Guide des uchronies dans la SF

Guide des uchronies dans la SF
@Ace SF Specials – 1968 – Léo et Diane Dillon

Troisième volet du dossier sur les voyages temporels, les mondes parallèles et les uchronies dans la SF.


Le terme « uchronie » est inventé en 1857 par Charles Renouvier dans un ouvrage intitulé Uchronie, tableau historique apocryphe des révolutions de l'Empire romain et de la formation d'une fédération européenne. Publié anonymement, il sera réédité intégralement en 1876 sous le titre Uchronie (l'Utopie dans l'histoire). Esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être. Formé du grec ou (« non ») et chronos (« temps »), le mot désigne un « non-temps », autrement dit une Histoire réinventée à partir d’une divergence avec les faits établis. Renouvier, républicain et défenseur d’une société laïque, recourt à ce dispositif narratif pour affirmer une conviction : le libre arbitre doit guider les affaires humaines, et non la fatalité ni le déterminisme historique.

Un mécanisme narratif précis

L'uchronie repose sur un mécanisme précis : l'auteur choisit une situation historique réelle, introduit une bifurcation — ce que Renouvier appelle le « point de divergence » ou « événement fondateur » —, puis imagine les conséquences possibles.

Bien avant Renouvier, Pascal avait saisi l'essence de ce principe dans ses Pensées (1670) : « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » L'austère philosophe y démontre que de petites causes peuvent produire de grands effets. Comme dans une chute de dominos, un événement peut entraîner une série de réactions en chaîne qui engendrera des conséquences très éloignées du point de départ. Il existe souvent une disproportion entre les causes — souvent insignifiantes au départ — et l'ampleur des conséquences — gigantesques à l'arrivée —, l'effet grossissant à chaque étape. Ainsi, si Cléopâtre avait eu un nez plus court (chose d'une importance mineure), elle n'aurait peut-être pas séduit les plus importants personnages de Rome. Marc Antoine serait resté au pied du Colisée, Octave n'aurait pas pu le marginaliser et n'aurait peut-être pas imposé l'empire à Rome — conséquence d'une importance capitale.

Les deux temps structurants de l'uchronie

L'architecture narrative de l'uchronie repose sur deux temporalités distinctes : le temps de la divergence (le moment où l'Histoire bifurque) et le temps de l'action (l'époque où se déroule le récit). L'écart entre ces deux moments conditionne largement l'orientation et la crédibilité du texte.

Les auteurs d'uchronies s'offrent un espace de jeu entre divergence et action, modulé par le niveau d'exigence historique et les procédés narratifs employés. Les lecteurs attachés à la logique causale privilégient les divergences plausibles et les reconstructions rigoureuses. Ces passionnés d'uchronies, à l'instar des amateurs de polars, deviennent des détectives en herbe. Ils s'adonnent au jeu de piste consistant à reconstituer logiquement l'Histoire : un événement modifié en entraîne un autre, et ainsi de suite, du point de divergence — parfois à deviner — jusqu'au temps de l'action. La logique de cet enchaînement doit rester acceptable et convaincante. (1)

Éric B. Henriet, spécialiste de l’uchronie, souligne la nécessité de maintenir un écart raisonnable entre la divergence historique et le temps de l’action. Sans cette précaution, les effets du chaos ou du « battement d’aile du papillon » risquent de rendre le monde alternatif incohérent, voire si éloigné de notre réalité qu’il relèverait davantage de la science-fiction ou de la fantasy que de l’uchronie. Lors de la conférence « SF et Histoire » aux Galaxiales de Nancy (1996), Raymond Iss et Stéphanie Nicot proposent une limite stricte : l’écart entre ces deux dates ne devrait pas excéder vingt à trente ans. Selon eux, le lecteur attend une cohérence narrative et une rigueur historique qui écartent les raccourcis et autres facilités. Pourtant, des œuvres majeures contredisent cette règle. Roma Æterna de Robert Silverberg, qui couvre plus d’un millénaire d’histoire alternative, ou Les Chroniques des années noires de Kim Stanley Robinson, qui s’étendent sur plusieurs siècles, démontrent qu’une maîtrise narrative remarquable peut franchir de vastes écarts temporels sans perdre en crédibilité.

