Imaginaires cyberpunk dans la SF
Un genre mutant, évolutif et visionnaire.
Le cyberpunk, sous-genre incontournable de la science-fiction, s'est imposé au fil des décennies comme un pilier de la culture populaire. Son influence s’étend bien au-delà de la littérature, touchant des domaines variés tels que le cinéma, les jeux vidéo, la musique, et même la mode.
Dès son émergence, il met en scène des futurs où le progrès technologique, loin de libérer l'humanité, tend à la soumettre à des systèmes oppressifs, qu'il s'agisse de corporations, de gouvernements corrompus ou de réseaux informatiques omniprésents. La technologie, dans l'univers cyberpunk, n'est pas un vecteur d'émancipation, mais un instrument qui exacerbe les inégalités, déshumanise les individus et aliène les personnages à travers le contrôle de leurs corps (cybernétisation), de leurs esprits (réalité virtuelle), et de leurs vies (surveillance et exploitation). Ces futurs anxiogènes auraient un caractère purement dystopique si le cyberpunk ne venait pas éclairer le présent de manière radicale.
Plus qu'une simple fiction, le cyberpunk se positionne comme un véritable laboratoire d'anticipation des dynamiques sociales à venir. En intégrant les avancées technologiques dans leurs récits, les auteurs capturent à la fois les angoisses et les promesses d’un techno-capitalisme émergent. Qui plus est, ils proposent des métaphores puissantes pour appréhender des processus abstraits tels que la cybernétisation de l’économie, la globalisation des flux d'information ou encore l’avènement de la posthumanité. Ainsi, loin d’être une échappatoire au réel, ce genre se présente comme une clé pour comprendre les bouleversements profonds déjà à l'œuvre dans nos sociétés. (1)
Une définition du cyberpunk.
Le terme « cyberpunk », popularisé par Bruce Bethke dans sa nouvelle Cyberpunk (1983), combine « cybernétique », la science des communications et de la régulation dans l'être vivant et la machine, et « punk », qui évoque une esthétique rebelle, anti-establishment, proche des contre-cultures des années 60 et 70. Devenu un mouvement, le cyberpunk a accordé une place considérable à l’informatique, à l’ordinateur, aux réseaux, au cyberespace, à l'IA, sans oublier l'invasion publicitaire qui caractérise ces mondes hyperconnectés. Puis est apparue une nouvelle conception de l’hybridation entre l’homme et la machine : celle de la connexion entre l’ordinateur et le système nerveux, de l’interface entre le vivant et l’électronique.
Le cyberpunk concerne essentiellement une description du futur proche et des améliorations technologiques (des implants cybernétiques, mais aussi des drogues ou médicaments) que l’être humain parvient à mettre au point pour augmenter ses capacités. Caractérisé par une ambiance sombre, cynique et violente, il met en lumière les dynamiques complexes d'une société globalisée et technologiquement augmentée, dans laquelle l'individu est écrasé par la puissance désincarnée des mégacorporations, si influentes qu’elles ont fini par remplacer les États. Le cyberpunk montre comment la technologie peut être réappropriée et détournée par les individus, souvent de manière ambivalente. Dans cet univers, hacker des ordinateurs est plus cool que d’être une star du rock. Les protagonistes sont des hackers, des geeks connectés en permanence, des dealers, des tueurs à gages, des zonards amateurs de rock, des yuppies déchus ou des rebelles, trop attachés à l'individualisme pour incarner de véritables révolutionnaires. Sur le fil du rasoir, ces antihéros évoluent en marge de sociétés dystopiques, souvent dans des environnements urbains denses et oppressants, voire dans des mégastructures, véritables villes dans la ville. La technologie, bien qu’omniprésente, ne sert que rarement le bien commun, aggravant les inégalités et créant des zones de non-droit où l'État est inexistant ou corrompu. La dégradation sociale y est exacerbée, tandis que les individus tentent désespérément de se connecter (sans que l'on comprenne toujours pourquoi) ou de transcender leur condition, parfois à tout prix.
