Le cyberpunk à la française.

Claude Ecken occupe une place notable d'auteur précurseur dans l'histoire du cyberpunk français. Déjà avec La mémoire totale (1985), il questionnait l’idée d’un programme numérique susceptible de fusionner avec l’esprit humain.
Dans L’Univers en pièce (1987), l'auteur détourne le vocabulaire télématique en y mêlant du vocabulaire russe et des mots-fictions : il s’inscrit pleinement dans la lignée du Neuromancien de Gibson, roman qui met en scène des hackers, des IA, des marginaux en révolte et l’hologramme comme synonyme du cyberespace.
L’univers en pièce narre l’histoire de 4 sanzors (des personnes sans ordinateurs, anagramme de zonars) qui s’introduisent dans l’appartement du fondateur de l’holographie somesthésique, Sergueï Serboukov, pour y dérober des codes d’accès à ses comptes bancaires. L’affaire tourne mal et l’un des contacts des sanzors, le fils du gouverneur de Paris-Barcelone alors en campagne électorale, est compromis. Dans ce récit d'une société super-informatisée, où chaque individu possède un « égordino » et peut l’activer pour répondre à tout appel sans intervenir physiquement, où chacun vit dans une sorte de procuration holographique, le contact physique devient presque obsolète.
Quand Claude Ecken écrit L'Univers en pièce (sans "s" à "pièce", car on fait venir l'univers dans une pièce au lieu de se déplacer physiquement), il n'avait pas lu Gibson. Pourtant, son roman, publié en janvier 1987 dans la collection « Anticipation » du Fleuve Noir, qui comptait sept publications mensuelles, comportait déjà plusieurs éléments narratifs du cyberpunk. Bien qu'il n'ait pas été apprécié par tous, il a néanmoins été sélectionné pour le prix Mannesman-Tally, un fabricant d'imprimantes, en même temps que... Neuromancien.
Les spécificités du cyberpunk français
Plus de dix ans après la publication de Neuromancien de William Gibson (1984), plusieurs œuvres françaises développent leur propre spécificité au sein du courant cyberpunk. Certaines de ces œuvres s'en inspirent même explicitement, à travers des allusions directes ou des clins d'œil assumés. L'un des exemples les plus marquants de cette influence se trouve dans la nouvelle La Stratégie du requin (1998, Jean-Claude Dunyach), où le cyberespace est représenté comme un océan. Cette métaphore prolonge l'un des passages de Neuromancien, où le réseau informatique est comparé à une "plage de rêve" baignée par une mer de données. Cet espace, fluide et instable, offre un accès total aux données informatiques, mais cet accès est risqué et susceptible d'exposer l'utilisateur à des dangers invisibles.
En France, le genre ne s'est pas structuré autour de figures tutélaires aussi centrales qu'un William Gibson ou un Bruce Sterling. Maurice G. Dantec s'est néanmoins imposé comme une voix majeure avec Les Racines du mal (1995), un roman qualifié de "neuro-polar" qui mêle polar et science-fiction. Le cyberpunk français se développe ainsi à la croisée du roman noir, de l'anticipation politique et, parfois, de la satire.
Le héros cyberpunk est souvent un rebelle qui défie l'ordre social et en transgresse les règles. Dans sa version américaine, il prend fréquemment les traits d'un hacker solitaire, un "console cowboy", opposé à des mégacorporations omnipotentes. Les auteurs français partagent cet attrait pour les figures marginales — criminels, hackers, dissidents — qui évoluent dans les interstices du système.
Les différences sont marquées. La SF française inscrit ses personnages marginalisés - humains comme non-humains - dans un contexte social et historique. Chez Roland C. Wagner dans Les Futurs Mystères de Paris, les Ayas (intelligences artificielles) jouent un rôle central en s'incarnant sur tous les supports. Avec cette formule de Gloria, une IA : « L'esprit de la Commune vivra éternellement dans nos cœurs virtuels ! », il retrouve l'esprit punk et anarchiste du cyberpunk. Cette approche prolonge la tradition française du roman engagé en privilégiant la critique sociale sur la séduction technologique.
L'une des thématiques centrales du cyberpunk — la fusion entre le corps organique et la machine — trouve dans le contexte français un traitement particulier. Contrairement au cyberpunk américain qui reconnait souvent cette hybridation sous l'angle de l'augmentation et de la performance (implants neuraux, membres cybernétiques pour devenir plus fort, plus rapide), les auteurs français abordent davantage cette question sous l'angle de la mutilation et de la dépossession.
