Imaginaires cyberpunk dans la SF

Imaginaires cyberpunk dans la SF
Ghost in the Shell 2: Innocence @Photo : GKIDS

Un genre mutant, évolutif et visionnaire.

Le cyberpunk, sous-genre incontournable de la science-fiction, s'est imposé au fil des décennies comme un pilier de la culture populaire. Son influence s’étend bien au-delà de la littérature, touchant des domaines variés tels que le cinéma, les jeux vidéo, la musique, et même la mode.

Dès son émergence, il met en scène des futurs où le progrès technologique, loin de libérer l'humanité, tend à la soumettre à des systèmes oppressifs, qu'il s'agisse de corporations, de gouvernements corrompus ou de réseaux informatiques omniprésents. La technologie, dans l'univers cyberpunk, n'est pas un vecteur d'émancipation, mais un instrument qui exacerbe les inégalités, déshumanise les individus et aliène les personnages à travers le contrôle de leurs corps (cybernétisation), de leurs esprits (réalité virtuelle), et de leurs vies (surveillance et exploitation). Ces futurs anxiogènes auraient un caractère purement dystopique si le cyberpunk ne venait pas éclairer le présent de manière radicale.

Plus qu'une simple fiction, le cyberpunk se positionne comme un véritable laboratoire d'anticipation des dynamiques sociales à venir. En intégrant les avancées technologiques dans leurs récits, les auteurs capturent à la fois les angoisses et les promesses d’un techno-capitalisme émergent. Qui plus est, ils proposent des métaphores puissantes pour appréhender des processus abstraits tels que la cybernétisation de l’économie, la globalisation des flux d'information ou encore l’avènement de la posthumanité. Ainsi, loin d’être une échappatoire au réel, ce genre se présente comme une clé pour comprendre les bouleversements profonds déjà à l'œuvre dans nos sociétés. (1)

Une définition du cyberpunk.

Le terme « cyberpunk », popularisé par Bruce Bethke dans sa nouvelle Cyberpunk (1983), combine « cybernétique », la science des communications et de la régulation dans l'être vivant et la machine, et « punk », qui évoque une esthétique rebelle, anti-establishment, proche des contre-cultures des années 60 et 70. Devenu un mouvement, le cyberpunk a accordé une place considérable à l’informatique, à l’ordinateur, aux réseaux, au cyberespace, à l'IA, sans oublier l'invasion publicitaire qui caractérise ces mondes hyperconnectés. Puis est apparue une nouvelle conception de l’hybridation entre l’homme et la machine : celle de la connexion entre l’ordinateur et le système nerveux, de l’interface entre le vivant et l’électronique.

Le cyberpunk concerne essentiellement une description du futur proche et des améliorations technologiques (des implants cybernétiques, mais aussi des drogues ou médicaments) que l’être humain parvient à mettre au point pour augmenter ses capacités. Caractérisé par une ambiance sombre, cynique et violente, il met en lumière les dynamiques complexes d'une société globalisée et technologiquement augmentée, dans laquelle l'individu est écrasé par la puissance désincarnée des mégacorporations, si influentes qu’elles ont fini par remplacer les États. Le cyberpunk montre comment la technologie peut être réappropriée et détournée par les individus, souvent de manière ambivalente. Dans cet univers, hacker des ordinateurs est plus cool que d’être une star du rock. Les protagonistes sont des hackers, des geeks connectés en permanence, des dealers, des tueurs à gages, des zonards amateurs de rock, des yuppies déchus ou des rebelles, trop attachés à l'individualisme pour incarner de véritables révolutionnaires. Sur le fil du rasoir, ces antihéros évoluent en marge de sociétés dystopiques, souvent dans des environnements urbains denses et oppressants, voire dans des mégastructures, véritables villes dans la ville. La technologie, bien qu’omniprésente, ne sert que rarement le bien commun, aggravant les inégalités et créant des zones de non-droit où l'État est inexistant ou corrompu. La dégradation sociale y est exacerbée, tandis que les individus tentent désespérément de se connecter (sans que l'on comprenne toujours pourquoi) ou de transcender leur condition, parfois à tout prix.

Les récits cyberpunks spéculent sur l’avenir en s’appuyant sur des développements technologiques déjà en gestation lors de leur écriture. Les concepts de réalité virtuelle, de biotechnologie, d’intelligence artificielle et de piratage informatique, qui étaient avant-gardistes dans les années 1980, sont désormais des réalités ou des sujets de débats éthiques. Au fil des décennies, le genre a su s'adapter aux transformations technologiques et sociétales.

Les premières grandes œuvres fondatrices.