Les récits cyberpunks spéculent sur l’avenir en s’appuyant sur des développements technologiques déjà en gestation lors de leur écriture. Les concepts de réalité virtuelle, de biotechnologie, d’intelligence artificielle et de piratage informatique, qui étaient avant-gardistes dans les années 1980, sont désormais des réalités ou des sujets de débats éthiques. Au fil des décennies, le genre a su s'adapter aux transformations technologiques et sociétales.
Les premières grandes œuvres fondatrices.
Bien qu'ayant émergé dans les années 1980, le cyberpunk s'enracine dans des récits plus anciens. Parmi eux, on pourrait citer Simulacron 3 (1964) de Daniel F. Galouye et Sur l’onde de choc (1975) de John Brunner, qui est parfois considéré comme étant le premier roman cyberpunk, bien que son auteur le réfute. Toujours est-il que Philip K. Dick apparaît a posteriori comme l’un de ses maîtres incontestés. Dès 1968, avec Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Dick aborde des thèmes tels que le clivage du moi et l'aliénation du héros, incapable de nouer des relations normales avec les autres. Ce roman, adapté en film sous le titre Blade Runner (1982), a anticipé de nombreux éléments caractéristiques du genre : un futur sombre et déshumanisé, où la vie urbaine est oppressante, polluée, et dominée par des mégacorporations, des androïdes ignorant leur nature artificielle grâce à des souvenirs factices, et la quête d'identité à l’ère des machines.
L’œuvre de William Gibson, Neuromancien (1984), est souvent considérée comme le véritable point de départ du cyberpunk. Ce roman visionnaire introduit des concepts tels que le cyberespace – préfigurant ainsi l’internet et la réalité virtuelle – et les intelligences artificielles autonomes. Neuromancien plonge dans un univers où des hackers naviguent dans des réseaux virtuels aussi dangereux que réels, tandis que des mégacorporations dictent le sort des individus. Ce roman définit l’esthétique du cyberpunk et ouvre la voie à de nombreuses œuvres ultérieures. Aux États-Unis, Neuromancien a été perçu comme à la fois hostile à la technologie et pessimiste, mais Gibson ne se reconnaît dans aucune de ces deux visions.
"La « trilogie Neuromantique » n’a pas simplement révolutionné la science-fiction et marqué l’apparition d’un grand écrivain, elle a aussi, sans doute, façonné le réel dans lequel nous vivons. En mettant en image et en nommant les échanges de données informatiques sur des réseaux encore balbutiants à l’époque de rédaction, William Gibson a fait acte de magie et créé notre présent. Il ne l’a pas prédit : il l’a inventé. Et en cela, il est grand." Laurent QUEYSSI - Première parution : 1/10/2019 Bifrost 96 - Mise en ligne le : 27/11/2023
Avec Schismatrice (1985), considéré comme l'un des textes fondateurs du cyberpunk, Bruce Sterling contribue de manière décisive à la structuration du genre. Sommet de son œuvre, ce roman-culte aborde avec brio des thèmes centraux de la science-fiction moderne tels que le clonage, les humains transgéniques, les cyborgs, les intelligences artificielles, les extraterrestres, la posthumanité et l'immortalité. Sterling publie également une anthologie-manifeste, Mozart en verres-miroir (1986), dans laquelle il décrit le cyberpunk comme « l’imbrication d’univers auparavant dissociés : le royaume de la technologie de pointe et les aspects modernes de l'underground pop. »
"Les œuvres des cyberpunks trouvent leur parallèle dans toute la culture pop des années 1980 : dans les vidéos rock, dans la marginalité cibiste et informatique, dans les discordances baladeuses du hip-hop et du rap... Certains thèmes centraux resurgissent fréquemment dans la S-F cyberpunk. Celui de l’invasion corporelle : membres artificiels, circuits implantés, chirurgie esthétique, altération génétique. Ou même, plus puissant encore, le thème de l’invasion cérébrale : interfaces cerveau-ordinateur, intelligence artificielle, neurochimie — techniques redéfinissant radicalement la nature de l’humanité, la nature du moi." (Cf. in Bruce Sterling).