Chez Maurice G. Dantec, par exemple, la cybernétisation des corps n'est pas tant une libération qu'une nouvelle forme d'aliénation : dans Les Racines du mal, les modifications corporelles reflètent la violence sociale et la déshumanisation plutôt que l'émancipation technologique. Cette approche française privilégie ainsi l'interrogation philosophique et existentielle sur l'humain augmenté plutôt que l'émerveillement technologique, dans une lignée qui rappelle les questionnements de la philosophie française contemporaine sur le corps et l'identité.
Chez Maurice G. Dantec notamment, les villes hybrides où coexistent vestiges du vieux monde et technologies avancées ne traduisent pas seulement une nostalgie du passé, mais révèlent plutôt l'impossibilité d'échapper à l'histoire. Dans Les Racines du mal, le Montréal cyberpunk reste hanté par les fractures de l'histoire québécoise, et la technologie ne parvient pas à effacer les traumatismes collectifs. Ces superpositions temporelles deviennent chez lui le symptôme d'une société qui accumule les strates de violence sans jamais les résoudre, où l'hypermodernité technologique coexiste avec des pulsions archaïques.
Panorama chronologique : de RÉZO à Tè Mawon
RÉZO (Laurent Genefort, 1993)
Laurent Genefort décrit le cyberespace comme : […] la somme des systèmes de données, des transits d’informations et de monnaie sous forme électronique. C’était lui [le Rézo] qui modelait le monde, offrant une représentation cognitive consensuelle des échanges. Un univers virtuel sur lequel se branchaient deux milliards d’utilisateurs quotidiens, et qui avait acquis autant de réalité que celle de la rue.
RÉZO occupe une place particulière dans la production littéraire de Genefort, car il s'agit de sa seule incursion dans l'univers du cyberpunk, le reste de son œuvre relevant principalement du space opera. RÉZO est une toile d'araignée mortelle : pour ressusciter la femme qu'il a perdue, Victor Zev Admony acceptera de vendre son âme au diable et ses neurones à un biogiciel qui pourrait bien provoquer l'apocalypse du cyberespace. Courses-poursuites et morts violentes, univers virtuel et intelligences artificielles indépendantes des humains, clones guerriers, Amérique déglinguée avec une Afrique reconstituée en son milieu, et comme enjeu, sans doute, l'existence même du monde, réel ou virtuel : bref, c'est du cyberpunk dans les règles de l'art.
Les Racines du mal (Maurice G. Dantec, 1995)
"Avec Andréas Schaltzmann, Maurice Dantec dépeint un « serial killer » qui sort des sentiers battus. Schaltzmann se démarque en effet de ses nombreux condisciples par son absence de préméditation, de calcul ou de machiavélisme : il tue uniquement en proie à une panique délirante. On le comprend d'ailleurs : il se croit traqué par les envoyés de Véga et par les Nazis victorieux de la dernière guerre ! Rarement portrait d'allumé n'aura été aussi brillamment brossé que dans la première partie du roman, où l'on découvre Schaltzmann de l'intérieur, tel qu'il se voit lui-même.
En fait, l'action principale des Racines du mal commence avec l'arrestation du tueur fou, à la page 111, lorsque Arthur Darquandier, cognicien, entre en scène. Chercheur de haut niveau, intégré à un groupe de travail en criminologie, il croit Schaltzmann innocent de certains des crimes qu'on lui attribue et qu'il nie farouchement. L'affaire tourne court et Darquandier passe sa fin de siècle au Canada à mettre au point une Neuromatrice (une Intelligence Artificielle).
