Guide des voyages temporels dans la SF

Guide des voyages temporels dans la SF
@ Bruce Pennington - "Dinosaure-Plage", chez ALBIN MICHEL, coll. Super fiction n° 2

Premier volet du dossier sur les voyages temporels, les mondes parallèles et les uchronies dans la SF.

"Le voyage dans le temps recouvre plusieurs préoccupations très humaines : prédire l'avenir, changer le passé, retrouver la mémoire d'événements vécus ou les vivre sous un autre angle, s'ouvrir à de nouvelles chronologies, à de nouveaux mondes et à de nouvelles possibilités." (1)

VOYAGER DANS LE PASSÉ

Les voyages dans le passé apparaissent souvent comme un défi aux origines et au destin, mais aussi comme une façon de revisiter souvenirs et Histoire. La fiction temporelle s’articule autour de cinq concepts majeurs qui en dictent les règles narratives :

  • La Timeline représente la ligne temporelle unique où se déroulent les événements. Elle peut être malléable (les modifications du passé créent des paradoxes et changent l'avenir) ou fixe (principe de Novikov : tout changement était déjà intégré dans l'histoire, y compris les boucles causales où les effets futurs sont à l'origine de leurs propres causes, sans paradoxe).
  • Le Multivers propose qu'il existe une infinité d'univers parallèles. Chaque modification du passé ne crée pas un paradoxe mais une nouvelle branche de réalité, permettant la coexistence de multiples versions de l'histoire.
  • Les Boucles de Reset confinent le voyageur dans un segment temporel répétitif (souvent une journée) qu'il revit indéfiniment jusqu'à ce qu'il trouve le moyen de "casser" la boucle et de réintégrer un temps linéaire.
  • La Communication temporelle permet la transmission d'informations entre différentes époques sans transport physique des personnages.

Ces mécaniques façonnent les enjeux narratifs : dans une timeline malléable, l'objectif est d'éviter les paradoxes ; dans une timeline fixe, de comprendre son rôle prédéterminé ; dans un multivers, de naviguer entre les réalités ; dans une boucle de Reset, de rompre le cycle temporel ; et, dans une communication temporelle, de transmettre une information cruciale à destination du passé.

I. Type A : ALTÉRATION TEMPORELLE (Timeline malléable)

Le passé peut être modifié, créant de nouveaux futurs ou des paradoxes.

A1. Le paradoxe du grand-père

Le principe de causalité stipule qu'un effet ne peut pas précéder sa cause. Par conséquent, voyager dans le passé et le modifier créerait des paradoxes temporels, tel celui du grand-père : un individu tue son grand-père avant la conception de son père, ce qui rend sa propre existence impossible.

Le Voyageur imprudent (1943) de René Barjavel est l’une des premières œuvres à aborder ce type de paradoxe, ici celui de la « grand-mère ». Grâce à une substance chimique, le protagoniste voyage dans le temps et rencontre ses ancêtres. Ses actions dans le passé menacent d’effacer son propre futur.

Au cinéma, Retour vers le futur (1985) de Robert Zemeckis a marqué durablement la culture populaire. Marty McFly, adolescent des années 1980, croise la route du fantasque docteur Emmett Brown, inventeur d’une machine à voyager dans le temps. Propulsé en novembre 1955 après une série d’incidents, il arrive à l’époque où ses futurs parents doivent faire connaissance. En bouleversant cette rencontre, il déclenche un paradoxe temporel qui menace son existence. Le récit suit alors sa course contre la montre pour rétablir l’ordre des événements et regagner son époque. Mais au fil de la trilogie, les enchevêtrements temporels deviennent de plus en plus vertigineux.

A2. Le paradoxe du Bootstrap (boucle de causalité)

Le paradoxe du Bootstrap décrit une situation où un objet, une information ou une idée est envoyé dans le passé et s’auto-perpétue, formant une boucle causale sans origine identifiable : un scientifique trouve les plans d'une machine à voyager dans le temps dans son laboratoire. Intrigué, il suit les instructions pour construire l'appareil. Plus tard, lors de son premier voyage temporel, il laisse ces mêmes plans dans le passé, exactement où il les avait trouvés.