Le groupe des cyberpunks réunissait de fortes individualités : William Gibson et Pat Cadigan qui continuent d’explorer le futur proche et le thème ambivalent de la réalité virtuelle, Paul Di Filippo, Walter Jon Williams (Câblé) qui s’est éloigné des motifs neuromantiques pour explorer d’autres territoires (Sept jours pour expier, Plasma), Lewis Shiner. L’auteur le plus intéressant de cette génération cyberpunk est sans conteste Greg Bear, avec La reine des anges, un pur chef-d’œuvre de cette mouvance." Jacques Baudou, in La Science-fiction, PUF, " Que sais-je ? ” no 1426, 2003
Le réalisateur et scénariste Paul Verhoeven n’avait jamais fait de science-fiction avant RoboCop. Le titre original était quelque chose comme Futur of Law Enforcement, et quand il a vu que c’était à propos d’un robot, il a dit non. Mais après avoir relu le script, il a accepté. RoboCop (1987) mêle science-fiction et satire sociale pour aborder la militarisation de la police, les dérives capitalistes et les questions d'identité à travers l'histoire d’un policier devenu cyborg. C'est une satire mordante d'un capitalisme débridé, où l'humain est sacrifié sur l'autel du profit, offert en pâture au dieu Dollar. Miroir à peine déformé de la société de son époque, et peut-être encore plus pertinent aujourd'hui, ce film choque toujours par son audace. Son ton libre, empreint d'un cynisme cinglant et d'un humour noir rarement vu à Hollywood, provoque autant de rires que de malaises. Même les scènes les plus violentes parviennent à faire sourire, grâce à des sous-entendus subtils, jusqu’à un final absurde et grotesque, véritable pied de nez au spectateur. Mais RoboCop va bien au-delà de la simple critique sociale. Il offre une relecture tragique du mythe de Prométhée, dépeignant le destin d’un homme qui a tout perdu, y compris son humanité. Pris dans un conflit intérieur, ne sachant plus s’il doit se considérer comme un être à part entière ou comme un simple produit déshumanisé, il incarne une réflexion poignante sur l’identité. Cette interrogation fondamentale – la machine a-t-elle une âme ? – fait écho à Blade Runner, sorti quelques années plus tôt, réaffirmant la place centrale de cette question dans le paysage cyberpunk.
"Dopé par la signature irrévérencieuse du Hollandais violent, Total Recall (1990) regorge également d’ingrédients typiques du cyberpunk : le fameux conglomérat de sociétés malfaisantes, Quaid le protagoniste (ici amnésique) en proie à une crise existentielle, la violence à la limite du grand-guignolesque, les corps pétris de prothèses multiples, la rébellion contre l’ordre établi, des technologies plus sidérantes les unes que les autres. Le génie de Verhoeven dans ce long-métrage – l’un de ses plus virtuoses – est de partir d’une réalité banale et routinière (bien que située dans un futur où la planète Mars est colonisée et exploitée) avant de glisser progressivement vers la hard science-fiction. Dès qu’il lève la tête de son quotidien, Quaid ne voit que des murs saturés d’écrans publicitaires. Tant et si bien qu’il finit par répondre à l’une d’entre elles et accepter l’offre de la société Rekall, spécialisée dans l’implantation de souvenirs factices." (2)
De Akira à Cyberpunk 2077.
Contrairement au cyberpunk occidental, ancré dans la science-fiction New Wave, le cyberpunk japonais puise ses origines dans la culture musicale underground, notamment la sous-culture punk des années 1970. Le réalisateur Sogo Ishii introduit cette rébellion anarchique dans le cinéma japonais avec des films comme Panic High School (1978) et Crazy Thunder Road (1980), qui incarnent l'esprit punk. Crazy Thunder Road en particulier, avec son esthétique de gang de motards, ouvre la voie à l'univers d'Akira.