Conduit à s'intéresser de nouveau aux assassinats non élucidés, il découvrira une entreprise collective de meurtres en série, plus proche des méthodes d'une secte satanique ou du nazisme que de la folie pure. La Neuromatrice, nourrie des données sur Schaltzmann, a reconstitué sa personnalité, ce qui permettra l'élimination des tueurs mais offrira une apocalypse électronique pour « fêter » le nouvel an 2000. I.A. et millénarisme ont de quoi convaincre que cette « Série Noire » est par bien des côtés un vrai livre de SF. Roman long et dense, dépourvu de lourdeurs quoique chargé de considérations intellectuelles sur le monde, la théorie du chaos, la volonté de puissance et le mal généré lorsqu'il est coupé de ses racines (avec des références à l'agression contre la Bosnie pluri-ethnique), Les Racines du mal est un roman puissant." Jean-Pierre LION - Première parution : 1/6/1996 dans Galaxies 1 - Mise en ligne le : 24/11/2008
F.A.U.S.T. (Serge Lehman, 1996)
Serge Lehman s'impose comme un éblouissant raconteur d'histoires dans le premier tome de la trilogie « F.A.U.S.T.». L’auteur introduit un récit politique, dans la meilleure acception du terme, qui se passe principalement en Europe, ce qui est rafraîchissant dans ce courant qu'est le cyberpunk souvent ancré dans des décors américains ou japonais.
Premier janvier 2095. Les Puissances — ces grands empires industriels qui règnent sur l'économie mondiale — rassemblent leurs forces. Demain, à New York, le Sénat des Nations Unies ouvre ses portes... Une conspiration est en marche — si vaste qu'elle pourrait bien faire basculer le destin de l'humanité. De l'autre côté de l'Atlantique, un groupe de scientifiques, d'intellectuels, de diplomates et d'espions prépare la riposte. Ils n'ont pas de nom, pas d'argent, pas de statut... Mais leur détermination est digne des utopistes de la Renaissance. A quatre mille kilomètres de là, en plein cœur du Sahara, le jeune Chan Coray se penche sur son passé, et cherche à comprendre. Qui est-il réellement ? Pourquoi son père, qui fut un historien réputé, a-t-il été contraint de fuir l'Europe pour s'enfoncer dans le Veld — cette zone de non-droit qui s'étend peu à peu à la Terre entière ? La réponse à toutes ces questions se trouve au sommet d'Aéropolis, la ville-tour perdue dans les nuages. Mais pour l'atteindre, Chan devra échapper aux mystérieux B-men et — peut-être — vendre la seule chose qui lui reste : son âme.
Inner City (Jean-Marc Ligny, 1996)
"Reprenant l'univers qu'il avait esquissé avec Cyberkiller (1993), Jean-Marc Ligny a su assumer son identité d'auteur français en situant son intrigue tantôt au cœur de Paris, tantôt en Bretagne, sans que cela ne paraisse artificiel. L'action se déroule dans un futur où une grosse partie de la population passe ses journées dans le Cyberespace. En suivant le personnage de Kris, à la recherche d'un fantôme qui hante le réseau virtuel, on découvre une société malade, coupée de ses racines.
Sans trahir son style libre et rapide, rythmé par la musique rock qu'il écoute en écrivant, jouant avec une narration fluide, au présent, et qui change de focalisation à chaque chapitre, Ligny est parvenu à donner de l'envergure à Inner City, roman cyberpunk sur l'illusion. Celle qui naîtra de l'utilisation abusive des mondes virtuels, celle qui fera tomber dans l'oubli les charmes de notre réalité quotidienne et creusera un écart entre les inners, plongés dans le réseau, et ceux qui n'y auront pas accès, les outers. L'illusion sera le mot-clef du futur, on ne saura plus qui se cache derrière ces masques virtuels et quelle puissance rôde derrière les icônes du réseau. L'homme devra finir par réapprendre à goûter les plaisirs simples de la vie, où il se perdra dans les méandres du Cyberespace, dans la réalité profonde.