Dans Terminator 2 : Le Jugement dernier (1991), un paradoxe du Bootstrap est au cœur de l'intrigue. Les débris du premier T-800, détruit en 1984, sont récupérés par la société Cyberdyne Systems. L'ingénieur Miles Dyson s'en inspire pour développer les puces électroniques qui serviront de base à l'intelligence artificielle Skynet et, par la suite, aux futurs T-800. Conscients de ce cycle auto-réalisateur, Sarah Connor, son fils John et un T-800 reprogrammé s'efforcent de détruire Cyberdyne pour rompre cette chaîne d'événements. Leur certitude — résumée par la réplique « No fate but what we make » (« Pas d’autre destin que celui que nous forgeons ») — marque un basculement par rapport au premier film : là où Terminator (1984) montrait un futur inévitable, T2 ouvre la possibilité de rompre la boucle causale et de modifier la ligne temporelle, retardant, voire empêchant, le Jugement dernier prévu pour 1997.

A3. L'effet papillon

Les personnages qui voyagent dans le temps ne restent jamais de simples observateurs très longtemps ; leurs actions, volontaires ou non, tendent à réécrire et à modifier la trame de la réalité.

Quel serait le résultat sur le futur si des individus venant de l’avenir modifiaient un élément du passé, aussi infime soit-il ? Dans la nouvelle Un coup de tonnerre (1952) de Ray Bradbury, un voyageur du temps tue accidentellement un papillon préhistorique. À son retour en 2055, il découvre que ce geste insignifiant a provoqué des changements majeurs : un dictateur a remporté l'élection présidentielle, et la langue anglaise a évolué différemment.

Dans le roman Sans parler du chien (1998) de Connie Willis, au XXIe siècle, le professeur Dunworthy dirige une équipe d'historiens qui utilisent des transmetteurs temporels pour voyager dans le temps. Ned Henry, l'un d'eux, effectue d'incessantes navettes vers le passé pour récolter un maximum d'informations sur la cathédrale de Coventry, détruite par un raid aérien nazi. Or c'est à ce même Henry, épuisé par ses voyages et passablement déphasé, que Dunworthy confie la tâche de corriger un paradoxe temporel provoqué par une de ses collègues, qui a sauvé un chat de la noyade en 1888 et l'a ramené par inadvertance avec elle dans le futur. L'incongruité de la rencontre de ce matou voyageur avec un chien victorien pourrait bien remettre en cause... la survie de l'humanité ! Comme le souligne un critique : "Sans parler du chien (1998) est plus qu'un divertissement, c'est également une remarquable étude du voyage temporel. En utilisant la théorie du Chaos — un petit chat perdu peut à lui seul bouleverser le devenir de l'humanité —, Connie Willis offre l'une des voies d'exploration des paradoxes temporels les plus satisfaisantes à ce jour." (2)

II. Type B : PRINCIPE DE NOVIKOV (Timeline fixe)

Tout événement qui créerait un paradoxe a une probabilité nulle de se produire. Les actions du voyageur étaient déjà intégrées dans l'histoire.

B1. La prédestination

Dans une boucle causale temporelle, un événement peut être à la fois la cause et la conséquence d'un autre, ce qui forme un cercle fermé où les actions du voyageur dans le passé sont prédestinées à produire le futur qui l'a motivé à voyager.

Le film Predestination (2014), adapté de la nouvelle La Mère célibataire (1959) de Robert A. Heinlein, raconte l’histoire d’un agent temporel engagé dans une série de voyages à travers le temps. Sa mission consiste à assurer la continuité de son rôle de représentant de la loi. Lors de sa dernière mission, il doit recruter une version plus jeune de lui-même pour le remplacer, tout en poursuivant le seul criminel qui ait découvert son identité à travers les âges.

Dans de nombreux romans de science-fiction, les récits religieux adoptent volontiers un ton plus ou moins gentiment blasphématoire. Michael Moorcock n’a donc pas hésité, dans Voici l’Homme (1969), à imaginer que Jésus était en réalité un enfant incapable de remplir sa mission divine. Glogauer, voyageur temporel fasciné par les Écritures, se rend à Jérusalem pour assister à la passion du Christ. Il doit vite se rendre à l’évidence : nul n’a jamais entendu parler d’un certain Jésus. Horrifié, Glogauer prend alors les choses en main, allant jusqu’à accepter d’être crucifié pour que les Écritures s’accomplissent.

