La Chose d'un autre monde
« Approchez… Plus près… Installez-vous confortablement au coin du feu et venez lire cette histoire terrifiante… Laquelle ? Vous la connaissez, voyons… Celle de l’expédition partie au pôle Sud et qui n’est jamais revenue : hommes et chiens confrontés à l’inconnue, à l’horreur radicale. John Carpenter vous l’a déjà racontée en 1982 dans The Thing, à moins que ce ne soit la version de 1951 de Christian Nyby, The Thing from Another World… Ici, revenez à la source et découvrez la toute première version de l’histoire : La Chose, signée par John W. Campbell sous le pseudonyme de Don A. Stuart en 1938 dans les pages de son magazine, Astounding. Un récit culte. Séminal s’il en est. Une pierre de touche dans l’histoire de la SF mondiale.
[...] La Chose est finalement très moderne dans son histoire. Et si la lecture superpose les images des films aux mots du texte (l’adaptation de Carpenter s’avérant très fidèle), elle apporte également sa propre scénographie. L’origine extraterrestre de la chose est détaillée, son vaisseau localisé, et son apparence initiale présentée. Le tour de force opère : que le lecteur connaisse par cœur l’histoire qui va se dérouler au fil des pages ou qu’il la découvre complètement, la tension montera petit à petit, jusqu’au climax final. Même si celui-ci est, par une belle pirouette, plus optimiste que le film, et finit par un beau cadeau scientifique pour l’humanité. » Stéphanie CHAPTAL - Première parution : 1/1/2021 dans Bifrost 101 - Mise en ligne le : 22/7/2024
Voici le synopsis de la novella : Un vaisseau spatial s'écrase sur Terre, au Pôle Sud, et une créature extraterrestre est ensevelie sous la glace pendant vingt mille millénaires. Décongelée pour être étudiée, elle s'échappe et tente d'absorber un chien de traîneau, mais est découverte et brûlée. Blair, le biologiste, est alors persuadé que le personnel de la station de recherche pourrait être contaminé et, pris de paranoïa, il sabote les avions pour empêcher toute évasion. Après avoir isolé Blair, MacReady, le commandant en second, commence à suspecter que le physicien Connant n'est plus humain, ayant été en contact prolongé avec la créature. Face à cette menace mortelle, MacReady décide de mener des tests sanguins pour identifier le personnel infecté. Lors de cette séquence, l'esprit de corps et la paranoïa des humains deviennent des atouts pour contrer l'extraterrestre et l'anéantir.
The Thing, de John Carpenter
The Thing (1982) touche à une de nos peurs fondamentales, l'incapacité de distinguer le bien du mal. Le monstre extraterrestre du film possède un talent suprahumain, il peut absorber les formes de vie supérieure et les imiter. En confrontant les humains à l'idée qu'un monstre a pris leur apparence, le film joue en permanence sur la peur de l'autre. C'est cet aspect de l'histoire qui est le plus fascinant, car il questionne notre place dans un univers qui nous échappe. Et c'est ce qui rend cette histoire aussi importante. Pourtant, le véritable monstre n'est peut-être pas la créature elle-même, mais la paranoïa et la terreur qui envahissent les esprits. The Thing montre comment nos démons intérieurs permettent à la peur de prendre le contrôle, nous poussant à nous méfier de nos propres amis, voire à les tuer. (1)
Les premières images montrent un vaisseau spatial se rapprochant de la Terre depuis l'espace, il a la forme d'une soucoupe volante, loin du long tube cylindrique de la description de Campbell, qui évoquait une sorte de sous-marin sans kiosque ni gouvernail.
Le film propose une hypothèse ingénieuse : la Chose contient en elle les identités, les souvenirs, et peut-être même les programmes génétiques des millions de formes qu’elle a assimilées, lui permettant potentiellement d’absorber et de restituer toutes les formes de vie de l’univers, en passant de l’une à l’autre.