Fort du recul qu'il a pris il y a quelques années en quittant la capitale, Jean-Marc Ligny s'est attaché à traiter l'aspect social d'un monde cyberpunk, faisant un parallèle entre ce qui oppose les inners et les outers, et ce qui oppose les Parisiens et les banlieusards de demain. Jean-Marc Ligny en profite pour traiter du problème des banlieues, qui lui est cher, et le lecteur appréciera le travail sur les clivages du langage parlé. La ségrégation de demain sera virtuelle ou ne sera pas." Henri LŒVENBRUCK - Première parution : 1/6/1996 dans Galaxies 1 - Mise en ligne le : 24/11/2008
Babylon Babies (Maurice G. Dantec, 1999)
Dans une atmosphère post-millénariste, Babylon Babies de Maurice G. Dantec raconte l'histoire de Toorop, un mercenaire chargé de convoyer Marie Zorn, une femme schizophrène, de l'Asie centrale jusqu'à Montréal. Derrière cette mission apparemment simple se cache une intrigue complexe : Marie Zorn porte l’embryon du genre post-humain, fusion de l’ADN humain et de la neuromatrice créée dans Les racines du mal. "Mais Dantec s'intéresse finalement moins à la résolution de cette intrigue qu'à ses implications, politiques comme métaphysiques. Et c'est là que Babylon babies devient un roman véritablement éblouissant. Dantec mêle avec un appétit vorace philosophie et sciences dures, métaphysique et musique techno, cyberculture et chamanisme (un salmigondis dont la dédicace ouvrant le roman donne déjà un aperçu). On n'est certes pas obligé de suivre Dantec dans toutes ses extrapolations, on pourra même lui reprocher parfois un certain « confusionnisme ». Il n'empêche que dans sa volonté d'aborder la complexité du monde d'un point de vue global, Babylon babies est sans doute l'une des tentatives les plus réussies que la science-fiction française nous ait jamais offerte. Un roman majeur." Philippe BOULIER - Première parution : 1/6/1999 - dans Bifrost 14 - Mise en ligne le : 16/10/2003
Le Dixième Cercle (Guy Thuillier, 1999)
En choisissant de mettre en scène dans son prologue la fin de la civilisation occidentale, Guy Thuillier endosse le rôle de vigie que la SF sait si bien jouer.
Nous sommes en 2089, dans une Europe qui hésite à sombrer dans le chaos politique ou écologique, et où les rapports sociaux ont tout de désespérants. Arthur Taillandier, biocybernéticien un peu falot, travaille pour Virtual mais ses préoccupations reflètent tout sauf une parfaite loyauté d'entreprise : draguer sans succès sa collègue Marie, fumer joint sur joint, et s'enfoncer dans des univers virtuels de plus en plus pervers. Peu lui importent les bruits de révolution qui grondent dans les cités périphériques ou les élections à venir qui promettent l'arrivée au pouvoir d'un candidat fasciste.
Premier et unique roman de science-fiction de cet universitaire, Le Dixième Cercle laisse regretter qu’il n’ait pas poursuivi dans cette voie. Sa force réside dans l’immersion progressive au sein de cercles virtuels toujours plus violents, dont le retour à la réalité ne se fait pas sans lourdes conséquences pour la santé mentale.
Le cyberespace se structure en cercles hiérarchisés : le premier est celui de la création et du cyber-art, le deuxième celui de la culture et de l'éducation, et ainsi de suite jusqu'au neuvième cercle du réalisme total, où toutes les sensations peuvent être reconstituées, y compris la douleur. Arthur y plongera pour participer virtuellement en heaume et haubert à une reconstitution de la prise de Jérusalem en 1099 aux côtés de Godefroy de Bouillon. Au lieu d'y perdre son âme, Arthur trouve la porte du monde de Dunyah, univers moyenâgeux proche de la Syrie ancestrale. C'est à cet instant que le roman bascule. Le récit change de dimension, se transformant en conte philosophique, balade médiévale et critique sociale.
Le successeur de Pierre (Jean-Michel Truong, 1999)
Cet épais roman brasse tellement de choses qu'il est difficile de savoir par où l'aborder. Par le passé ? Une série d'épisodes apparemment déconnectés laissent deviner les affleurements d'un secret millénaire et jalousement gardé, d'un texte maudit conservé en marge des Églises, orthodoxes ou hérétiques. Par le futur ? Au siècle prochain, le monde occidental prive l'essentiel de sa population de la lumière du jour pour en faire des Larves, vivant dans des Cocons de métal, sortes de mini-studios entassés en gigantesques pyramides. Hormis quelques privilégiés, les humains enfermés n'interagissent plus — pour le travail, pour les rencontres, pour le sexe même — qu'au travers du réseau mondial. C'est dans cet univers qu'évoluent Calvin, jeune et naïf, mais promis par son intelligence à un destin exceptionnel, et la demi-douzaine de personnages qui l'entourent, qui presque tous vont se révéler tenir un rôle beaucoup plus important que ce qui était dit au départ.
Quand s'ouvre l'intrigue, la belle mécanique du réseau, et de la société telle qu'organisée par le très capitaliste Pacte de Davos, semble se dérégler : plusieurs meurtres mystérieux sont commis sur des Larves dont les cocons sont restés inviolés, et un logiciel de jeux qui allait être lancé à grand renfort de publicité est instantanément piraté et mis à la disposition de tous sur le réseau. Ce qui conduit indirectement à une guerre entre les USA et la Chine. Ce n'est pas rien — mais pour Calvin, c'est beaucoup moins grave que la mort suspecte de son amie Ada, qui le conduit à soulever les masques de sa famille d'amis à distance. Et les révélations vont le mener jusqu'au grand secret.
