L'arcologie, de l'utopie architecturale à la science-fiction.
Réconcilier l'architecture d'une société et l'écologie d'un lieu
En 1969, l'architecte italien Paolo Soleri propose de réconcilier l'architecture d'une société et l'écologie d'un lieu. Tel est l'enjeu de l'arcologie, une approche radicale et autonomiste de l'aménagement du territoire, capable de regrouper en un seul volume des fonctions habituellement dispersées dans la ville. Soleri estimait que le développement en hauteur pourrait réduire l'empreinte au sol à seulement 2 % de la surface des villes actuelles : soit des tours ultra-hautes, regroupant tous les services dont une communauté a besoin, permettant ainsi de restituer 98 % des terres à leur fonction écologique. Ce concept de ville en hauteur et sa société répartie en centaines d'étages constituent les ingrédients d'une matrice narrative fabuleuse pour la science-fiction — sans doute la seule capable de mettre en scène ces habitats densifiés, difficilement réalisables au regard des politiques d'urbanisme, des technologies de construction et des investissements nécessaires. Si quelques expériences peu probantes ont vu le jour depuis les années 70, c'est dans l'anticipation et la SF que vit le concept éco-urbanistique de Soleri, et lorsque les auteurs s'en emparent, qu'en font-ils ?
Pour comprendre la manière dont la science-fiction traite l'arcologie, il faut distinguer deux niveaux du concept. L'arcologie technique désigne la structure elle-même : une ville verticale autosuffisante qui concentre habitat, services et production pour minimiser l'empreinte écologique. Mais Soleri visait plus haut : il avait réinventé l'arcologie comme une utopie en forme d'habitat social, dans un souci d'harmonie collective, d'élévation spirituelle, et d'équilibre écologique. Cette dimension, qu'on peut appeler l'arcologie philosophique, fait de la concentration urbaine non pas une fin en soi, mais le catalyseur d'une transformation humaine — ce que l'architecte nommait l'« esthétogenèse ». Or, la fiction spéculative opère presque systématiquement une dissociation entre ces deux dimensions : elle emprunte la forme architecturale, mais abandonne, détourne ou subvertit le projet philosophique. De Silverberg à Ballard, de Niven à McAuley, les auteurs héritent de la tour mais renoncent au temple. Cette grille de lecture — arcologie technique versus arcologie philosophique — permet de cartographier les multiples destins imaginés pour ces mégastructures et de comprendre pourquoi la science-fiction transforme si souvent l'utopie solérienne en dystopie verticale.
"Le gratte-ciel des hommes heureux", une pré-arcologie oubliée
Ce roman, écrit par Lucien Corosi, a été publié en 1949 et réédité en 2025 par les Éditions de L'Arbre-vengeur. Il constitue un précédent remarquable, notamment vis-à-vis de Soleri, puisque l'auteur imagine avant l'architecte une société idéale, autosuffisante, concentrée dans un gratte-ciel new-yorkais de 1000 m de haut. Déjà, dans le récit de Corosi, le protagoniste, Berkeley Smith Jr, ne rêve que de quitter le monde fermé du gratte-ciel, et l'intrigue du roman tourne autour de sa tentative d'évasion. Mais ce thriller d'anticipation tombe rapidement aux oubliettes. C’est l’architecte italien qui va redonner un corps et une certaine crédibilité à ce concept.
"Les monades urbaines", l'arcologie de fiction référente
Paolo Soleri formalise son projet dans l'ouvrage Arcology: The City in the Image of Man à la fin des années 60. Le roman de Robert Silverberg, Les monades urbaines, situé dans un environnement arcologique, paraît en 1971. L'auteur a-t-il eu connaissance du concept solerien ? La relation n'est pas établie, mais le projet de l'architecte n'est pas passé inaperçu parmi les écrivains et universitaires américains. Démesuré, ambitieux, impressionnant par sa vocation spirituelle, cet habitat de science-fiction travaille, consciemment ou non, l'imaginaire des cités futuristes dès les années 70. Silverberg devient ainsi le second à mettre en récit ce concept d'habitat concentré, après que Soleri eut transformé l'intuition de Corosi en projet architectural.