Dans The Terminator (1984), John Connor envoie son père dans le passé… pour qu’il le fasse naître.

B2. La ligne temporelle inaltérable

La série Dark (2017-2020) débute par la disparition de deux enfants dans une petite ville allemande. Cela entraîne la découverte de secrets enfouis et de liens entre quatre familles sur plusieurs générations. Contrairement à d’autres œuvres traitant des voyages dans le temps, les scénaristes de Dark ont fait le pari de proposer une ligne temporelle gravée dans le marbre. Dans des films comme Retour vers le futur 1 ou Terminator 2, le passé se modifie pour changer le futur, ce qui est impossible ici : ce qui s’est passé reste inaltérable. Que ce soit par l’action des personnages, qui s’efforcent de perpétuer un cycle, ou par les lois de la physique, rien ne peut être altéré.

III. Type C : MULTIVERS ET RÉALITÉS PARALLÈLES

Chaque modification crée une nouvelle ligne temporelle.

Paradoxalement, l'univers de la série Dark illustre également ce concept : il s'est élargi au fil des saisons pour intégrer la notion de multivers. Dès la fin de la deuxième saison, l'existence d'un univers parallèle est révélée. Cette idée audacieuse des créateurs a été intégrée avec succès au récit, alors qu'elle aurait pu fragiliser la stabilité de l'édifice. Durant la première saison, les voyages temporels se font exclusivement vers le passé, en 1986 et 1953. La deuxième saison nous emmène en 1921 puis en 2053, tandis que la troisième saison nous présente effectivement ce nouveau monde parallèle, mais aussi l'année 1888. Les personnages passent davantage de temps dans ces différentes époques, ce qui, en plus de donner du temps de respiration à la timeline, nous explique pourquoi certains personnages ont fini par vieillir.

[Note] Chapitre détaillé dans le second volet du dossier : Les imaginaires des mondes parallèles en science-fiction.

IV. Type D : BOUCLES TEMPORELLES FERMÉES (Reset loops)

Le temps forme une boucle répétitive où les mêmes événements se reproduisent jusqu'à résolution.

D1. Les boucles infinies

Les boucles temporelles évoquent un retour perpétuel à un point d'origine, un cercle infini où les mêmes événements se reproduisent. Le personnage piégé doit trouver un moyen de briser cette répétition et de s'en échapper, parfois au prix de sacrifices extrêmes pour reprendre le contrôle de son destin.

Dans le film Edge of Tomorrow (2014), la Terre est envahie par des extraterrestres appelés Mimics. Le major William Cage, officier de relations publiques, est envoyé au front sans aucune expérience de combat et contre sa volonté. Lors d'une mission suicide, Cage tue un Mimic inhabituel et meurt en étant aspergé de son sang. À son réveil, il se retrouve dans une boucle temporelle, revivant le même jour encore et encore. À chaque résurrection, Cage conserve tous ses souvenirs des boucles précédentes. Cela lui permet d'affiner ses compétences de combat, de recueillir des informations cruciales et de tester différentes stratégies pour vaincre les Mimics.

D2. La rencontre temporelle avec soi-même

La rencontre avec soi-même traite des scénarios où un personnage fait face à une version plus jeune ou plus âgée de lui-même, ou voit ses souvenirs s’entremêler au point de perdre ses repères.

Looper est un film de science-fiction et d'action sorti en 2012. Il a été écrit et réalisé par Rian Johnson. Les acteurs principaux sont Joseph Gordon-Levitt, Bruce Willis et Emily Blunt. L'histoire commence avec un tueur attendant dans un champ de maïs. C’est Joe, un « looper » : il gagne sa vie en flinguant des types que la mafia lui envoie du futur. Ces cibles viennent de 2074 et disparaissent en 2044, sans laisser de traces. La boucle est bouclée. Mais le jour où Joe se retrouve face à lui-même âgé de trente ans de plus, il n’arrive pas à tuer ce Joe vieillissant.