Le Successeur de pierre est un roman d'une réelle originalité et à l'inventivité constante, une source décapante de réflexions sur notre société, une vraie fête de l'intelligence, tout en restant d'une grande lisibilité. C'est aussi un passionnant thriller, bâti sur le principe des poupées russes, riche en manipulations et en coups de théâtre.
Le goût de l'immortalité (Catherine Dufour, 2005)
MANDCHOURIE, AN 2113. La ville de Ha Rebin dresse ses tours de huit kilomètres dans un ciel jaune de toxines. Sous ses fondations grouille la multitude des damnés, tout autour s'étendent les plaines défoliées de la Chine. Le brillant Cmatic est mandaté par une transnationale pour enquêter sur trois nouveaux cas d'une maladie qu'on croyait éradiquée depuis un siècle. Ses recherches le mènent à Ha Rebin, où il rencontre une adolescente étrange. Cette dernière le conduira à travers l’enfer d’un monde déliquescent, vers ce qui pourrait être un rêve d’immortalité.
"Difficile de faire plus noir que ce récit aux allures de techno-thriller qui relate avec moult détails sordides une société gangrenée par la pollution, en proie à l'extrémisme vaudou, aux mains de multinationales toujours plus avides, où la génétique fait des miracles mais aussi des ravages. Réflexion sur les extrémités auxquelles on peut aller pour prolonger sa vie, ce roman est magnifié par une ironie sarcastique qui pare la froide lucidité d'un humour aussi féroce que désabusé. Les noms de ville et de personne ne méritent plus la majuscule, celle-ci revient au Vivant, à la Nature si malmenée par l'espèce humaine. Catherine Dufour livre ici une œuvre qui suscite l'admiration. Son écriture somptueuse, qui cisèle des aphorismes à chaque page, donne à cette tragédie l'éclat d'un joyau. Noir." Claude ECKEN - Première parution : 1/1/2006 dans Bifrost 41 - Mise en ligne le : 31/3/2007
Cyberland (Li-Cam, 2017)
Cyberland est une novella composée de trois histoires. Dans un proche avenir, un scientifique fait une découverte qui bouleverse l'Internet tel que nous le connaissons. Internet a évolué vers une infosphère qui permet maintenant aux utilisateurs de s'immerger complètement dans un univers virtuel baptisé Cyberland. Cette révolution amène des bouleversements à l'échelle planétaire et au pouvoir un parti politique digne de 1984 ou V pour Vendetta : le Diktrans. Réflexe de défense typique de l'humanité devant l'inconnu. À partir de là, tous les utilisateurs de Cyberland et les moindres contestataires à ce nouveau régime seront pourchassés, arrêtés puis enfermés dans la prison Asulon créée spécifiquement pour eux et totalement coupée de Cyberland.
Dans ce livre forcément immersif, sur fond de conflit, Li-Cam dépeint une des manières dont la technologie pourrait permettre de rompre avec un système politique aliénant ; une vision optimiste des possibilités offertes par l'intelligence artificielle et les réalités virtuelles.
Tè Mawon (Michael Roch, 2022)
"Telle une tumeur maligne, les métastases de Lanvil ont infecté tout l’arc antillais, arasant le socle rocheux des îles et comblant les golfes de la mer des Caraïbes. Du Venezuela à Cuba, la skyline orgueilleuse de la mégapole tutoie ainsi le ciel, déployant sur les murs écrans de ses tours vertigineuses une high-tech aguicheuse. Dans cet eldorado hygiéniste, tout est possible, du moins si l’on peut s’offrir le confort et la sécurité. Car, si les habitants de l’anwo sont triés sur le volet, ceux de l’anba continuent de croupir dans la misère, réduits à la servilité par les corpolitiques ou contraints de vivre sous la coupe des mafias et de leurs soldats. Mais, la révolte gronde dans les bas-fonds de cette Babel. Tous ne souhaitent que renverser l’ordre établi. Tous ne souhaitent qu’abattre les tours de la mégapole pour mettre fin à la ségrégation verticale.