Dans Les Monades urbaines, l'humanité vit dans d'immenses tours de mille étages hébergeant chacune plus de 800 000 habitants. Ces mégastructures forment de véritables villes verticales où tout est contrôlé, de l'espace vital aux relations interpersonnelles. Cette organisation a permis de sanctuariser une grande partie des terres pour les plantations et augmenté les ressources disponibles. Le roman n'est toutefois pas écrit dans une optique écologique ou arcologique. Il raconte les tensions et les dynamiques internes d'une société confinée, sans que ce type d'habitat nous apparaisse enviable. La Monade Urbaine de Silverberg apparaît comme une perversion fonctionnelle de l'arcologie de Soleri. Silverberg reprend l'idée architecturale de la concentration verticale, de l'autosuffisance et du rejet de l'étalement pour poser une question fondamentale : qu'arrive-t-il quand un système conçu pour la complexité et la libération de l'espace (le rêve de Soleri) est détourné pour servir la seule survie massive, le contrôle social autoritaire et la reproduction, transformant la ville en une ruche humaine au lieu d'une "ville à l'image de l'homme". De ce point de vue, le récit semble proche de l'univers de Silo de Hugh Howey, même si la surface terrestre reste vivable chez Silverberg.
Destins des arcologies de surface
L'abandon à long terme
Dans le roman de Peter F. Hamilton, Béni par un ange (2012), des arcologies centenaires désaffectées surplombent les cités humaines à nouveau étalées ; comme si le goût d'un habitat dispersé au sol, à l'ancienne, avait repris le dessus dans le désir des Hommes : "À une époque, durant les premières décennies qui ont suivi la construction de l'arcologie, les appartements des étages supérieurs étaient tous occupés et les centres commerciaux du cœur grouillaient d'activité, mais c'était il y a plus de sept siècles, juste après la Guerre contre l'Arpenteur, lorsque la population de Hanko avait été transférée sur Anagaska. Après la destruction terrible de leur monde natal, les gens étaient heureux de retrouver un tel confort. Une fois guérie du traumatisme du déracinement, la population avait préféré quitter la structure géante et couvrir le paysage de nouveaux faubourgs. Les maisons bâties le long de routes toutes neuves étaient plus spacieuses et agréables. On imaginait alors que la ville continuerait à s'étendre et à développer ses industries. Cependant, il fallait de l'argent pour cela, et Anagaska la lointaine attirait fort peu d'investisseurs. Pour le conseil de la ville, il était bien plus aisé et bon marché de rénover des sections de la structure originelle. Plus tard, cette philosophie avait cédé la place à une forme d'apathie et l'édifice tout entier avait commencé à se détériorer du sommet à la base. Aujourd'hui, cette ville-immeuble dans la ville n'est plus qu'un monument embarrassant, et personne ne semble en mesure de trouver une solution satisfaisante." (p.197, in NSO - Le Nouveau Space Opera).
James S.A. Corey projette le même genre de destin à la ville de Baltimore transformée dans le futur en arcologie, dans La Légion des souvenirs (2023) : "Le temps n’avait pas épargné la ville. Son littoral était une suite de bâtiments en ruine, noyés, dont on avait évité le pillage par un complexe mélange de droits, de juridictions, de régulations et d’apathie jusqu’à ce que les eaux montent et viennent les accaparer. Le mouvement Arcologie urbaine avait connu son apogée dans ce secteur durant une décennie ou deux avant que la technologie permette de donner forme à ses rêves de gigantesques structures durables. Il en restait un mur de onze kilomètres et vingt étages d’espoir en décomposition et de résine structurelle qui s’étendait de la rocade au lac Montebello."