Pour répondre aux exigences de cohérence historique, les auteurs disposent de plusieurs stratégies narratives : le développement linéaire qui retrace chronologiquement l'évolution depuis la divergence, la méthode rétroactive qui dissémine les indices à travers dialogues et décors, ou encore la technique des tableaux qui offre plusieurs « vues » d'époques différentes. (1)

Quant aux personnages des uchronies, ils n'ont souvent pas conscience de vivre dans une variante de la « véritable » Histoire. Cette absence de recul renforce l'effet d'immersion et confère au récit une vraisemblance troublante.


Ces principes théoriques trouvent leur illustration dans les œuvres fondatrices du genre.

Des exemples fondateurs : quand les auteurs réécrivent l'Histoire

Louis-Napoléon Geoffroy-Château est né en 1803 et mort en 1858. Il était le fils d'un officier mort à Austerlitz. En 1836, il fait paraître Napoléon ou la Conquête du monde, un roman uchronique qui illustre parfaitement le développement linéaire. L'auteur retrace chronologiquement l'épopée de l'Empereur depuis sa divergence historique en 1812. "L’histoire débute en 1812 devant Moscou en flammes. Napoléon et son armée ne s’y attardent pas et, au lieu de revenir sur leurs pas et de sombrer dans la Berezina, ils obliquent vers Saint-Pétersbourg et capturent le tsar Alexandre. [...] En juin 1814, il envahit l’Angleterre. [...] En juin 1821, l’Empereur décide de s’attaquer au reste du monde et il reprend là où il avait échoué quelques décennies plus tôt : en Égypte. Puis c’est l’Asie où il est battu une seconde fois devant Saint-Jean-d’Acre, mais ce sera sa dernière défaite, le petit homme sachant tirer les leçons. Bientôt, la Perse, la Chine, l’Inde et même le Japon tombent sous son joug. Il aborde l’Australie dont il explore l’intérieur et revient en Europe via l’Afrique qu’il domine également intégralement, après en avoir terminé l’exploration en 1827. Devant une telle puissance, l’Amérique se soumet par décision du congrès en mars 1827. Napoléon possède alors la Terre entière. Il impose la Monarchie universelle et la langue française partout." (1)

Ward Moore a fait gagner la guerre de Sécession aux Sudistes dans Autant en emporte le temps (1953). Dans ce scénario, le Sud esclavagiste et prospère domine les États du Nord. Une population appauvrie et famélique y lutte pour survivre. Les routes sont peu praticables. Les villes les plus riches sont Richmond, Washington et Mexico. Quant à New York, ce n'est qu'un immense taudis. Moore recourt ici à la méthode rétroactive, laissant le lecteur reconstituer progressivement l'histoire alternative à travers l'évolution du personnage principal et les descriptions d'un monde transformé.
Comme le note l'historien et chroniqueur Éric Vial : "Le Sud y a triomphé en 1863, et dans le Nord, entre récession et racisme, on suit un gamin mal à l'aise dans une société étouffante, qui tente sa chance en ville, travaille dans une librairie, lit avec passion, et a l'occasion de bénéficier d'une fondation semi-clandestine, havre scientifique où se construit une machine à remonter le temps... Peu de choses manquent à ce mélange de récit de formation et d'uchronie  : discussions pour aider le lecteur à comprendre que l'Histoire peut être remodelée, évolution de l'Amérique du Nord et aperçus du reste du monde (dont un Ouganda-Eretz), psychologie dérivée de Freud, éducation sentimentale du héros, avec au moins un personnage féminin qui a pu surprendre à l'époque et contribue à la modernité du roman — avec l'antiracisme, normal pour nous (on l'espère), mais qui put alors avoir valeur de manifeste. Et si quelque adolescent se plaindra du manque d'action, ou si le style s'est parfois patiné, une lecture innocente est possible, comme si l'histoire avait été écrite hier : après plus d'un demi-siècle, cela fait la différence entre un document pour spécialistes et un classique increvable." (2)