Chez le voyageur temporel, les images du passé se mêlent à sa réalité présente, jusqu'à brouiller la frontière entre souvenir et vécu. Cette idée est brillamment développée dans le film L'armée des douze singes (1995) réalisé par Terry Gilliam. Inspiré du court-métrage français La Jetée (1962), le film raconte l'histoire de James Cole, un prisonnier du futur envoyé à plusieurs reprises dans le passé afin de récolter des échantillons d'un virus qui a détruit la quasi-totalité de la population humaine. Le réalisateur y développe les thèmes de la mémoire et de la perception du temps, et montre comment ces allers-retours brisent l'identité du voyageur, provoquant confusion et folie.

V. Type E : COMMUNICATION TEMPORELLE

Dans un modèle temporel fixe, cette approche alternative au voyage temporel contourne les paradoxes classiques et peut engendrer ou maintenir une boucle causale.

"Un paysage du temps (1980) de Gregory Benford est construit sur un schéma alternatif, un système oscillatoire par rapport à un moment donné, arbitrairement situé en 1974. Le futur, c'est 1998, où l'humanité est aux portes de la catastrophe, l'économie mondiale en déroute et les océans pollués par des effluents chimiques ; un groupe de chercheurs de Cambridge pensent, grâce aux tachyons, pouvoir communiquer avec des scientifiques du passé afin d'empêcher le désastre écologique. Le passé, c'est 1963 en Californie, où Gordon Bernstein voit ses expériences sur la résonance nucléaire perturbées par des parasites mystérieux. Ce qui n'aurait pu être qu'une nouvelle variation sur le paradoxe temporel devient ici — par le soin et le talent que déploie Gregory Benford pour doter ses personnages d'une réelle épaisseur psychologique et décrire les événements suivant un réseau complexe d'implications politiques, économiques, sociales et philosophiques — une véritable « saga scientifique » en même temps qu'une troublante parabole poétique sur la notion de Temps." (3)

Dans Interstellar de Christopher Nolan (2014), la communication prend une forme spectaculaire et non conventionnelle. Dans la dernière partie du film, Cooper franchit l'horizon des événements du trou noir Gargantua et est placé dans un tesseract par des êtres supérieurs. Cette structure lui permet de percevoir le temps comme une dimension spatiale et d'accéder à différents moments de la vie de sa fille, Murph. Il transmet des données quantiques cruciales, qu'il a recueillies dans le trou noir, via la montre qu'il lui avait offerte, ce qui permet à Murph de résoudre l'équation de la gravité et de sauver l'humanité. Ce procédé crée une boucle causale : les actions de Cooper dans le futur influencent directement le passé, et il devient le "fantôme" que Murph croyait percevoir dans sa chambre d'enfant.


VOYAGER DANS LE FUTUR

Les voyages dans le futur posent d'autres défis narratifs et s'appuient sur des mécanismes scientifiques jugés plus plausibles que la fantastique machine de H. G. Wells ou la DeLorean de Emmett Brown. La science-fiction imagine plusieurs procédés pour y parvenir : vitesse relativiste, gravité extrême, stase ou relais temporel contrôlé par des organisations toutes-puissantes du futur lointain.

La machine

Dans La Machine à explorer le temps (1895) de H. G. Wells, un voyageur de l’époque victorienne utilise une machine qu’il a inventée pour se rendre en l’an 802 701. Il y découvre une société divisée en deux espèces distinctes : les Éloïs, êtres doux et insouciants vivant à la surface, et les Morlocks, créatures brutales et souterraines. Le voyageur est d’abord séduit par les Éloïs et leur existence apparemment idyllique, mais il réalise bientôt que leur survie est précaire : ils ont perdu la capacité de penser par eux-mêmes, alors que les Morlocks, qui entretiennent à leur insu la société, les élèvent comme du bétail dont ils se nourrissent. Wells y propose une satire saisissante de la société capitaliste de son époque, où l’écart entre classes pourrait mener à une évolution divergente – littéralement – entre des élites décérébrées et des classes laborieuses devenues monstrueuses.

La relativité et le décalage temporel

La physique moderne, notamment la relativité restreinte, offre aux auteurs de science-fiction une base scientifique pour imaginer des voyages temporels plus crédibles. Selon cette théorie, le temps s'écoule plus lentement pour un voyageur se déplaçant à une vitesse proche de celle de la lumière que pour un observateur resté immobile. Il ne s'agit pas d'un voyage dans le temps au sens strict, mais d'un décalage vers l'avenir, proportionnel à la vitesse et à la durée du trajet. En science, ce phénomène porte le nom de dilatation temporelle, illustré notamment par le célèbre paradoxe des jumeaux.