Akira, manga culte de Katsuhiro Otomo, a profondément marqué l’imaginaire cyberpunk, tant au Japon qu'à l'international, surtout après son adaptation en film d'animation en 1988. Cette œuvre présente un futur dystopique où la technologie précipite l'effondrement de l'humanité plutôt que de la sauver. Publié entre 1982 et 1990, Akira se déroule dans Néo-Tokyo, mégalopole futuriste construite après une catastrophe nucléaire. L’histoire suit Kaneda, chef d’un gang de motards, et Tetsuo, son ami, qui développe des pouvoirs psychiques après un accident. Dans cet univers, des humains dotés de capacités surpuissantes deviennent incontrôlables, soulevant la question : sont-ils encore vraiment humains ?
Ghost in the Shell (1989), le manga de Masamune Shirow, est sans doute l'une des œuvres les plus emblématiques du genre cyberpunk. Situé dans un futur proche où les êtres humains sont connectés à des réseaux et où les corps cybernétiques sont monnaie courante, Ghost in the Shell aborde des thèmes centraux du genre tels que l'identité, la conscience et la relation complexe entre l'homme et la machine. L’histoire suit Motoko Kusanagi, un cyborg membre de la Section 9, une unité anti-cybercriminalité, qui se questionne sur la nature de son existence. L'œuvre de Shirow propose une réflexion profonde sur ce qui constitue l'âme humaine ("ghost" en anglais), dans un monde où la frontière entre l'humain et la machine devient de plus en plus floue. Ce questionnement sur l'identité est amplifié dans l'adaptation animée de 1995, réalisée par Mamoru Oshii, qui met en scène un univers technologique oppressant, où la surveillance de masse et l'omniscience des réseaux sont omniprésents. Ce manga et son adaptation en anime incarnent parfaitement la fusion entre la tradition philosophique japonaise (avec des thèmes bouddhistes sur le vide et l’éveil) et les préoccupations cyberpunks sur l’avenir de l’humanité dans un monde dominé par la technologie.
Des chefs-d’œuvre comme Le Samouraï virtuel (1992) de Neal Stephenson poussent encore plus loin l’interaction entre l’homme et la machine. Dans la Réalité de l'Amérique ultra-violente de demain, Hiro Protagoniste n'est qu'un livreur de pizzas pour CosaNostra. Mais dans le Métavers, il est reconnu comme le dernier des hackeurs indépendants et le plus grand sabreur de tous les temps. Avec L’Âge de diamant (1995), Stephenson poursuit cette évolution du genre. Bien que classé dans le "post-cyberpunk", ce roman, entre William Gibson et Jules Verne, conserve de nombreuses caractéristiques du genre originel. Il se déroule dans un monde où la nanotechnologie règne et permet des possibilités quasi infinies, sur fond de Chine rétrofuturiste divisée entre réseaux neuronaux, rebelles néo-confucéens et comptoirs occidentaux. Des lectures incontestablement jubilatoires.
"Greg Egan publie son premier roman de science-fiction en 1992 sous le titre Quarantine ("Isolation" dans sa traduction française). Quarantine est un roman cyberpunk, mais Egan y ajoute un twist quantique. Le développement de la SF eganienne se fait dans un premier temps essentiellement à travers les nouvelles qu’il publie dans le magazine Interzone. Greg Egan est avant tout un moraliste. Ses préoccupations sont la science et son éthique, en tant que sujet, et les conséquences des nouvelles technologies sur l’humain et son identité. Un parfait exemple est le roman La Cité des permutants (1994) qui, à partir d’une thématique cyberpunk, la numérisation des consciences, pousse la logique à son terme et examine la notion même de conscience et d’identité." L'épaule d'Orion, in : « SF post-eganienne »… de quoi parle-t-on ? - Publié le 27 octobre 2022