Bien qu'ayant émergé dans les années 1980, le cyberpunk s'enracine dans des récits plus anciens. Parmi eux, on pourrait citer Simulacron 3 (1964) de Daniel F. Galouye et Sur l’onde de choc (1975) de John Brunner, qui est parfois considéré comme étant le premier roman cyberpunk, bien que son auteur le réfute. Toujours est-il que Philip K. Dick apparaît a posteriori comme l’un de ses maîtres incontestés. Dès 1968, avec Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Dick aborde des thèmes tels que le clivage du moi et l'aliénation du héros, incapable de nouer des relations normales avec les autres. Ce roman, adapté en film sous le titre Blade Runner (1982), a anticipé de nombreux éléments caractéristiques du genre : un futur sombre et déshumanisé, où la vie urbaine est oppressante, polluée, et dominée par des mégacorporations, des androïdes ignorant leur nature artificielle grâce à des souvenirs factices, et la quête d'identité à l’ère des machines.

L’œuvre de William Gibson, Neuromancien (1984), est souvent considérée comme le véritable point de départ du cyberpunk. Ce roman visionnaire introduit des concepts tels que le cyberespace – préfigurant ainsi l’internet et la réalité virtuelle – et les intelligences artificielles autonomes. Neuromancien plonge dans un univers où des hackers naviguent dans des réseaux virtuels aussi dangereux que réels, tandis que des mégacorporations dictent le sort des individus. Ce roman définit l’esthétique du cyberpunk et ouvre la voie à de nombreuses œuvres ultérieures. Aux États-Unis, Neuromancien a été perçu comme à la fois hostile à la technologie et pessimiste, mais Gibson ne se reconnaît dans aucune de ces deux visions.

"La « trilogie Neuromantique » n’a pas simplement révolutionné la science-fiction et marqué l’apparition d’un grand écrivain, elle a aussi, sans doute, façonné le réel dans lequel nous vivons. En mettant en image et en nommant les échanges de données informatiques sur des réseaux encore balbutiants à l’époque de rédaction, William Gibson a fait acte de magie et créé notre présent. Il ne l’a pas prédit : il l’a inventé. Et en cela, il est grand." Laurent QUEYSSI - Première parution : 1/10/2019 Bifrost 96 - Mise en ligne le : 27/11/2023

Avec Schismatrice (1985), considéré comme l'un des textes fondateurs du cyberpunk, Bruce Sterling contribue de manière décisive à la structuration du genre. Sommet de son œuvre, ce roman-culte aborde avec brio des thèmes centraux de la science-fiction moderne tels que le clonage, les humains transgéniques, les cyborgs, les intelligences artificielles, les extraterrestres, la posthumanité et l'immortalité. Sterling publie également une anthologie-manifeste, Mozart en verres-miroir (1986), dans laquelle il décrit le cyberpunk comme « l’imbrication d’univers auparavant dissociés : le royaume de la technologie de pointe et les aspects modernes de l'underground pop. »

"Les œuvres des cyberpunks trouvent leur parallèle dans toute la culture pop des années 1980 : dans les vidéos rock, dans la marginalité cibiste et informatique, dans les discordances baladeuses du hip-hop et du rap... Certains thèmes centraux resurgissent fréquemment dans la S-F cyberpunk. Celui de l’invasion corporelle : membres artificiels, circuits implantés, chirurgie esthétique, altération génétique. Ou même, plus puissant encore, le thème de l’invasion cérébrale : interfaces cerveau-ordinateur, intelligence artificielle, neurochimie — techniques redéfinissant radicalement la nature de l’humanité, la nature du moi." (Cf. in Bruce Sterling).

Le groupe des cyberpunks réunissait de fortes individualités : William Gibson et Pat Cadigan qui continuent d’explorer le futur proche et le thème ambivalent de la réalité virtuelle, Paul Di Filippo, Walter Jon Williams (Câblé) qui s’est éloigné des motifs neuromantiques pour explorer d’autres territoires (Sept jours pour expier, Plasma), Lewis Shiner. L’auteur le plus intéressant de cette génération cyberpunk est sans conteste Greg Bear, avec La reine des anges, un pur chef-d’œuvre de cette mouvance." Jacques Baudou, in La Science-fiction, PUF, " Que sais-je ? ” no 1426, 2003