Après deux romans ressortissants au fantastique, l’un consacré à Peter Pan et l’autre au Roi en jaune, Michael Roch nous revient avec un récit lorgnant vers le cyberpunk. Bien entendu, l’auteur ne pouvait se contenter d’une énième variation autour de ce courant né dans les années 1980, à l’initiative de Bruce Sterling et William Gibson. Il opte ainsi pour une hybridation textuelle et linguistique, mêlant l’esthétique high-tech du cyberpunk au concept de créolisation cher à Édouard Glissant. Un pari audacieux et réussi. Tè Mawon apparaît en effet comme une expérience stimulante où le classicisme intrinsèque de l’intrigue s’efface peu à peu, laissant place à une quête de nature plus mystique et politique. Au-delà des hackers et de leur déclinaison flibustière, au-delà des ayi/IA et autres loas, au-delà des miracles de l’hypertech et de leur supposée valeur émancipatrice, au-delà même de l’éternel recommencement révolutionnaire, prospérant sur la réactivation ad nauseam des antagonismes de classe, Michael Roch propose une reconnexion avec autrui et avec notre environnement pour nous affranchir du dogme illusoire d’une modernité univoque. Dans une langue riche et travaillée, faisant écho aux possibilités ouvertes par le métissage culturel, il nous invite à nous frotter à la multiplicité des regards portés sur notre monde, où plus que jamais prévalent la rencontre, l’interférence et le choc. Il nous enjoint enfin à la lutte pour nous extraire du conformisme mortifère des idéologies afin d’explorer les angles morts de la prospective science-fictive.
Roman exigeant à plus d’un titre, Tè Mawon est donc un récit ouvert sur la diversité des imaginaires, prônant la transversalité et la créolisation des genres dans une perspective résolument optimiste. Incontestablement une piste à creuser." Laurent LELEU - Première parution : 1/7/2022 dans Bifrost 107 - Mise en ligne le : 12/4/2025
Conclusion
Univers schizophrène que le nôtre, avec l'émergence des univers virtuels, la fusion homme-machine. L'esthétique cyberpunk, autrefois pure fiction, devient notre réalité quotidienne : mégacorporations technologiques qui rivalisent avec les États, augmentation corporelle par les prothèses connectées, réalités alternatives dans les métavers, économies virtuelles qui pèsent des milliards. Les interfaces cerveau-machine (ICM) sont encore des prototypes. Mais William Gibson et Philip K. Dick semblent avoir été moins des visionnaires que des prophètes.
Le cyberpunk émerge en France dans le sillage de Blade Runner et de Neuromancien, à une période charnière entre l'expérience de la science-fiction politisée et contestataire issue de mai 68 et une époque où ce genre connaît un profond désintérêt de la part du lectorat. Cependant, une décennie plus tard, entre 1993 et 1999, il connaît un véritable engouement, porté par l’essor d’Internet et l’émergence de la cyberculture.
L'originalité du cyberpunk à la française réside dans sa capacité à transformer un genre initialement centré sur la technologie en un véritable outil de critique sociale, imprégné d'un esprit contestataire et d'une lucidité rappelant la contre-culture américaine des années 1970. À rebours de son pendant américain — souvent fasciné par la figure du hacker solitaire et par les promesses de l’augmentation transhumaniste —, la version française du cyberpunk adopte une posture plus critique. L’hybridation entre l’homme et la machine y est perçue non comme un progrès, mais comme une perte, une forme d’aliénation. Cette vision techno-pessimiste s'explique en partie par la méfiance française envers les discours technologiques et les institutions qui les portent.
Le cyberpunk garde une force critique qui marque encore la science-fiction d’aujourd’hui. De Claude Ecken à Michael Roch, le genre change, intègre les particularités culturelles françaises, et conserve son esprit de contestation.
(*) In : Marcinkowski, Alexandre. « Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire ». Les Dieux cachés de la science fiction française et francophone (1950- 2010), édité par Natacha Vas-Deyres et al., Presses Universitaires de Bordeaux, 2014,

Le cyberpunk peut être considéré comme une boîte à outils conceptuelle qui pousse les réflexions de la philosophie sur le corps et l'identité à leurs limites. Il les confronte à des scénarios où les frontières de l'humain, du corps et du "moi" sont constamment remises en question, transformées et redéfinies par l'omniprésence technologique et la dystopie sociale.