Dans le roman La Guerre éternelle (1974) de Joe Haldeman, la Terre entre en contact en 1997 avec des extraterrestres, les Taurans, événement qui marque le début d’une guerre sans merci. Les autorités terriennes envoient alors un contingent d’élite, formé grâce à un programme d’entraînement d’une rudesse inhumaine destiné à “produire” des soldats capables de tout endurer. William Mandella en fait partie, et part au combat sans crainte. Le récit se déploie sur deux temporalités : le temps réel, qui s’écoule sur Terre, et le temps subjectif, raccourci par les sauts collapsars via des portails et ralenti par les voyages interstellaires à une vitesse proche de celle de la lumière. Pour Mandella, qui survit miraculeusement d’une mission à l’autre, cette guerre semble devoir durer des siècles.

Le trou noir

Temps, espace, matière, tout est lié. Mais à l'inverse de la conception newtonienne du temps, ici c'est la matière qui influe sur le temps et l'espace. Autrement dit, il serait possible de manipuler la matière et l'énergie pour influencer le temps.

Réalisé par Christopher Nolan en 2014, Interstellar se déroule dans un futur proche où la Terre est presque inhabitable en raison des changements climatiques et de la dégradation des ressources. Cooper, ancien astronaute devenu agriculteur, est recruté secrètement par la NASA pour trouver une nouvelle planète habitable. Il part avec une équipe de scientifiques, dont le Dr Amelia Brand, à travers un trou de ver apparu près de Saturne, dans l'espoir de découvrir un nouveau foyer pour l'humanité. Lorsque l'équipe atteint la planète Miller, située près d'un trou noir massif appelé Gargantua, elle subit un effet de dilatation temporelle : une heure passée sur cette planète équivaut à sept ans sur Terre. Cette distorsion accentue l'urgence de leur mission lorsqu'ils comprennent que leurs proches vieilliront de plusieurs décennies durant leur absence.

La stase

Enfin, une approche différente du voyage temporel consiste à suspendre le temps pour le voyageur lui-même.

L'hibernation apparaît souvent en science-fiction comme un moyen pratique d'atteindre l'avenir ou de compenser la durée des voyages stellaires. Un simple sommeil profond ne suffit toutefois pas à prévenir la détérioration du corps. Pour contourner ce problème, certains auteurs imaginent des "champs mystérieux" capables de figer le temps. Cette approche néglige le fait que tout champ est associé à une particule dont le mouvement et les interactions assurent la manifestation du phénomène. Ce dispositif, purement fonctionnel pour le récit, n'a aucun équivalent réalisable selon les lois physiques connues. Dans ces récits, une « bulle de stase » permet de préserver les héros pendant des millénaires, voire des millions d'années, sans leur infliger de courbatures trop sévères à leur réveil.

Dans La Nuit des temps (1968), chef-d’œuvre de René Barjavel, l’action se déroule en Antarctique, territoire dédié à la recherche scientifique. Lors d’une expédition, des chercheurs mettent au jour des vestiges enfouis sous la glace, révélant l’existence d’une civilisation disparue depuis 900 000 ans, bien plus avancée que la nôtre. Parmi ces vestiges se trouve une capsule dorée contenant la magnifique Eléa qui, une fois réveillée, raconte l’histoire de son peuple. À ses côtés repose Coban, son compagnon et dépositaire du savoir scientifique de leur civilisation, que l’on tente aussi de réveiller.

La Captive du temps perdu (1986) de Vernor Vinge mêle science-fiction, enquête et politique. Cinquante millions d’années dans le futur, après une catastrophe appelée « Singularité » ou « Extinction », subsistent deux groupes d'une centaine de voyageurs temporels en stase : paléo-techs et néo-techs. Lorsque Marta Korolev, l’une des néo-techs les plus influentes, est assassinée, l’enquête est confiée à Will Brierson, un paléo-tech, qui s’appuie sur son journal intime. L’enjeu est considérable. Marta incarnait « l’âme » de la communauté, et sa disparition soulève une inquiétude majeure : tous les survivants sont-ils menacés ? Veut-on détruire l’espèce humaine, l’asservir, et au profit de qui ou de quoi ?