Le réalisateur et scénariste Paul Verhoeven n’avait jamais fait de science-fiction avant RoboCop. Le titre original était quelque chose comme Futur of Law Enforcement, et quand il a vu que c’était à propos d’un robot, il a dit non. Mais après avoir relu le script, il a accepté. RoboCop (1987) mêle science-fiction et satire sociale pour aborder la militarisation de la police, les dérives capitalistes et les questions d'identité à travers l'histoire d’un policier devenu cyborg. C'est une satire mordante d'un capitalisme débridé, où l'humain est sacrifié sur l'autel du profit, offert en pâture au dieu Dollar. Miroir à peine déformé de la société de son époque, et peut-être encore plus pertinent aujourd'hui, ce film choque toujours par son audace. Son ton libre, empreint d'un cynisme cinglant et d'un humour noir rarement vu à Hollywood, provoque autant de rires que de malaises. Même les scènes les plus violentes parviennent à faire sourire, grâce à des sous-entendus subtils, jusqu’à un final absurde et grotesque, véritable pied de nez au spectateur. Mais RoboCop va bien au-delà de la simple critique sociale. Il offre une relecture tragique du mythe de Prométhée, dépeignant le destin d’un homme qui a tout perdu, y compris son humanité. Pris dans un conflit intérieur, ne sachant plus s’il doit se considérer comme un être à part entière ou comme un simple produit déshumanisé, il incarne une réflexion poignante sur l’identité. Cette interrogation fondamentale – la machine a-t-elle une âme ? – fait écho à Blade Runner, sorti quelques années plus tôt, réaffirmant la place centrale de cette question dans le paysage cyberpunk.

"Dopé par la signature irrévérencieuse du Hollandais violent, Total Recall (1990) regorge également d’ingrédients typiques du cyberpunk : le fameux conglomérat de sociétés malfaisantes, Quaid le protagoniste (ici amnésique) en proie à une crise existentielle, la violence à la limite du grand-guignolesque, les corps pétris de prothèses multiples, la rébellion contre l’ordre établi, des technologies plus sidérantes les unes que les autres. Le génie de Verhoeven dans ce long-métrage – l’un de ses plus virtuoses – est de partir d’une réalité banale et routinière (bien que située dans un futur où la planète Mars est colonisée et exploitée) avant de glisser progressivement vers la hard science-fiction. Dès qu’il lève la tête de son quotidien, Quaid ne voit que des murs saturés d’écrans publicitaires. Tant et si bien qu’il finit par répondre à l’une d’entre elles et accepter l’offre de la société Rekall, spécialisée dans l’implantation de souvenirs factices." (2)

De Akira à Babylon Babies.

Contrairement au cyberpunk occidental, ancré dans la science-fiction New Wave, le cyberpunk japonais puise ses origines dans la culture musicale underground, notamment la sous-culture punk des années 1970. Le réalisateur Sogo Ishii introduit cette rébellion anarchique dans le cinéma japonais avec des films comme Panic High School (1978) et Crazy Thunder Road (1980), qui incarnent l'esprit punk. Crazy Thunder Road en particulier, avec son esthétique de gang de motards, ouvre la voie à l'univers d'Akira.

Akira, manga culte de Katsuhiro Otomo, a profondément marqué l’imaginaire cyberpunk, tant au Japon qu'à l'international, surtout après son adaptation en film d'animation en 1988. Cette œuvre présente un futur dystopique où la technologie précipite l'effondrement de l'humanité plutôt que de la sauver. Publié entre 1982 et 1990, Akira se déroule dans Néo-Tokyo, mégalopole futuriste construite après une catastrophe nucléaire. L’histoire suit Kaneda, chef d’un gang de motards, et Tetsuo, son ami, qui développe des pouvoirs psychiques après un accident. Dans cet univers, des humains dotés de capacités surpuissantes deviennent incontrôlables, soulevant la question : sont-ils encore vraiment humains ?

Ghost in the Shell (1989), le manga de Masamune Shirow, est sans doute l'une des œuvres les plus emblématiques du genre cyberpunk. Situé dans un futur proche où les êtres humains sont connectés à des réseaux et où les corps cybernétiques sont monnaie courante, GITS aborde des thèmes centraux du genre tels que l'identité, la conscience et la relation complexe entre l'homme et la machine. L’histoire suit Motoko Kusanagi, une cyborg membre de la Section 9, une unité anti-cybercriminalité, qui se questionne sur la nature de son existence. L’œuvre de Shirow explore en profondeur ce qui définit l’âme humaine, ou "ghost" en anglais, dans un monde où la distinction entre l’homme et la machine s’efface progressivement. Cette interrogation sur l’identité trouve une résonance encore plus forte dans l’adaptation animée de 1995, réalisée par Mamoru Oshii, qui dépeint un univers technologique oppressant marqué par la surveillance de masse et l’omniprésence des réseaux. Ce manga et son adaptation en anime incarnent parfaitement la fusion entre la tradition philosophique japonaise (avec des thèmes bouddhistes sur le vide et l’éveil) et les préoccupations cyberpunks sur l’avenir de l’humanité dans un monde dominé par la technologie.