Avec Le Maître du haut-château (1962), Philip K. Dick a imaginé un futur consécutif à l’invasion des États-Unis par le Japon. Son récit calme d'une Amérique sous occupation commence dans les années 1960, dans un monde où l'Allemagne nazie et son allié japonais ont gagné la Seconde Guerre mondiale. Le roman ne comporte ni héros, ni narrateur prédominant, et multiplie les protagonistes et les points de vue. Dick maîtrise parfaitement la méthode rétroactive : à travers les dialogues, les objets d'art, les références culturelles et les pratiques sociales de ses personnages, il laisse entrevoir les bouleversements historiques sans jamais les expliciter frontalement. D'un chapitre à l'autre, l'intrigue est appréhendée au travers du regard de Robert Childan, un marchand d'art américain, de M. Tagomi, un homme d'affaires japonais, de Frank Frink, un ouvrier américain qui dissimule sa judéité, de Juliana, sa femme qui l'a quitté et de Baynes, un officier des services secrets allemands (l'Abwehr) qui se rend à San Francisco pour une mission de la plus haute importance. Les différents protagonistes voient leurs destinées se croiser dans un monde dont la plongée au cœur des ténèbres est orchestrée par les hauts dignitaires nazis. Dans cet univers, les Japonais s'en remettent à la divination pour guider leurs décisions, grandes ou petites, chaque choix étant influencé par des consultations rituelles. Un livre circule sous le manteau, Le Poids de la sauterelle, qui est une uchronie dans l'uchronie puisqu'il raconte l'histoire dans le cadre d'une défaite allemande et d'une victoire des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale.

Dans Pavane (1968), Keith Roberts imagine quelle société britannique aurait émergé si la Grande Armada de Philippe II d'Espagne avait triomphé. Il pose plusieurs hypothèses : la reine Élisabeth Ire assassinée en 1588, l'Invincible Armada victorieuse de la tempête et réussissant son invasion. Dans ce cas, l'Histoire aurait suivi un chemin radicalement différent. La Papauté aurait pris le contrôle, et les avancées techniques auraient été jugées hérétiques. Présentée sous forme de mosaïque, l’Angleterre de cette fascinante uchronie devient un pays profondément catholique, ancré dans la tradition romaine. Roberts y déploie la technique des tableaux : il multiplie les « vues » de son univers alternatif, changeant de milieu social et de période, depuis la vie d’un simple conducteur de locomotive jusqu’aux bouleversements de grande ampleur. La vapeur et les sémaphores remplacent l’électricité et l’industrialisation que notre monde a connues.
Pavane est un chef-d'œuvre de l'uchronie reconnu pour son style littéraire exceptionnel. La prose est souvent qualifiée de poétique, lyrique et riche. Les descriptions du paysage anglais et de la technologie "rétro-futuriste" (locomotives à vapeur, sémaphores) créent une atmosphère mélancolique et nostalgique. "Mais si Pavane a marqué son époque, c’est aussi parce qu’il illustre une exigence fondamentale de toute uchronie : pour convaincre, elle doit dépasser la simple duplication allégorique du « monde tel qu’il est » et proposer une divergence capable de redessiner un paradigme historique. Il faut alors en tirer des conséquences narratives logiques, émotionnelles et symboliques, afin de ne pas se couper totalement de l’Histoire que nous connaissons." (3)


À partir des années 1990, l'uchronie se diversifie : elle investit de nouvelles époques, interroge l'absence du christianisme, les moteurs de la révolution industrielle, ou revisite les traumatismes du XXe siècle. Plus audacieuse encore, elle expérimente de nouvelles formes narratives.