À la différence des voyageurs temporels vers le passé, qui peuvent souvent faire des allers-retours, ces personnages projetés dans un avenir lointain n'ont aucun moyen de regagner leur époque d'origine : ils deviennent des naufragés du temps.

Les organisations du futur lointain

Les organisations du futur lointain forment un motif récurrent de la science-fiction. Dotées de technologies qui dépassent l'imagination, ces entités souvent dissimulées altèrent le passé, préservent l'Histoire ou infléchissent le destin de l'humanité pour garantir leur propre survie.

Dans le torrent des siècles (1951), Clifford D. Simak raconte l’histoire d’Asher Sutton, un agent galactique de l'an 8386, mort puis ressuscité, qui revient sur Terre avec les fondements d'un livre qui sera écrit dans le futur. Ce livre, intitulé Ceci est la Destinée, est le manifeste du mécanisme du Destin, façonné par une intelligence secrète et toute-puissante. À travers ce roman, Simak défend l'égalité entre tous les êtres vivants de la galaxie, notamment les androïdes, exploités par les humains.

Isaac Asimov, avec son roman La Fin de l'éternité publié en 1955, imagine une organisation secrète capable de voyager à travers les siècles pour modifier le cours de l'Histoire et préserver l'humanité. Le récit se déroule en dehors du temps, dans un ensemble d'installations appelé l'Éternité, qui s'étend du 27e siècle jusqu'à un avenir presque infini. Les Éternels, membres de cette organisation, interviennent pour prévenir les catastrophes en opérant des « Changements de Réalité », parfois capables d'affecter l'existence de milliards d'êtres humains. Andrew Harlan, Technicien chargé de déterminer les modifications minimales nécessaires pour obtenir un résultat donné, voit ses convictions vaciller lorsqu'il tombe amoureux de Noÿs Lambent, une femme du XXᵉ siècle. En la ramenant dans le futur, il enfreint les règles et déclenche une série d’événements qui l’amènent à découvrir que l’Éternité n’est pas unie : derrière l’apparente mission de préservation, ses membres poursuivent des objectifs divergents, parfois incompatibles, pour orienter l’avenir de l’humanité.

La Patrouille du temps (1960) de Poul Anderson est un classique du time opera bâti sur une idée simple : si le voyage temporel existe, il faut une police chargée d’empêcher toute altération majeure du passé. Cette organisation agit sous l’autorité des Danelliens, descendants de l’humanité ayant évolué un million d’années dans le futur. Devenus aussi différents de nous que nous le sommes des mammifères insectivores du passé, ils veillent sur leur propre histoire afin d’assurer l’émergence de leur civilisation. Ses recrues viennent de toutes les époques, mais seuls quelques agents, tel Manse Everard — héros récurrent des récits — disposent d'un accès illimité à la trame du temps. Ils opèrent dans un univers où le continuum résiste naturellement aux changements mineurs. Écraser un insecte préhistorique ne modifie pas l’histoire ; seuls les actes significatifs de « délinquants temporels » peuvent provoquer de véritables bouleversements. Poul Anderson écarte les paradoxes habituels en postulant que la discontinuité est possible et que la logique causale classique ne s’applique pas au temps. Par conséquent, si quelqu’un tue son grand-père, il disparaît aussitôt, sans que le passé soit réécrit ni qu’un paradoxe se produise.

Dinosaure-Plage (1971), chef-d'œuvre de Keith Laumer, est une station du Central Nexx, située au beau milieu... de l'Ère secondaire. Le Nexx, c'est une organisation du lointain avenir, qui a entrepris de remettre de l'ordre dans le Cours du Temps. Car les interventions successives de chrononautes mal avisés y ont mis un tel désordre que l'exis­tence de l'humanité est menacée... Ravel, agent du Nexx, a été envoyé en mission dans l'Amérique de 1936. Là, il est tombé amoureux de la charmante Lisa, et c'est en plein bonheur qu'il est rappelé à Dinosaure-Plage. Peu après son arrivée, la station est attaquée et détruite. Ravel se trouve lancé dans une inconcevable odyssée à travers le Temps.