Des chefs-d’œuvre comme Le Samouraï virtuel (1992) de Neal Stephenson poussent encore plus loin l’interaction entre l’homme et la machine. Dans la Réalité de l'Amérique ultra-violente de demain, Hiro Protagoniste n'est qu'un livreur de pizzas pour CosaNostra. Mais dans le Métavers, il est reconnu comme le dernier des hackeurs indépendants et le plus grand sabreur de tous les temps. Avec L’Âge de diamant (1995), Stephenson poursuit cette évolution du genre. Bien que classé dans le "post-cyberpunk", ce roman, entre William Gibson et Jules Verne, conserve de nombreuses caractéristiques du genre originel. Il se déroule dans un monde où la nanotechnologie règne et permet des possibilités quasi infinies, sur fond de Chine rétrofuturiste divisée entre réseaux neuronaux, rebelles néo-confucéens et comptoirs occidentaux. Des lectures incontestablement jubilatoires. 

"Greg Egan publie son premier roman de science-fiction en 1992 sous le titre Quarantine ("Isolation" dans sa traduction française). Isolation est un roman cyberpunk, mais Egan y ajoute un twist quantique. Le développement de la SF eganienne se fait dans un premier temps essentiellement à travers les nouvelles qu’il publie dans le magazine Interzone. Greg Egan est avant tout un moraliste. Ses préoccupations sont la science et son éthique, en tant que sujet, et les conséquences des nouvelles technologies sur l’humain et son identité. Un parfait exemple est le roman La Cité des permutants (1994) qui, à partir d’une thématique cyberpunk, la numérisation des consciences, pousse la logique à son terme et examine la notion même de conscience et d’identité." L'épaule d'Orion, in : « SF post-eganienne »… de quoi parle-t-on ? - Publié le 27 octobre 2022

"L’enfance attribuée de David Marusek (1995) est un texte incroyable, mêlant de façon magistrale une vision des promesses des technologies futures (nanotech, IA, génétique, téléprésence par holographie, etc.) et surtout de leurs (dystopiques) conséquences sociales. Il montre le délitement du lien social quand la majorité des rencontres se font par holos interposés ou quand les IA ou les clones sont plus humains que les congénères du héros ; celui de l’instinct paternel/maternel quand il doit être renforcé par des médicaments ; celui de la société quand il y a des « immortels » et des humains de base (le fait de condamner les premiers au statut des seconds étant d’ailleurs une sentence pour les criminels ou les gens contaminés par les pestes nanotech) ; celui des libertés individuelles, y compris celle, fondamentale, de concevoir à volonté, quand le gouvernement se fait totalitaire et son contrôle absolu, particulièrement face à celui qui n’entre pas dans la norme sociale ou sanitaire ou celle qui conçoit illégalement. Et un texte où le sense of wonder (un mariage auquel six millions de personnes assistent au premier rang dans l’église) côtoie l’horreur la plus absolue (la signification exacte du terme retro-conception). Bref, voilà un court roman visionnaire." APOPHIS - Première parution : 1/10/2019 - Bifrost 96 - Mise en ligne le : 13/11/2023

Serge Lehman s'impose comme un éblouissant raconteur d'histoires dans le premier tome de la trilogie F.A.U.S.T. (1996). En 230 pages, l’auteur introduit un récit politique, dans la meilleure acception du terme, qui se passe principalement en Europe, ce qui est rafraîchissant dans ce courant qu'est le cyberpunk souvent ancré dans des décors américains ou japonais. "À l'image des meilleurs auteurs de sa génération, Lehman a saisi les tendances lourdes à l’œuvre dans le monde où nous vivons et extrapole avec brio à partir de ces données : en cette fin de XXI ème siècle, où se déroule l'action du roman, les élus sont presque totalement dépossédés du pouvoir réel. La « World Company  » est en passe de s'incarner dans l'Instance, une sorte de directoire des grandes puissances économiques qui dominent la planète. Le totalitarisme du futur n'est plus politique, mais économique ! Qu'on ne s'y trompe pas : jamais Lehman ne se laisse aller au didactisme ; si l'on devine que le libéralisme planétaire intégral et l'exclusion de masse n'ont pas ses faveurs, il n'en reste pas moins que F.A.U.S.T. est un vrai roman d'aventures, fertile en rebondissements et en situations-problème dignes d'un authentique imaginaire populaire. Lehman renoue à la fois avec la tradition des feuilletonistes français du XIX ème siècle et avec celle des grands auteurs de SF américains : F.A.U.S.T. est une histoire du futur comme seuls les grands auteurs du genre sont capables d'en bâtir... À toute saga, il faut un héros. Ce sera Chan Coray, le fils (secret) d'un savant assassiné par les tueurs de la police privée de l'Instance ; comme dans les meilleurs westerns, F.A.U.S.T. sera – on le devine – le récit d'une traque et d'une vengeance personnelle. Mais – et c'est la grande qualité de l'idée de Lehman – , ce règlement de comptes individuel s'intègre dans un combat plus vaste : celui que mène le « Square  », un organisme mondialiste créé par ceux qui s'opposent à la domination totale des intérêts privés... Comme l'affirme l'un des personnages : « Le Square est le dernier rempart des Nations contre l'Instance. » Quant à Darwin Alley, cet axe pour privilégiés qui fait le tour de la Terre – caricature du « Village global  » cher à McLuhan et aux vrais maîtres du G.7 – , il prend ici une force de conviction telle qu'on se prendrait à vouloir aller vérifier de ses propres yeux si la Seine n'est pas encore bétonnée ! " Stéphanie NICOT - Première parution : 1/9/1996 dans Galaxies 2 - Mise en ligne le : 1/12/2001