La régression tribale
Dans I.G.H. (1975), J. G. Ballard décrit un gratte-ciel autosuffisant, où le protagoniste, Laing, semble avoir trouvé le moyen de concentrer ses déplacements, d'échapper à la densité au sol, et d' [...] "avancer de cinquante années dans le temps ; il avait annulé les trottoirs encombrés, les embarras de la circulation, les trajets en métro à l’heure de pointe vers le vieux centre hospitalier universitaire où il donnait ses cours...".
"Tout le projet formait en réalité une petite ville verticale : deux mille habitants emboîtés dans le ciel ; l’immeuble était en copropriété et un gérant-résidant, assisté d’une équipe, se chargeait des tâches administratives. La gamme des services, compte tenu de l’énormité de la tour, était impressionnante. Tout le dixième étage était occupé par une galerie commerciale, aussi vaste qu’une plate-forme de porte-avions : supermarché, banque et salon de coiffure, piscine et gymnase, marchand de vins et spiritueux bien approvisionné, école primaire pour les rares très jeunes enfants de l’immeuble. Loin au-dessus de Laing, au trente-cinquième étage, il y avait une autre piscine, plus petite, un sauna et un restaurant. Béat, rassasié de confort, Laing fit de moins en moins d’efforts pour sortir de la tour. Il déballa sa collection de disques et se laissa entraîner dans sa nouvelle existence à la vitesse de rotation de sa platine : assis sur son balcon, il laissait son regard errer sur les parkings et les esplanades de béton du complexe."
La tour de Babel des pulsions primitives. Dans un premier temps, le fonctionnement de ce grand immeuble résonne avec le projet solerien, mais c'est pour mieux le subvertir. Ballard sape l'idéal philosophique et social de Soleri, transformant l'arcologie en un catalyseur de régression et de violence : "Pour la première fois dans l’histoire, il devenait inutile de réprimer les comportements asociaux, et les gens se trouvaient libres d’explorer tranquillement leurs déviations et leurs fantasmes. C’est sur ce terrain que se développeraient les aspects les plus intéressants, et les plus importants, de l’existence des habitants. Bien à l’abri dans la coque de leur immeuble comme les passagers d’un long-courrier branché sur le pilote automatique, ils seraient libres de se conduire comme ils le voudraient, libres d’explorer les recoins les plus sombres qu’ils pourraient découvrir. De bien des manières, la tour représentait l’achèvement de tous les efforts de la civilisation technologique pour rendre possible l’expression d’une psychopathologie vraiment « libérée »."
Là où l'architecte voyait la concentration comme une condition nécessaire pour amener l'humanité à atteindre un niveau de complexité et de spiritualité plus élevé (l'esthétogenèse), Ballard montre qu'elle ne fait que reproduire le topos des élites habitant en hauteur, des classes démunies dans la partie basse, et accélérer la régression des instincts et l'effondrement de la civilisation en clans primitifs, sans que l'architecture high-tech ne puisse y remédier.
Ce contraste est similaire à la manière dont Robert Silverberg a repris les concepts structuraux de l'arcologie pour dépeindre la dystopie du contrôle totalitaire dans Les Monades Urbaines, où l'harmonie est assurée par l'élimination des dissidents ; tandis que Ballard explore la dystopie de l'anarchie où la structure, en tombant en panne, libère les pulsions primitives de ses occupants. Le gratte-ciel n'est pas l'échec d'un bâtiment, mais l'échec de l'idée que l'architecture seule peut garantir la « forme » d'une société humaine harmonieuse.
Des faubourgs enclavés
Dans Le samouraï virtuel (1992), Neal Stephenson met en scène des Burbclaves : des enclaves suburbaines privatisées qui remplacent Los Angeles et fonctionnent comme des arcologies indépendantes, avec des répercussions sociales et relationnelles importantes. Cette fragmentation de la société en micro-États privés entraîne une perte de solidarité collective et une atomisation des relations humaines, chaque communauté devenant un monde clos, souvent isolé et autonome.