Développements récents (1990-2010)

Les adeptes du steampunk ne bouderont pas leur plaisir en lisant Les Conjurés de Florence (1994) de Paul McAuley, qui remodèle la Renaissance. Au tout début du XVIe siècle, la ville de Florence est bien différente de celle qu'évoquent nos livres d'histoire : Léonard de Vinci a renoncé à la peinture pour donner vie aux machines qu'il dessinait dans ses carnets et l'Italie de la Renaissance connaît déjà sa révolution industrielle... McAuley utilise la méthode rétroactive en semant dans son intrigue policière des indices visuels et technologiques qui révèlent progressivement l'ampleur des transformations historiques. La perle de la Toscane reste cependant la ville des grands peintres, des grands architectes, des fêtes... et des intrigues sophistiquées, des morts mystérieuses. Comme celles de Raphaël et de son assistant. Qui est à l'origine de ces meurtres ? Pour quel enjeu ? Sur fond de rivalité entre l'Italie et l'Espagne et de rébellion savonaroliste, Pasquale, jeune peintre apprenti, mène l'enquête en compagnie de Machiavel, journaliste à la Gazette de Florence, qui joue les Sherlock Holmes avant la lettre... D'une écriture inventive, Les Conjurés de Florence se présente à la fois comme un roman steampunk avant l'heure, un polar haletant et un récit d'apprentissage. "Il peut se lire à deux niveaux : soit comme un hommage à la littérature populaire — fantastique et policier plutôt que SF d'ailleurs — soit comme une réflexion passionnante sur les conséquences du progrès scientifique et la responsabilité de ceux qui en sont les artisans." (4)

Au début du nouveau millénaire, l’historienne et archéologue de formation Rachel Tanner a remis le récit uchronique en pleine lumière avec son éblouissant L’empreinte des dieux (2002). Nous sommes au VIIIe siècle après Jésus-Christ : dans un Empire romain qui refuse de mourir, le culte de Mithra est devenu la religion dominante. Mais les anciens dieux ne se rendront pas sans combattre et Rome, en proie à la corruption et aux complots, cherche à retrouver sa splendeur passée. Entre Frédérique Braffort, grande prêtresse de Mithra, et sa cousine Judith, élève de la terrible magicienne Ygrene, la confrontation paraît inévitable. Tanner combine habilement développement linéaire et méthode rétroactive : si l'intrigue suit une progression chronologique claire, l'auteure dissémine dans les rituels religieux, l'architecture urbaine et les références culturelles les indices de cette Rome alternative où le christianisme n'a jamais triomphé.
" Fondée sur un commentaire d'Ernest Renan — « Si le christianisme eût été arrêté dans sa croissance par quelque maladie mortelle, le monde eût été mithriaste. » -, cette uchronie est le théâtre d'une ample épopée fantastique où l'on croisera, entre autres personnages, un certain Charles qui en d'autres circonstances serait devenu lui-même empereur sous le nom de Charlemagne." (5)
Magie, batailles contre les légions romaines, prophéties et interventions divines : au cœur d'une Antiquité réinventée, voici le premier volet d'un brillant diptyque chaleureusement salué par la critique française. "Ce récit flamboyant évoque ainsi les œuvres de Guy Gavriel Kay, sans que Tanner ait à pâtir de cette flatteuse comparaison." Ibidem

Autre bifurcation de l’Occident : Chroniques des années noires (2002) de Kim Stanley Robinson nous transporte dans un univers où une deuxième vague de peste, au XIVe siècle, décime presque toute la population européenne. Avec l’Europe chrétienne effacée de l’échiquier mondial, l’Islam et la Chine s’affirment comme les deux principales puissances, chacune étendant son influence jusqu’à une confrontation inévitable. Sur plusieurs siècles, KSR analyse les répercussions de cette absence de domination occidentale et propose une vision du monde où les révolutions technologiques et sociales se développent dans d'autres régions du globe. Robinson applique ici la technique des tableaux chère à Renouvier, proposant plusieurs « vues » de son univers à des moments progressivement plus éloignés dans le temps de la divergence initiale. Avec une érudition remarquable, il aborde la montée et la chute des empires, tout en suivant des personnages réincarnés, liés par le karma, qui traversent différentes époques. À chaque réincarnation, ils se retrouvent dans de nouveaux corps et font face à des questions de justice, d'oppression et d'inégalités, avec pour espoir de contribuer à bâtir un monde meilleur.
À travers ce roman riche et dense, KSR délivre un message profondément humaniste : "le vrai « sens de l'Histoire » ne réside pas dans les conflits pour le pouvoir et le cumul des richesses, mais dans la vie quotidienne des individus." (6)