"Reprenant l'univers qu'il avait esquissé avec Cyberkiller (1993), Jean-Marc Ligny a su assumer son identité d'auteur français en situant son intrigue tantôt au cœur de Paris, tantôt en Bretagne, sans que cela ne paraisse artificiel. L'action se déroule dans un futur où une grosse partie de la population passe ses journées dans le Cyberespace. En suivant le personnage de Kris, à la recherche d'un fantôme qui hante le réseau virtuel, on découvre une société malade, coupée de ses racines.
Sans trahir son style libre et rapide, rythmé par la musique rock qu'il écoute en écrivant, jouant avec une narration fluide, au présent, et qui change de focalisation à chaque chapitre, Ligny est parvenu à donner de l'envergure à Inner City (1996), roman cyberpunk sur l'illusion. Celle qui naîtra de l'utilisation abusive des mondes virtuels, celle qui fera tomber dans l'oubli les charmes de notre réalité quotidienne et creusera un écart entre les inners, plongés dans le réseau, et ceux qui n'y auront pas accès, les outers. L'illusion sera le mot-clef du futur, on ne saura plus qui se cache derrière ces masques virtuels et quelle puissance rôde derrière les icônes du réseau. L'homme devra finir par réapprendre à goûter les plaisirs simples de la vie, ou il se perdra dans les méandres du Cyberespace, dans la réalité profonde.
Fort du recul qu'il a pris il y a quelques années en quittant la capitale, Jean-Marc Ligny s'est attaché à traiter l'aspect social d'un monde cyberpunk, faisant un parallèle entre ce qui oppose les inners et les outers, et ce qui oppose les Parisiens et les banlieusards de demain. Jean-Marc Ligny en profite pour traiter du problème des banlieues, qui lui est cher, et le lecteur appréciera le travail sur les clivages du langage parlé. La ségrégation de demain sera virtuelle ou ne sera pas." Henri LŒVENBRUCK - Première parution : 1/6/1996 dans Galaxies 1 - Mise en ligne le : 24/11/2008

« Killee est un enquêteur arpentant la Mégastructure, un bâtiment titanesque, à la recherche d’un terminal génétique (et d’un porteur de gènes sains). Il travaille indirectement pour le compte d’un certain Bureau gouvernemental, instance de la Résosphère. Au cours de sa quête, il rencontre Shibo, une scientifique qui se propose de l’accompagner. Shibo et Killee doivent affronter les Silicates et les Sauvegardes, des créatures étranges engagées dans une guerre où il n’y a ni pitié ni prisonniers. » Particulièrement remarquable pour son absence quasi-totale de dialogue et sa narration visuelle minimaliste, Blame! (1997) est un manga cyberpunk majeur de Tsutomu Nihei, qui pulse une atmosphère de solitude et de désespoir dans un monde où les machines ont pris le dessus. Les décors monumentaux et labyrinthiques, l’absence de vie humaine normale et l'omniprésence de technologies incontrôlées incarnent parfaitement l’esthétique cyberpunk. Ici, le monde est devenu une machine sans âme, et les personnages y sont des insectes errants, symbolisant une humanité au bord de l'extinction. Ce manga illustre à quel point la vision cyberpunk peut être poussée à l'extrême dans une perspective quasi nihiliste.

Dans une atmosphère post-millénariste, Babylon Babies (1999) de Maurice G. Dantec raconte l'histoire de Toorop, un mercenaire chargé d'escorter Marie Zorn, une femme schizophrène, de l'Asie centrale jusqu'à Montréal. Derrière cette mission apparemment simple se cache une intrigue complexe : Marie Zorn porte l’embryon du genre post-humain, fusion de l’ADN humain et de la neuromatrice créée dans Les racines du mal. Le récit, mêlant polar et SF, relate les dérives de la société contemporaine, de la cyberculture aux biotechnologies, tout en anticipant une humanité nouvelle. Dantec dresse un tableau chaotique de notre monde, où la technologie et la schizophrénie redéfinissent la nature humaine. Son adaptation cinématographique, Babylon A.D., a cependant déçu, ne parvenant pas à traduire la richesse de ce roman ambitieux.