Dans Interstellar (2014), l’hypothèse est que l’humanité a survécu et évolué jusqu’à pouvoir manipuler l’espace-temps ; ces humains du futur, capables de percevoir cinq dimensions, auraient construit le tesseract pour que Cooper accomplisse sa mission. Le paradoxe est clair : ces êtres supérieurs n’existent que si Cooper sauve l’humanité dans le passé, mais il ne peut y parvenir que grâce à leur intervention.


MÉMOIRES TEMPORELLES

Outre les voyages temporels ou la transmission d’informations sans transport physique, certaines œuvres interrogent notre rapport au temps à travers des perceptions altérées de la temporalité. Sans machines complexes ni déplacements réels, elles misent sur notre faculté à appréhender autrement la trame du temps. Dans cet au-delà mémoriel, entre visions arrachées à l'avenir et reflets figés du passé, ces récits rappellent que changer la perception revient déjà à franchir les frontières du temps.

La prédiction

Comme le rappelle l'adage : "La prédiction est un art difficile, surtout lorsqu'elle concerne l'avenir."

Dans la Grèce antique, prophéties et oracles occupaient une place essentielle dans la vie religieuse et politique. Le plus renommé, celui de Delphes, se dressait au pied du mont Parnasse, en Phocide, et aurait, selon la légende, été fondé par le dieu de la divination lui-même. Au cœur de ce sanctuaire panhellénique, la Pythie, prêtresse d’Apollon, transmettait les réponses divines aux questions des pèlerins. Souvent obscurs, ces oracles pouvaient infléchir le destin des rois comme des héros. Ainsi Crésus, roi de Lydie, consulta Delphes avant de se lancer dans une guerre contre l’Empire perse (vers 547 av. J.-C.). La Pythie lui annonça que, s’il franchissait le fleuve Halys, il détruirait un grand empire. Crésus prit l’augure pour un signe de victoire… mais c’est son propre royaume qui fut anéanti.

Si les oracles antiques passaient par l’interprétation de prêtres ou de prêtresses dans un cadre institutionnel, d’autres formes de visions de l’avenir ont continué à fasciner l’esprit humain. Les rêves prémonitoires, qu’ils surviennent durant le sommeil ou par éclairs de prescience, peuvent être vus comme une forme intime de voyage temporel. La science-fiction s’est emparée de cette expérience mentale, où l’esprit franchit les frontières du présent pour sonder les ramifications de l’avenir, et l’a déclinée sous des formes très diverses.

Bien des siècles plus tard, cette fascination se retrouve dans les récits futuristes. Dans Minority Report, réalisé par Steven Spielberg en 2002 d’après une nouvelle de Philip K. Dick (1956), l’action se déroule en 2054 à Washington D.C., dans une société où la criminalité a quasiment disparu grâce à un dispositif de justice prédictive nommé Précrime. Ce système repose sur les Précogs, trois êtres dotés de dons de prescience à la suite d’expériences prénatales. Plongés dans un état semi-conscient, ils sont reliés à des serveurs qui enregistrent leurs visions de crimes à venir. Le titre renvoie aux « Minority Reports » : des visions divergentes, souvent ignorées, qui montrent un futur où le crime anticipé n’a pas lieu. Ces rapports minoritaires rappellent que l’avenir reste mouvant, jamais entièrement fixé.

Dans Dune (1965), Frank Herbert rend tangible cette même capacité par une voie plus mystique que technologique. Paul Atréides possède une prescience qui lui révèle non pas un avenir figé, mais un réseau complexe de possibles entremêlés. Ces fragments du futur, parfois contradictoires, contraignent le héros à naviguer dans un champ d'options où chaque choix peut infléchir le cours des événements. D'autres personnages possèdent en partie ce don, comme les Navigateurs de la Guilde ; leur exposition prolongée à l'Épice leur confère une prescience qu'ils utilisent pour tracer un chemin sûr aux Long-courrier lors de leurs voyages spatiaux.

Ces visions de l’avenir prennent une dimension inédite dans Flashforward (1999) de Robert J. Sawyer. Une expérience scientifique plonge toute l’humanité dans l’inconscience pendant deux minutes et dix-sept secondes. Durant cet intervalle, chaque individu perçoit un fragment de son propre futur, à travers les yeux et les sensations de son moi à venir. Au réveil, ces images marquent profondément les esprits, déclenchent tensions et conflits, et suscitent des tentatives désespérées pour infléchir le cours des événements. Contrairement aux Précogs de Minority Report, c’est ici l’ensemble de l’espèce humaine qui reçoit simultanément des aperçus prémonitoires, posant avec acuité la question du libre arbitre et de la possibilité de déjouer un destin déjà entrevu.