Mais que se passe-t-il lorsque l’Histoire elle-même vacille, quand les lignes temporelles se brouillent au point qu’un même événement peut avoir eu lieu… ou pas ? Christopher Priest s’attache à cette possibilité paradoxale.
"Stuart Gratton est un historien pointilleux. Aussi, quand il note une référence à un dénommé J. Sawyer, mentionné par Churchill comme quelqu'un d'importance, il entreprend une enquête. Laquelle le plonge dans la plus grande indécision : Sawyer est en effet tout à la fois référencé comme objecteur de conscience, pilote de bombardier et membre de la Croix-Rouge, ce qui est peu compatible, d'autant plus que les dates concordent. Gratton réussit néanmoins à mettre la main sur quelques archives et souvenirs de guerre, qui lui apprennent plus : il semble qu'il y ait eu deux J. Sawyer, Joe et Jack, deux frères jumeaux. Qui ont suivi des trajectoires divergentes à bien des points de vue.
Cela devient une banalité à dire, mais chaque livre de Christopher Priest est un événement. La Séparation (2002) ne déroge pas à la règle, et brode sur l'un des thèmes favoris de l'auteur : l'interpénétration d'univers. [...] Priest pousse la méthode rétroactive à son paroxysme : les indices de la divergence historique sont éparpillés dans un kaléidoscope de documents contradictoires, obligeant le lecteur à reconstituer lui-même la cohérence d'une Histoire qui se dédouble. [...] Parfois, le virtuel et le réel se confondent, mais ici il s'agit davantage de deux mondes parallèles. En effet, dans la trame temporelle « réelle » de ce livre, la Seconde Guerre mondiale s'est terminée le 11 mai 1941, lorsque Rudolf Hess est parti en Grande-Bretagne afin de négocier la paix avec le Reich d'Hitler (le même jour, d'ailleurs, Jack, l'un des deux jumeaux, est abattu dans son avion. Mais il semblerait que dans certains documents, rien ne se soit passé à cette époque, et que la guerre se soit poursuivie jusqu'en 1945. Plutôt que de diverger une bonne fois pour toutes, comme dans bon nombre d'uchronies, ces deux fils temporels se nouent et se dénouent, occasionnant quelques rencontres des jumeaux, soit entre eux, soit avec les personnages historiques comme Hess ou Churchill. Et quelques distorsions de la réalité, chères à Philip K. Dick, dont Priest se révèle ici (mais on le savait déjà) un digne successeur, sinon le plus digne. Uchronie donc, mais uchronie déviante — on n'en attendait pas moins de la part de l'auteur.
Pour appuyer son propos, Priest a fait correspondre la forme au fond, puisque la narration alterne entre les scènes « réelles » et les scènes distordues, entre le passé et le présent. Kaléidoscope de journaux intimes et de documents officiels (au sein desquels l'auteur pousse le vice jusqu'à nous proposer des adresses de sites web, que le lecteur curieux sera bien en peine de visiter), d'Histoire officielle et d'histoires personnelles, La Séparation est comme toujours chez Priest d'une construction rigoureuse, implacable. Qui culmine dans un final plein de surprises, bouclant la boucle tout en nous laissant dans la plus grande incertitude." (7)