Le roman de David Brin, Existence (2012), imagine d'immenses pyramides qui occultent la moitié du ciel et évoquent certains paysages urbains de Blade Runner, symboles de la grandeur de nouvelles superpuissances. Ces environnements possèdent leurs propres microclimats avec jungles suspendues, serres, systèmes d'irrigation, cultures hydroponiques et zones d'élevage. Ici, les arcologies ne sont pas le «linceul de l'esthétique» de Soleri, mais des carapaces technologiques. Elles sont des arcologies au sens technique (villes verticales autonomes et denses), mais des « anti-arcologies » au sens philosophique : elles sont nées de la peur et de la nécessité de se barricader, et non du désir de faire sortir le spirituel de la matière.
Féodalisme vertical
Impossible d'évoquer le sujet sans citer Oath of Fealty de Larry Niven et Jerry Pournelle (1981, non traduit en français). Le roman présente Todos Santos, une gigantesque arcologie implantée dans un Los Angeles en déshérence. Contrairement à beaucoup de dystopies, l'arcologie y est présentée de manière ambigüe : fonctionnelle, sûre et économiquement puissante, mais surveillée et coupée du monde. C'est l'une des rares œuvres qui met directement en scène la confrontation sociale et politique entre la cité-immeuble de Soleri et la ville traditionnelle étalée qui l'entoure. Le roman de Niven et Pournelle montre qu'une structure ultra-efficace, destinée à être un « cadre bien équipé pour soutenir et inspirer l'action de l'homme », peut facilement devenir une « prison » pour la liberté individuelle si elle est dirigée uniquement par l'impératif de la sécurité et de l'ordre, faisant du féodalisme technologique le prix à payer pour l'isolation et la stabilité. Avec des prémisses et un univers différent, la représentation de ce monde fermé débouche sur une société de type "monades urbaines".
Une stagnation hédoniste et virtuelle
Dans Féerie (1999), de Paul J. McAuley, nous sommes dans la deuxième décennie du XXIᵉ siècle : les sans-logis s’entassent de façon organisée dans le métro des anciennes mégalopoles, tandis que la société n’en finit pas de se déliter. Les plus nantis vivent dans des arcologies enrubannées, vastes conglomérats de complexes immobiliers, de parcs de loisirs et de centres commerciaux. Si le projet de Soleri visait une élévation spirituelle et une harmonie écologique, les arcologies de Féerie évoluent vers une forme de stagnation hédoniste et virtuelle. Elles servent de refuges fortifiés à une élite vieillissante qui a remplacé l’expérience réelle par des simulations en téléprésence et le téléchargement de consciences, laissant le reste du monde — de l’Europe aux bidonvilles albanais — sombrer dans le chaos et la misère.
La science-fiction ne rejette pas l'arcologie en tant que prouesse technique, mais elle met en doute — voire réfute — l'idée que l'architecture puisse, à elle seule, transformer l'humanité. À travers l’évocation de ces œuvres se dégagent les « leçons » qu'elle tire de l’arcologie : l’architecture ne suffit pas (Ballard), la concentration peut mener au contrôle (Silverberg, Niven/Pournelle) ou à la fragmentation (Stephenson, Brin), et l’utopie technique sans projet social devient ruine (Hamilton, Corey, McAuley).
Au XXIᵉ siècle, alors que les mégapoles s'étendent et que les ressources se raréfient, la question n'est plus de savoir si nous construirons des arcologies au sens strict de Soleri. Il s'agit plutôt de déterminer quelle part de densité, d'autosuffisance, de bonne volonté dans le vivre-ensemble, et d'autonomie collective nous sommes prêts à assumer pour construire des villes durables. Toutes ces fictions spéculatives autour des habitats condensés laissent imaginer les nombreuses dérives qu'une société court dans l'édification de tours isolées et de mondes clos sur eux-mêmes : ce sont des pistes d'évolution dystopiques à prendre en compte, pour nos architectes, urbanistes et gouvernants. À eux d'imaginer d'autres formes d'urbanisme durable, moins spectaculaires mais sans doute plus vivables et socialement acceptables — tout au moins sur Terre.