Les reflets du passé

En observant le ciel à travers un télescope, nous pouvons contempler des événements qui se sont produits il y a des millions ou des milliards d’années, tels que la formation de galaxies ou l’explosion de supernovæ.

Bob Shaw nous a légué, avec le roman Les Yeux du temps (1971), un chef-d'œuvre inclassable, alliant spéculation intellectuelle, une terrible histoire d'amour et des images d'une poésie fulgurante. Imaginez une vitre dotée de mémoire : elle ralentit la lumière, absorbe des images et les restitue des jours, des mois ou des années plus tard. Cela permet d'installer au cœur des villes des fenêtres donnant sur l'océan, les montagnes, une campagne idyllique ou un ciel perpétuellement bleu. C’est également une porte ouverte sur le passé, car le verre lent conserve la mémoire de secrets que certains auraient préféré voir à jamais perdus.

Maurice Renard avait eu une idée similaire avec Le Maître de la lumière (1933), où une affaire de meurtre est élucidée grâce à une fenêtre équipée d'un verre qui retarde les photons.


Conclusion

Autrefois, c’est la Pythie de Delphes que l’on consultait pour capter la voix des dieux. Aujourd’hui, nos sociétés se tournent vers la science-fiction pour imaginer les futurs technologiques qui nous attendent. Ce déplacement du sacré vers le scientifique ne signe pas l’abandon de notre quête de sens : au contraire, il la réinvente à travers des récits qui dépassent le réel connu.

Comme le soulignent de nombreuses analyses contemporaines, la fiction, tout comme la religion, postule l’existence d’une réalité au-delà de celle que nous percevons. La science-fiction joue désormais un rôle quasi-sacré dans notre imaginaire collectif. Ses œuvres regorgent de références théologiques, tandis que leur capacité à décentrer notre regard en fait une littérature ouverte au mystère.

Parmi les thèmes récurrents de la science-fiction, les voyages dans le temps occupent une place particulière. Ils permettent d'imaginer à quoi pourrait ressembler le futur ou ce que deviendrait le passé si l'on interagissait avec lui ; c'est une façon remarquable d'examiner les futurs possibles ou les possibles du passé.

Les progrès scientifiques actuels semblent interdire tout voyage temporel, car le temps constitue une dimension indissociable de la matière et obéit à des lois strictes. Certaines hypothèses offrent cependant des échappatoires fascinantes en postulant l'existence d'univers multiples. Le voyageur temporel ne modifie pas son propre passé mais accède à des réalités parallèles où sa présence devient possible. Cette approche contourne élégamment le paradoxe du grand-père et rend concevable la modification d'événements passés ou futurs, puisque chaque univers suit sa propre trame. La physique évoque d'ailleurs cette idée à travers la théorie des mondes multiples, conférant une certaine légitimité scientifique à ces spéculations. Mais au fond, à quoi bon ? Empêcher une guerre dans un univers parallèle ne supprime pas celle qui éclatera dans d'autres réalités.

Face à ces obstacles conceptuels, les auteurs de science-fiction contournent habilement les difficultés en inventant des moyens de transport temporels et des intrigues nourries de paradoxes, voire de nouveaux univers. Leurs récits, bien qu'ils relèvent de la pure spéculation, nous invitent à mesurer l'impact de nos gestes quotidiens sur le cours de notre destin et nous rappellent finalement que l'histoire, qu'elle soit réelle ou imaginaire, naît autant des petits hasards que des forces profondes qui façonnent le monde.


Sources :

(1) In : James Cameron's Story Of Science Fiction - 1x06 - Les voyages dans le temps
(2) In : Sophie GOZLAN - Les critiques de Bifrost - https://belial.fr/blog/sans-parler-du-chien
(3) In : Pierre K. REY - Première parution : 1/3/1982 dans Fiction 327 - Mise en ligne le : 1/10/2006. https://www.noosfere.org/livres/niourf.asp?numlivre=-323183