"L’enfance attribuée de David Marusek (1995) est un texte incroyable, mêlant de façon magistrale une vision des promesses des technologies futures (nanotech, IA, génétique, téléprésence par holographie, etc.) et surtout de leurs (dystopiques) conséquences sociales. Il montre le délitement du lien social quand la majorité des rencontres se font par holos interposés ou quand les IA ou les clones sont plus humains que les congénères du héros ; celui de l’instinct paternel/maternel quand il doit être renforcé par des médicaments ; celui de la société quand il y a des « immortels » et des humains de base (le fait de condamner les premiers au statut des seconds étant d’ailleurs une sentence pour les criminels ou les gens contaminés par les pestes nanotech) ; celui des libertés individuelles, y compris celle, fondamentale, de concevoir à volonté, quand le gouvernement se fait totalitaire et son contrôle absolu, particulièrement face à celui qui n’entre pas dans la norme sociale ou sanitaire ou celle qui conçoit illégalement. Et un texte où le sense of wonder (un mariage auquel six millions de personnes assistent au premier rang dans l’église) côtoie l’horreur la plus absolue (la signification exacte du terme retro-conception). Bref, voilà un court roman visionnaire." APOPHIS - Première parution : 1/10/2019 - Bifrost 96 - Mise en ligne le : 13/11/2023
Dans Blame! (1997), Killee parcourt la Mégastructure à la recherche d'un terminal génétique. Enquêteur, il travaille indirectement pour un bureau gouvernemental de la Résosphère. Au cours de son périple, Killee rencontre Shibo, une scientifique qui propose de l’accompagner. Ensemble, ils doivent affronter des Silicates ainsi que des Sauvegardes, des créatures étranges engagées dans une guerre où il n'y a ni pitié ni prisonniers. Particulièrement remarquable pour son absence quasi-totale de dialogue et sa narration visuelle minimaliste, Blame! est un manga cyberpunk majeur de Tsutomu Nihei, qui pulse une atmosphère de solitude et de désespoir dans un monde où les machines ont pris le dessus. Les décors monumentaux et labyrinthiques, l’absence de vie humaine normale et l'omniprésence de technologies incontrôlées incarnent parfaitement l’esthétique cyberpunk. Ici, le monde est devenu une machine sans âme, et les personnages y sont des insectes errants, symbolisant une humanité au bord de l'extinction. Ce manga illustre à quel point la vision cyberpunk peut être poussée à l'extrême dans une perspective quasi nihiliste.
En 2014, dans une atmosphère post-millénariste, Babylon Babies (1999) de Maurice G. Dantec raconte l'histoire de Toorop, un mercenaire chargé d'escorter Marie Zorn, une femme schizophrène, de l'Asie centrale jusqu'à Montréal. Derrière cette mission apparemment simple se cache une intrigue complexe : Marie Zorn porte l’embryon du genre post-humain, fusion de l’ADN humain et de la neuromatrice créée dans Les racines du mal. Le récit, mêlant polar et SF, relate les dérives de la société contemporaine, de la cyberculture aux biotechnologies, tout en anticipant une humanité nouvelle. Dantec dresse un tableau chaotique de notre monde, où la technologie et la schizophrénie redéfinissent la nature humaine. Son adaptation cinématographique, Babylon A.D., a cependant déçu, ne parvenant pas à traduire la richesse de ce roman ambitieux.
The Matrix (1999), à l'inverse, a largement contribué à populariser l'imagerie cyberpunk. Dans un futur proche, un hacker déclare la guerre à une dictature d’un nouveau genre : la Matrice. C’est LE film qui a redistribué les cartes du cinéma d’action, pot-pourri de mangas (Ghost in the Shell), jeux vidéo et kung-fu... une synthèse réussit de très nombreuses influences. Ce foisonnement de références sera d'ailleurs l'arme principale des détracteurs du film, reprochant aux sœurs Wachowsky d'avoir copié à tire-larigot et de n'avoir finalement aucune créativité. Mais qui aurait la prétention d'avoir réalisé une œuvre originale sans avoir été influencé par quoi que ce soit ?...