Ensuite, les scénaristes évitent le huis-clos consacré à l'exposition de la personnalité des personnages et de leur fonction dans la station, avec l'idée de faire découvrir l'intrigue au travers des Américains qui s'aperçoivent que le péril qui les menace a déjà entraîné la destruction de la base norvégienne située à proximité. L'aspect répétitif de la situation confère un caractère de tragédie annoncée au film.
Au cœur de l'Antarctique, un hélicoptère poursuit un chien jusqu'à proximité d'une station de recherche américaine. Dans la confusion des tirs et des explosions, le pilote et le tireur trouvent la mort, tandis que l'animal, leur cible, survit. MacReady et le docteur Copper se rendent ensuite à la base norvégienne pour enquêter et y découvrent des ruines, ainsi qu'un cadavre humanoïde à deux visages et quatre bras. Peu après, le husky qui avait trouvé refuge dans le chenil de la station se métamorphose en une créature monstrueuse, absorbant les autres chiens avant d'être calciné au lance flammes. Blair, en analysant des échantillons cellulaires à l'aide des moyens informatiques sophistiqués, prédit que l'humanité pourrait s'éteindre en 27 000 heures si la créature venait à se propager. Puis la créature attaque plusieurs membres de l'équipe, qui désormais se méfient tous des uns et des autres.
L'adaptation de Carpenter reste fidèle à la novella de Campbell, mais avec des différences significatives. Par exemple, la station américaine abrite trente-sept personnes dans le texte original, alors que dans le film, ce nombre est réduit à une douzaine, ce qui modifie le seuil critique à partir duquel l'entité pourrait surpasser les humains par le nombre. De plus, les tests sanguins effectués par MacReady avec un fil de cuivre chauffé sont moins fiables que dans la novella. Cette différence affecte profondément l'intrigue : chez Campbell, la menace est systématiquement détectée puis éliminée, tandis que dans le film de Carpenter, elle reste insaisissable, amplifiant la paranoïa, les erreurs de jugement et l'incertitude qui règnent parmi les survivants.
Les Choses, de Peter Watts
La nouvelle Les Choses (2010) de Peter Watts offre une perspective différente. En effet, elle présente l'histoire à travers le prisme extraterrestre et en se plaçant du point de vue de la créature. (2)
L'épave du vaisseau spatial et le corps congelé de l'extraterrestre ont été découvert par l'équipe norvégienne. Le corps a été décongelé dans leur camp de base. A son réveil, l'entité a été profondément troublée par les réactions des êtres humains.
Je me souviens aussi de mon réveil : des faibles frémissements de sensations en temps réel, des premières braises de cognition, de la chaleur qui bourgeonnait lentement à partir de la conscience tandis que le corps et l’âme s’étreignaient après leur long sommeil. Je me souviens des rejetons bipèdes qui m’entouraient, des étranges pépiements qu’ils émettaient, de l’étrange uniformité de leurs schémas corporels. Comme ils paraissaient inadaptés ! Comme leur morphologie paraissait inefficace ! Même handicapé, je pouvais voir tant de choses à réparer. Alors je suis allé à leur rencontre. J’ai communié. J’ai goûté la chair du monde…
… et le monde m’a attaqué. Il m’a attaqué.
J’ai laissé l’endroit en ruines.
Depuis son réveil, l'entité a conscience d'être diminuée, alors qu'elle était tellement plus avant l'accident...
J’avais tant de sagesse. Tant d’expérience. À présent, je suis incapable de me rappeler toutes les choses que je savais. Je peux seulement me rappeler que je les savais autrefois.
Les humains n'ont de cesse de la traquer, mais elle constate que les tests sanguins ne permettent pas de la détecter lorsqu'une assimilation est en cours.
En étant Childs, je savais qu’il y avait de l’espoir. Le sang n’est pas l’âme : je contrôle peut-être les systèmes moteurs, mais l’assimilation prend du temps. Si le sang de Copper était assez brut pour donner le change, des heures s’écouleraient avant que j’aie quelque chose à craindre du test ; j’étais Childs depuis moins de temps encore.