De Matrix à Cyberpunk 2077.

The Matrix (1999), à l'inverse, a largement contribué à populariser l'imagerie cyberpunk. Dans un futur proche, un hacker déclare la guerre à une dictature d’un nouveau genre : la Matrice. C’est LE film qui a redistribué les cartes du cinéma d’action, pot-pourri de mangas (Ghost in the Shell), jeux vidéo et kung-fu... une synthèse réussit de très nombreuses influences. Ce foisonnement de références sera d'ailleurs l'arme principale des détracteurs du film, reprochant aux sœurs Wachowsky d'avoir copié à tire-larigot et de n'avoir finalement aucune créativité. Mais qui aurait la prétention d'avoir réalisé une œuvre originale sans avoir été influencé par quoi que ce soit ?...

Le roman Altered Carbon (2002) de Richard Morgan revisite également le cyberpunk en intégrant le transfert de conscience. Dans ce monde futuriste, les corps sont interchangeables, ce qui exacerbe les inégalités entre ceux qui peuvent se permettre de "changer" de corps et ceux qui ne le peuvent pas. Une fois de plus, la question de l’identité humaine face aux progrès technologiques est au cœur du récit. Nous sommes au 26ème siècle, et l'humanité s'est répandue à travers la galaxie. Le Protectorat des Nations unies maintient une poigne de fer sur les nouveaux mondes, avec l'aide de ses troupes d'élite : les Corps diplomatiques. L'ex-Diplo Takeshi Kovacs avait déjà été tué, avant ; mais sa dernière mort en date a été particulièrement brutale. Injecté à travers des années-lumière, il est réenveloppé dans un corps à San Francisco, sur la Vieille Terre, à la demande d'un riche magnat qui souhaite élucider sa propre mort. La police a conclu à un suicide. Mais pourquoi se serait-il suicidé alors qu'il sauvegardait son esprit tous les jours, certain de revenir parmi les vivants ?

La vie éternelle est à la fois un miracle et une malédiction dans Le Goût de l'immortalité (2005) de Catherine Dufour. "Difficile de faire plus noir que ce récit aux allures de techno-thriller qui relate avec moult détails sordides une société gangrenée par la pollution, en proie à l'extrémisme vaudou, aux mains de multinationales toujours plus avides, où la génétique fait des miracles mais aussi des ravages. Réflexion sur les extrémités auxquelles on peut aller pour prolonger sa vie, ce roman est magnifié par une ironie sarcastique qui pare la froide lucidité d'un humour aussi féroce que désabusé. Les noms de ville et de personne ne méritent plus la majuscule, celle-ci revient au Vivant, à la Nature si malmenée par l'espèce humaine. Catherine Dufour livre ici une œuvre qui suscite l'admiration. Son écriture somptueuse, qui cisèle des aphorismes à chaque page, donne à cette tragédie l'éclat d'un joyau. Noir." Claude ECKEN - Première parution : 1/1/2006 dans Bifrost 41 - Mise en ligne le : 31/3/2007

Injustement méconnu, A Scanner Darkly de Richard Linklater, sorti en 2006 et adapté du roman Substance Mort (1977) de Philip K. Dick, est une œuvre singulière. Le film aborde des thèmes typiquement cyberpunks tels que la perte d'identité, la surveillance, la paranoïa, le contrôle des individus par des forces extérieures et l'aliénation face à la technologie. L'intrigue suit un policier infiltré enquêtant sur une drogue dévastatrice qui réduit les humains à l'état de coquilles vides. Grâce à la rotoscopie, l'animation du film brouille les frontières entre réalité et illusion, plongeant le spectateur dans un état d’incertitude visuelle, reflet parfait du sentiment d’aliénation propre au cyberpunk.

Les années 2010 ont vu une résurgence du cyberpunk, avec Blade Runner 2049 (2017) et la série TV adaptée du livre Altered Carbon (2018), qui interrogent les nouvelles formes de contrôle technologique, d’immortalité digitale et d’exploitation des corps. Cette période coïncide également avec l'essor des mégadonnées (big data), des algorithmes prédictifs et des réseaux de surveillance omniprésents, renforçant la pertinence des thèmes cyberpunks.

