difficiles à contrôler, et les agressions directes risquent de détruire les vaisseaux ou habitats, réduisant ainsi les bénéfices économiques d'une victoire.
La Culture, en tant qu'agrégat de civilisations et de mondes, dispose de vastes ressources, ce qui lui permet de mobiliser rapidement des moyens considérables pour faire face aux menaces. Sa taille et sa richesse lui confèrent une puissance technologique qui la protège de la plupart des dangers. Les seules menaces notables sont les "Problèmes Hors Contexte" (Outside Context Problems), des menaces imprévues et extrêmement dangereuses, face auxquelles la Culture s'adapte pour survivre.
« Ce n’est donc pas au sein de la Culture qu’il va se passer des choses intéressantes, mais à sa marge, c’est-à-dire là où les sections Contact et Circonstances Spéciales, les services diplomatique et militaire de la Culture agissent. Car comme toute société sûre (à juste titre) de sa supériorité technologique et morale, la Culture a tendance à intervenir dans les affaires de ses voisins, moins avancés, moins égalitaristes, moins gentils, en un mot moins… Culture. » (5)
A chaque roman correspond donc sa circonstance spéciale qui donne lieu à une opération d’ingérence galactique. (1)
Une utopie post-capitaliste
La Culture est une société futuriste hautement automatisée et progressiste, qui offre une vision idéalisée de l'avenir. Elle encourage la pensée audacieuse, la créativité et l'élégance dans la réduction du gaspillage, une forme de conscience écologique à l'échelle galactique, combinée à un désir de beauté et de bonté. La Culture soutient les voyages interstellaires, la recherche scientifique et l'art, montrant que la curiosité et la soif de connaissance sont des moteurs puissants du progrès. L'éducation y est un processus continu tout au long de la vie.
Les citoyens de la Culture ont la possibilité de voyager dans l'espace à bord de vaisseaux mobiles ou de vivre des expériences virtuelles. Ils peuvent même déléguer certaines de leurs expériences à d'autres entités et intégrer les souvenirs ainsi acquis par procuration.
La Culture valorise l'hédonisme, le plaisir et la satisfaction des désirs individuels, tout en cultivant une conscience aiguë de la chance de vivre dans une telle société. L'auteur souligne que "la pulsion de réalisation du désir est à la fois l'un des moteurs les plus puissants de la civilisation et sans doute l'une de ses fonctions les plus élevées."
Le principe est simple : la Culture a les moyens de réaliser tous vos désirs. (1)
Les citoyens de la Culture jouissent d'une abondance matérielle grâce à des technologies avancées de transformation de la matière, leur permettant de créer tout ce dont ils ont besoin à partir de ressources brutes. Les notions de rareté et de besoins économiques sont largement obsolètes, ce qui permet aux individus de se consacrer pleinement à leurs intérêts personnels.
Contrairement aux sociétés capitalistes contemporaines, la Culture ne possède pas de marché tel que nous le connaissons. Iain M. Banks remet en question la moralité du marché actuel par rapport à une économie planifiée, en soulignant l'importance de la participation citoyenne dans la planification économique. Selon lui, le marché est une forme d'expérimentation constante, où différentes approches sont testées pour évaluer leur efficacité. Toutefois, il critique sévèrement le marché en tant que système rudimentaire et fondamentalement aveugle, incapable de distinguer entre la surproduction inutile de matières premières et la souffrance infligée à des êtres conscients.
Une société post-humaine et harmonieuse
Ses habitants post-humains naissent avec des altérations génétiques qui améliorent leur santé, leur intelligence et leur expérience sensorielle. Ils ont également la possibilité de changer de sexe à volonté ou de forme grâce aux biotechnologies. Les conventions, voire la tradition en vigueur dans la Culture à l’époque où se déroulent ces récits veulent que chacun donne le jour à un enfant au cours de sa vie. La mort est acceptée comme une partie naturelle de la vie, et les funérailles impliquent souvent la diffusion des particules corporelles dans le soleil.
En termes de relations interpersonnelles, la Culture présente divers modèles familiaux, mais le style de vie le plus courant regroupe généralement des individus de différentes générations dans des résidences semi-communautaires. Les relations familiales peuvent être assez distendues, avec un grand nombre d'oncles, de tantes et de cousins. L'éducation des enfants est prise en charge par l'entourage en cas de maltraitance parentale (ce qui se révèle exceptionnel).
La société de la Culture fonctionne sans lois strictes, s'appuyant plutôt sur des normes de comportement consensuelles et de savoir-vivre. L'abondance matérielle réduit les infractions liées à la propriété privée. Les crimes graves, comme le meurtre, sont punis par des sanctions appropriées, telles qu'une proposition de traitement et la surveillance par des drones punitifs. Les mégalomanes n'y sont pas absents, mais généralement, on s’arrange pour les amener à s’investir dans des jeux extrêmement compliqués qui peuvent se dérouler dans la Réalité Virtuelle.
Une ère civilisationnelle stable
Bien que la Culture ne soit pas exempte d'imperfections et de cynisme, elle offre une vision optimiste et progressiste de ce que pourrait être une civilisation coopérative à l'échelle galactique. Elle se présente comme l'exemple le plus proche en science-fiction d'une civilisation galactique tolérante et dotée d'une morale.
"La Culture a plus ou moins atteint le statu quo il y a des milliers d’années et s’est installée dans la durée comme ère « civilisationnelle » stable, une sorte de point culminant capable de subsister dans l’avenir prévisible, voire pendant des milliers de générations. La vie quotidienne des Culturiens varie considérablement d’un endroit à l’autre, mais il y règne une stabilité générale que nous-mêmes trouverions soit fort paisible, soit, finalement, assez décevante, selon le tempérament de chacun."
« La Culture va au-delà, mélange tout, déborde les catégories. Qu’est-ce qu’une utopie, qui n’est pas un lieu, ni vraiment une société, mais une « Culture » ? » Alice Carabédian
Sources :
(1) In : Alice Carabédian. Le « Cycle de la Culture » de Iain M. Banks : l’utopie hors de l’île. Encyclo. Revue de l'école doctorale Sciences des Sociétés ED 624, 2014, pp.129-144. ⟨hal-01158309⟩
Les textes d'Alice Carabédian sur la Culture sont à télécharger :
(2) In : Le blog de Yannick Rumpala
https://yannickrumpala.wordpress.com/2009/10/02/lanarchie-dans-un-monde-de-machines/
(3) In : Chris Brown, Journal of International Studies, 2001.
(4) In : extrait du roman Une forme de guerre.
(5) In : L'épaule d'Orion
Une sélection d'articles pour en savoir plus sur la Culture:
Si vous voulez en savoir plus sur l'auteur, on vous recommande ce site :
« Iain M. Banks nous invite à penser au-delà du réel, à reconfigurer notre monde, à s’ouvrir, et à pousser toujours plus loin notre regard utopique. » Alice Carabédian