RomaÆterna (2003) de Robert Silverberg est une pure uchronie. Ici, pas de paradoxe généré par un voyage temporel, ni d'univers parallèle, et encore moins de magie. Silverberg combine technique des tableaux et développement linéaire : il balaie quinze siècles d'histoire alternative en se concentrant sur des moments-clés, tout en maintenant une progression chronologique cohérente. "La ligne historique résultant de la divergence est la seule existante. Comme l'exprime le court prologue — un dialogue entre deux historiens romains — les Hébreux n'ont pas accompli leur exode vers la Palestine. Ceux-ci sont demeurés en Égypte et le judaïsme n'a pas donné naissance par la suite au christianisme. Nous nous trouvons donc devant un Empire romain qui a perduré au-delà du terme historique dont nous avons connaissance par ailleurs. [...] Robert Silverberg balaie mille cinq cents années de Pax Romana en se focalisant volontairement sur quelques instants cruciaux de cette Histoire alternative. Il instaure un dialogue entre les œuvres vives de l'Histoire — ce temps long des permanences mentales et structurelles délimité par l'historien Fernand Braudel — et le tressautement éphémère de l'existence humaine. De cet échange résulte, non une révision de l'Histoire, mais une variante, et on se rend compte que si l'Histoire a bifurqué, ce n'est pas pour emprunter un sentier radicalement différent. Pour s'en convaincre, il suffit de dérouler le fil des événements relatés dans RomaÆterna. On y retrouve globalement et jusque dans les dates — une fois la conversion faite dans le calendrier chrétien — une ligne historique qui correspond à la nôtre." (8)
Avec la sagesse d’un maître, Silverberg nous entraîne dans un voyage vertigineux, laissant le lecteur émerveillé.

Le Déchronologue (2009) de Stéphane Beauverger illustre une approche narrative hybride particulièrement raffinée. Beauverger combine la méthode rétroactive avec une forme originale de technique des tableaux. Dans les Caraïbes du XVIIe siècle, le capitaine Henri Villon, flibustier huguenot, se trouve confronté à d'étranges phénomènes temporels qui perturbent son quotidien de corsaire. L'auteur sème les indices de ces interventions temporelles à travers les dialogues de l'équipage, les observations météorologiques inhabituelles et les objets anachroniques qui surgissent mystérieusement.
"Dans ce décor fait d'aventures maritimes, l'uchronie s'installe rapidement à mesure que la science-fiction vient bousculer l'Histoire caribéenne. L'intrigue principale du Déchronologue ne raconte finalement rien d'autre que les dommages collatéraux de voyages temporels mal définis. L'originalité de l'approche tient dans le fait que le récit apporte le point de vue exclusif d'un narrateur qui, malgré son esprit éveillé, ne possède pas les clés lui permettant de comprendre tous les événements au cœur desquels il navigue. Si ce pirate du XVIIème siècle peut admettre que le temps se désarticule et que des hommes viennent du futur, il lui est impossible d'appréhender les enjeux de l'étrange guerre que semblent se mener diverses factions, parmi lesquelles les indiens Itza avec leur dieu K'uhul ajaw , les nomades temporels appelés Targui, les belliqueux Americanos ou encore les Clampins... La situation demeure nécessairement assez nébuleuse aux yeux de Villon, et seul le lecteur peut chercher à combler de son côté les lacunes et à utiliser son bagage afin d'imaginer l'ensemble d'une fresque temporelle dont nous ne discernons qu'un fragment - car cette guerre future obscure n'est en aucune façon le réel sujet du roman. [...] En résumé, nous tenons là un exceptionnel récit d'aventures, mêlé à une histoire de guerre temporelle présentée de manière originale et splendidement lacunaire, servi par une écriture impeccable au souffle puissant, doublé d'un exercice de style maîtrisé et réussi... Qu'espérer de mieux ?" (9)


Conclusion

Cette évolution créative témoigne de la vitalité d’un genre en constant renouvellement. L’uchronie s’invite partout : exercice intellectuel pour repenser l’Histoire — collective ou intime —, mais aussi langage des regrets. Elle conduit toujours à réfléchir sur la liberté, la contingence et le poids des choix.