Avec Cyberland (2017) de Li-Cam, recueil composé de trois nouvelles, l'immersion est totale. "Dans un proche avenir, un scientifique fait une découverte qui bouleverse l'Internet tel que nous le connaissons. Internet a évolué vers une infosphère qui permet maintenant aux utilisateurs de s'immerger complètement dans un univers virtuel baptisé Cyberland. Cette révolution amène des bouleversements à l'échelle planétaire et au pouvoir un parti politique digne de 1984 ou V pour Vendetta : le Diktrans. Réflexe de défense typique de l'humanité devant l'inconnu. A partir de là, tous les utilisateurs de Cyberland, ainsi que les moindres contestataires de ce nouveau régime seront pourchassés, arrêtés puis enfermés dans la prison Asulon créée spécifiquement pour eux et totalement coupée de Cyberland." (3)

Adapté du roman éponyme d'Ernest Cline, Ready Player One, réalisé par Steven Spielberg et sorti en 2018, se déroule en 2045 dans un monde dystopique où l’humanité, écrasée par une réalité misérable, trouve refuge dans l’OASIS, un univers virtuel immersif et sans limite. Wade Watts, le protagoniste, y évolue sous l’avatar de Parzival et s’engage dans une quête périlleuse pour découvrir un trésor légendaire caché par James Halliday, le créateur visionnaire de l’OASIS. Cette chasse au trésor, véritable ode à la culture des années 1980, confronte Wade et ses alliés à l’avidité de la société IOI, prête à tout pour s’emparer du contrôle de l’OASIS à des fins mercantiles. Le film aborde des thématiques variées : l’évasion dans le virtuel, la nostalgie, la résistance contre les puissances oppressives, et la quête d’identité à l’ère numérique. Visuellement spectaculaire et bourré de références culturelles, Ready Player One offre une aventure haletante, bien que sa narration souffre parfois de l’abondance des clins d’œil geek. Malgré ses faiblesses, le film s’impose comme un vibrant hommage au cyberpunk et à la pop culture.

« Qui suis-je ? Cette puissance… d’où vient-elle ? » Derrière ses allures de manga d’action trash, Gunnm, de Yukito Kishiro (1990), raconte en fait une quête existentielle, celle d’une cyborg à la recherche de son identité. Ce manga est l’un des tout premiers à avoir été importés dans l’Hexagone, avant de gagner le statut d’œuvre culte. Au point d’intéresser Hollywood, qui l’a adapté en film, avec un long-métrage produit par James Cameron et réalisé par Robert Rodriguez en 2019. Alita : Battle Angel nous transporte au 26ᵉ siècle dans un futur post-effondrement où humains, cyborgs et droïdes policiers cohabitent. Dès les premières scènes, le film dévoile un monde où nombre d'habitants humains arborent des prothèses robotiques aux bras ou aux jambes. L'univers évoque celui d'Elysium, avec une humanité scindée : les uns subsistent sur une Terre dévastée, tandis que les autres vivent dans une cité aérienne high-tech, Zalem. Loin de l’esthétique japonaise du manga et de son ultra-violence, l'intrigue se situe dans Iron City, une ville qui n'est pas sans rappeler les favelas brésiliennes avec leur ambiance colorée et conviviale. Alita, une cyborg partiellement détruite retrouvée dans un dépotoir par le docteur Ido, se réveille sans aucun souvenir de son passé. Reconstruite par ce cyber-médecin bienveillant, elle découvre peu à peu qu’elle possède des capacités de combat hors du commun, héritage d’un passé mystérieux que les autorités corrompues d’Iron City cherchent à contrôler.

Conclusion.

« Le cyberpunk américain a joué un rôle important dans la littérature de science-fiction : il a permis de la dépoussiérer des thèmes rebattus du space opera, d’explorer certains aspects des nouvelles technologies, de tracer la limite entre comportements déviants et acceptables, de rendre encore plus poreuse la frontière entre l’homme et la machine, de dépasser les approches dualistes réel-virtuel. [...] C’est dans un contexte médiatique de banalisation que le cyberpunk suscita des débats ontologiques chez les universitaires et les critiques littéraires. Frappés par la noirceur des fictions cyberpunks, certains ont vu la dénaturation de l’être vivant, l’évaporation de l’organique au profit de la machine alors que d’autres, a contrario, n’hésitaient pas à dire du cyberpunk en général, et du travail de William Gibson en particulier, qu’ils représentaient le degré ultime de la littérature postmoderne. » (4)

« Le cyberpunk américain, c’est un genre littéraire. Au Japon, c’est un rapport au monde. En Europe et aux Etats-Unis, le cyberpunk est interprété comme la prise de conscience qu’il se passe quelque chose d’important avec les nouvelles technologies, et que cela va vite poser des problèmes. Mais pour la génération Otomo, le cyberpunk n’est pas le monde de demain : c’est celui dans lequel vivent déjà ces jeunes-là. A cette époque, la jeunesse japonaise est déjà hybridée avec son téléphone. » (5)