Mais j’étais aussi Palmer, cela faisait des jours que j’étais Palmer. Sa biomasse avait été assimilée jusqu’à la toute dernière cellule ; il ne restait rien de l’original.
L'entité prend finalement conscience que les limitations et l'incongruité des humains, incapables de changer de forme, ont toujours existé chez eux : ces rejetons bipèdes ne peuvent s'adapter pour survivre. Ils sont isolés les uns des autres, limités à des modes de communication inefficaces. Par rapport aux autres espèces qu'elle a rencontrées dans l'Univers, l'entité perçoit l'Homme comme une espèce singulière... un cancer pensant, dont les pensées sont vides ou futiles, une impasse évolutionnaire.
Aucun monde n’évolue si ses cellules n’évoluent pas, aucune cellule n’évolue si elle est incapable de changer. C’est partout la nature de la vie.
Partout sauf ici.
L'entité réalise également que les humains sont incapables de communier comme elle le fait, ce qui la pousse à vouloir les sauver de leur solitude. La décision qu'elle finit par prendre concernant le sort de l'humanité, au terme de l'histoire, est vertigineuse.
Conclusion
"La Chose est un organisme à la conquête de son milieu, jusqu’à ce que ce milieu devienne entièrement homogène, sans aucune altérité (comme le dit l’un des protagonistes, « elle veut devenir nous »). Cette vie parfaite assimile, détruit et égalise toutes Choses. (3)" On pourrait facilement l'envisager comme une arme biologique conçue par des extraterrestres pour éradiquer les populations des planètes qu'ils souhaitent coloniser, mais c'est mal la comprendre.
Pour John Carpenter, la Chose représente le mal absolu, un mal universel et inévitable. Le film utilise la métaphore de la contamination pour montrer que la mort n'est pas un accident, mais une destinée inévitable pour tout être vivant. Le message pessimiste est qu’il est vain de lutter contre cette dispersion universelle des individus. La vie et la conscience ne sont que des illusions, et tout est voué à la transformation et la succession d’états, jusqu'à l'épuisement des possibles. (3)
Peter Watts, de son côté, perçoit l’humanité comme fragile, avec des rêves de grandeur inextricablement liés à une étroitesse d’esprit et de corps. Bien que la Chose cherche à nous détruire en tant qu'entités distinctes, elle incarne malgré tout un appel paradoxal à la préservation de la vie.
J’étais un explorateur, un ambassadeur, un missionnaire. Je me suis répandu à travers le cosmos, j’ai rencontré des mondes sans nombre, partagé la communion : ce qui était adapté remodelait ce qui ne l’était pas et l’univers tout entier se propulsait vers le haut en de joyeux incréments infinitésimaux. J’étais un soldat, en guerre contre l’entropie elle-même. J’étais la main même par laquelle la Création se perfectionne.
Et si la Chose n'était pas un parasite à brûler au lance-flammes ?
Sources :
(1) In : James Cameron's Story Of Science Fiction 1x03 - Monsters
(2) In : Les Choses, pages 21 à 45 du recueil de nouvelles Au-delà du gouffre, trad. Roland C. WAGNER rév. QUARANTE-DEUX.
(3) In : The Thing : une représentation de l’entropie. Pascal Taranto et Anaël Marrec - p. 181-188 - https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.7711
Pour en savoir plus sur la Chose :
En 1982 , on touchait aux limites des effets spéciaux non numériques. Pourtant, l'une des forces de The Thing réside précisément dans l'équilibre entre ce qu'il montre et ce qu'il suggère. Les effets spéciaux imposés par les technologies de l'époque créent un impact visuel à la fois horrifique et viscéral, impossible à reproduire avec des effets spéciaux numériques modernes.
« La meilleure science-fiction remet en cause nos croyances sur ce que nous sommes, et ce qui nous rend humain. Quelle est notre place dans la société ? » Guillermo del Toro