Le roman Altered Carbon (2002) de Richard Morgan revisite également le cyberpunk en intégrant le transfert de conscience. Dans ce monde futuriste, les corps sont interchangeables, ce qui exacerbe les inégalités entre ceux qui peuvent se permettre de "changer" de corps et ceux qui ne le peuvent pas. Une fois de plus, la question de l’identité humaine face aux progrès technologiques est au cœur du récit. Nous sommes au 26ème siècle, et l'humanité s'est répandue à travers la galaxie. Le Protectorat des Nations unies maintient une poigne de fer sur les nouveaux mondes, avec l'aide de ses troupes d'élite : les Corps diplomatiques. L'ex-Diplo Takeshi Kovacs avait déjà été tué, avant ; mais sa dernière mort en date a été particulièrement brutale. Injecté à travers des années-lumière, il est réenveloppé dans un corps à San Francisco, sur la Vieille Terre, à la demande d'un riche magnat qui souhaite élucider sa propre mort. La police a conclu à un suicide. Mais pourquoi se serait-il suicidé alors qu'il sauvegardait son esprit tous les jours, certain de revenir parmi les vivants ?
Injustement méconnu, A Scanner Darkly de Richard Linklater, sorti en 2006 et adapté du roman Substance Mort (1977) de Philip K. Dick, est une œuvre singulière. Le film aborde des thèmes typiquement cyberpunks tels que la perte d'identité, la surveillance, la paranoïa, le contrôle des individus par des forces extérieures et l'aliénation face à la technologie. L'intrigue suit un policier infiltré enquêtant sur une drogue dévastatrice qui réduit les humains à l'état de coquilles vides. Grâce à la rotoscopie, l'animation du film brouille les frontières entre réalité et illusion, plongeant le spectateur dans un état d’incertitude visuelle, reflet parfait du sentiment d’aliénation propre au cyberpunk.
Les années 2010 ont vu une résurgence du cyberpunk, avec Blade Runner 2049 (2017) et la série TV adaptée du livre Altered Carbon (2018), qui interrogent les nouvelles formes de contrôle technologique, d’immortalité digitale et d’exploitation des corps. Cette période coïncide également avec l'essor des mégadonnées (big data), des algorithmes prédictifs et des réseaux de surveillance omniprésents, renforçant la pertinence des thèmes cyberpunks.
Avec Cyberland (2017) de Li-Cam, recueil composé de trois nouvelles, l'immersion est totale. "Dans un proche avenir, un scientifique fait une découverte qui bouleverse l'Internet tel que nous le connaissons. Internet a évolué vers une infosphère qui permet maintenant aux utilisateurs de s'immerger complètement dans un univers virtuel baptisé Cyberland. Cette révolution amène des bouleversements à l'échelle planétaire et au pouvoir un parti politique digne de 1984 ou V pour Vendetta : le Diktrans. Réflexe de défense typique de l'humanité devant l'inconnu. A partir de là, tous les utilisateurs de Cyberland, ainsi que les moindres contestataires de ce nouveau régime seront pourchassés, arrêtés puis enfermés dans la prison Asulon créée spécifiquement pour eux et totalement coupée de Cyberland." (3)
Adapté du manga Gunnm (1991) de Yukito Kishiro, le film Alita : Battle Angel (2019) nous transporte au 26ème siècle, dans un futur où les humains cohabitent avec des droïdes. Dès le début, on découvre un monde où une grande partie de la population arbore des bras ou des jambes robotiques, dans un milieu de ghettos violents et incertains. Loin de l'environnement japonais du manga, l'intrigue se déroule dans une ville (Iron City) non sans rappeler les favelas brésiliennes avec une ambiance chaude et latine. C'est un univers de même type que celui du film Elysium, où une partie de la population demeure sur une planète Terre abîmée et dévastée suite à un événement planétaire grave ; l’autre cohabite dans une cité aérienne high-tech et baptisée Zalem. Alita, une cyborg retrouvée dans un dépotoir par le docteur Ido, se réveille sans aucun souvenir de son passé. Hébergée par ce médecin bienveillant, elle découvre peu à peu qu’elle possède des capacités de combat hors du commun, héritage d’un passé mystérieux que les autorités corrompues d’Iron City cherchent à contrôler.
Conclusion.