Certaines œuvres expriment des préoccupations qui traversent les décennies. Philip K. Dick avait ouvert la voie en montrant comment l'Amérique occupée expose les fragilités de la démocratie et les compromissions du quotidien sous la dictature. Christopher Priest prolonge cette réflexion quarante ans plus tard en imaginant une paix négociée avec Hitler qui interroge les choix moraux et politiques qui auraient pu éviter l'Holocauste... au prix d'autres compromissions. Cette continuité souligne le rôle critique de l’uchronie, capable de sonder les zones d’ombre du passé et de révéler les mécanismes invisibles des bouleversements historiques. Pour les historiens, ces récits fonctionnent comme des lentilles critiques : ils réexaminent les événements majeurs et bousculent les certitudes établies. L’uchronie est au passé ce que la science-fiction est au futur : tandis que la seconde esquisse des avenirs possibles, la première s’attache aux « possibles du passé ».

Pratiqué depuis près de cent soixante-dix ans, ce procédé nourrit autant la fiction que la réflexion scientifique. Théorisé en France au XIXᵉ siècle par Renouvier, il a gagné les États-Unis avec l’essor de la science-fiction et l’émergence de nouvelles théories physiques, comme celle des univers multiples. Aujourd’hui, l’uchronie s’est imposée dans tous les domaines culturels — littérature, cinéma, séries et jeux vidéo. Son succès répond à un besoin contemporain : comprendre les ressorts de l’Histoire dans un monde en accélération. Elle s’affirme comme un outil de réflexion politique et sociale, une forme de résistance au déterminisme. Comme le rappelait Gérard Klein : "Cultiver l'uchronie et par exemple lire Pavane, c'est se poser d'une autre manière l'éternelle et lancinante question : d'où venons-nous, où allons-nous ? C'est une excellente introduction à la prospective." (10)


Sources :

(1) In : Henriet, Eric B. (2009). L'uchronie. Paris : Klincksieck.
(2) In : Éric VIAL - Première parution : 1/6/2000 - dans Galaxies 17 - Mise en ligne le : 1/11/2001
(3) In : Roger BOZZETTO - Première parution : 1/12/2004 dans Galaxies 35 - Mise en ligne le : 7/1/2009
(4) In : Benoît DOMIS - Première parution : 1/6/1998 dans Galaxies 9 - Mise en ligne le : 29/4/2009
(5) In : Pascal PATOZ - Première parution : 4/6/2002 - nooSFere
(6) In : Tom CLEGG - Première parution : 1/12/2003 dans Galaxies 31 - Mise en ligne le : 8/12/2008
(7) In : Bruno PARA - Première parution : 17/4/2005 nooSFere
(8) In : Laurent LELEU - Première parution : 1/1/2008 dans Bifrost 49 - Mise en ligne le : 12/6/2009
(9) In : Pascal PATOZ - Première parution : 28/3/2009 nooSFere
(10) In : Gérard Klein - Préface du roman de Keith Roberts, Pavane - Livre de poche : https://www.quarante-deux.org/archives/klein/prefaces/lp227061.html


Nos chaleureux remerciements aux chroniqueurs, notamment Éric Vial, dont les critiques ont été reproduites avec son aimable autorisation, aux revues Bifrost et Galaxies ainsi qu'à nooSFere pour sa promotion de la science-fiction parue en langue française.


Glossaire :

prière d'insérer : Texte de la quatrième de couverture. Sorte de notice que les éditeurs de livres adressent aux journalistes pour promouvoir l'ouvrage et son auteur.


"Que peut nous apporter l’uchronie mis à part le regret et la nostalgie ? Faut-il y voir une volonté de rêver à nouveau à des avenirs possibles ? La SF nous promettait des voitures volantes, la conquête spatiale et des lendemains qui chantent qui ne vinrent jamais. L’uchronie fonctionne sur cette notion de regret mais la dépasse et la transcende. Elle porte souvent un message politique, une critique sociale, une alerte. Cette dimension pédagogique ne peut être niée." Le Guide de l'uchronie - Karine Gobled et Bertrand Campeis - ActuSF