Ce mouvement a vite gagné la jeunesse française des années 1990, et aujourd'hui, dans la décennie où tout a basculé vers un monde nouveau, le cyberpunk est omniprésent, non seulement dans la littérature et le cinéma, dans les animes sur Netflix (Cyberpunk: Edgerunners), mais aussi dans les jeux vidéo, où il trouve un nouveau souffle créatif. Bien plus qu’un simple genre, il est devenu un véritable mouvement artistique, adopté par de nombreux créateurs dans le monde. Son attrait réside dans les grandes libertés qu'il offre, notamment en littérature, tandis que des jeux vidéo comme Cyberpunk 2077, vendus à plus de 25 millions d'unités, ont fortement contribué à populariser cette esthétique.

Inspiré du jeu de rôle sur table Cyberpunk 2020, Cyberpunk 2077 plonge le joueur dans la mégapole de Night City, au cœur de l'État libre de Californie. Cette cité tentaculaire, où les mégacorporations dictent leur loi, incarne un avenir où la cybernétique s'immisce dans chaque recoin de l'existence. Le cyberespace, véritable "Nouvelle Frontière", s'affirme comme un territoire à conquérir, à contrôler, mais aussi à rêver. L'indépendance croissante des robots humanoïdes suscite de nombreuses questions et amplifie les tensions entre technologie et humanité.

Dans la réalité, le monde initialement libertaire de l'informatique est devenu l'arme secrète des grandes puissances, engagées dans une guerre cyber-économique invisible. Des armées d’informaticiens opèrent dans l’ombre pour exploiter des failles, créer des virus et frapper discrètement, que ce soit pour dérober des informations stratégiques ou semer le chaos dans les infrastructures. Parallèlement, alors que l'engouement pour l'IA générative s'affaiblit, le secteur technologique a déjà trouvé sa nouvelle obsession : les robots humanoïdes, bien sûr équipés d'IA, qui promettent de transformer le monde du travail. Cela s'inscrit dans la quête des employeurs pour réaliser leur rêve le plus ancien : réduire la masse salariale.

Bien que ce courant corresponde à un univers fictionnel propre aux années 1990, de Iron à Night City, nous n'avons pas encore épuisé les richesses de l'archipel des rêves et des cauchemars du cyberpunk.


Sources :

(1) In : Cyberpunk's not dead est un essai consacré au mouvement littéraire initié par William Gibson dans les années 1980 et aux différentes manières dont il a infusé la modernité jusqu'à la vie quotidienne du début du XXIe siècle.

Cyberpunk’s Not Dead de Yannick RUMPALA | Le Bélial’
Yannick Rumpala, Cyberpunk’s Not Dead. Laboratoire d’un futur entre...
Le politologue Yannick Rumpala s’est spécialisé dans l’étude de la science-fiction et a établi des connexions entre cet imaginaire et sa discipline universitaire. Il a aussi développé dans plusieur…

(2) In : Les meilleurs films de SF : top 10 cyberpunk par Alexandre Jourdain. https://www.actusf.com/detail-d-un-article/cyberpunk-le-top-10-des-films-incontournables#:~:text=Paul%20Verhoeven%2C%201990,%C2%BB%20(parue%20en%201966).

(3) In : Chut... Maman Lit ! - https://chutmamanlit.blogspot.com/2018/04/cyberland-de-li-cam-un-recit.html

(4) In : Marcinkowski, Alexandre. « Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire ». Les Dieux cachés de la science fiction française et francophone (1950- 2010), édité par Natacha Vas-Deyres et al., Presses Universitaires de Bordeaux, 2014, https://books.openedition.org/pub/12266?lang=fr

(5) In : extrait d'un entretien avec Marc Atallah - https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/02/13/gunnm-un-monument-du-manga-cyberpunk-du-japon-a-hollywood_5423103_4408996.html


Valerio Evangelisti, au sein d’un article remarquable qu’il consacre à la défense de la science-fiction, nous dit : « La SF est donc le médium par lequel la science et la technologie pénètrent dans les rêves. C’est la matière onirique même qui reçoit une impulsion du réel et la refaçonne ensuite jusqu’à la rendre assimilable par l’inconscient. Voilà pourquoi la science-fiction est si difficile à définir. Et voilà pourquoi, malgré cette difficulté, elle est si facilement reconnaissable. Elle rend lisible les transformations les plus complexes, les convertit en fables, les fait remonter des profondeurs. » Et aussi : « Je crois [à propos du cyberpunk] qu’on a rarement vu dans l’histoire une littérature sortir aussi impétueusement de ses propres limites et se confondre avec la réalité, fournissant les instruments pour l’interpréter, pour la vivre et pour la transformer. » In : Bifrost - Revue N°109