"Le cyberpunk américain a joué un rôle important dans la littérature de science-fiction : il a permis de la dépoussiérer des thèmes rebattus du space opera, d’explorer certains aspects des nouvelles technologies, de tracer la limite entre comportements déviants et acceptables, de rendre encore plus poreuse la frontière entre l’homme et la machine, de dépasser les approches dualistes réel-virtuel." (4)
Aujourd'hui, le mouvement cyberpunk est omniprésent, non seulement dans la littérature et le cinéma, dans les animes sur Netflix, mais aussi dans les jeux vidéo, où il trouve un nouveau souffle créatif. Bien plus qu’un simple genre, il est devenu un véritable mouvement artistique, adopté par de nombreux créateurs dans le monde. Son attrait réside dans les grandes libertés qu'il offre, notamment en littérature, tandis que des jeux vidéo comme Cyberpunk 2077, vendus à plus de 25 millions d'unités, ont fortement contribué à populariser cette esthétique.
Inspiré du jeu de rôle sur table Cyberpunk 2020, Cyberpunk 2077 plonge le joueur dans la mégapole de Night City, au cœur de l'État libre de Californie. Cette cité tentaculaire, où les mégacorporations dictent leur loi, incarne un avenir où la cybernétique s'immisce dans chaque recoin de l'existence. Le cyberespace, véritable "Nouvelle Frontière", s'affirme comme un territoire à conquérir, à contrôler, mais aussi à rêver. L'indépendance croissante des robots humanoïdes suscite de nombreuses questions et amplifie les tensions entre technologie et humanité.
Dans la réalité, le monde initialement libertaire de l'informatique est devenu l'arme secrète des grandes puissances, engagées dans une guerre cyber-économique invisible. Des armées d’informaticiens opèrent dans l’ombre pour exploiter des failles, créer des virus et frapper discrètement, que ce soit pour dérober des informations stratégiques ou semer le chaos dans les infrastructures. Parallèlement, alors que l'engouement pour l'IA générative s'affaiblit, le secteur technologique a déjà trouvé sa nouvelle obsession : les robots humanoïdes, bien sûr équipés d'IA, qui promettent de transformer le monde du travail. Cela s'inscrit dans la quête des employeurs pour réaliser leur rêve le plus ancien : réduire la masse salariale.
Nous n'avons pas encore épuisé les richesses de l'archipel des rêves et des cauchemars du cyberpunk.
Sources :
(1) In : Cyberpunk's not dead est un essai consacré au mouvement littéraire initié par William Gibson dans les années 1980 et aux différentes manières dont il a infusé la modernité jusqu'à la vie quotidienne du début du XXIe siècle.
(2) In : Les meilleurs films de SF : top 10 cyberpunk par Alexandre Jourdain. https://www.actusf.com/detail-d-un-article/cyberpunk-le-top-10-des-films-incontournables#:~:text=Paul%20Verhoeven%2C%201990,%C2%BB%20(parue%20en%201966).
(3) In : Chut... Maman Lit ! - https://chutmamanlit.blogspot.com/2018/04/cyberland-de-li-cam-un-recit.html
(4) In : Marcinkowski, Alexandre. « Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire ». Les Dieux cachés de la science fiction française et francophone (1950- 2010), édité par Natacha Vas-Deyres et al., Presses Universitaires de Bordeaux, 2014, https://books.openedition.org/pub/12266?lang=fr
Valerio Evangelisti, au sein d’un article remarquable qu’il consacre à la défense de la science-fiction, nous dit : « La SF est donc le médium par lequel la science et la technologie pénètrent dans les rêves. C’est la matière onirique même qui reçoit une impulsion du réel et la refaçonne ensuite jusqu’à la rendre assimilable par l’inconscient. Voilà pourquoi la science-fiction est si difficile à définir. Et voilà pourquoi, malgré cette difficulté, elle est si facilement reconnaissable. Elle rend lisible les transformations les plus complexes, les convertit en fables, les fait remonter des profondeurs. » Et aussi : « Je crois [à propos du cyberpunk] qu’on a rarement vu dans l’histoire une littérature sortir aussi impétueusement de ses propres limites et se confondre avec la réalité, fournissant les instruments pour l’interpréter, pour la vivre et pour la transformer. » In : Bifrost - Revue N°109