Hubris et hybrides dans les récits fantastiques et de SF.

Hubris et hybrides dans les récits fantastiques et de SF.
@Living Hybrids

Dans la culture grecque ancienne, l’hubris désignait l’orgueil, la démesure, le dépassement des limites, la transgression des lois naturelles et de la condition mortelle. Il s'agissait là de fautes morales car les hommes devaient savoir se modérer, se contrôler et respecter les limites qui leur étaient assignées. L’hubris était punie par les dieux. L’instrument de cette punition était Némésis, la déesse de la vengeance qui infligeait destructions, souffrances et châtiments à ceux qui s’étaient rendus coupables d'hubris. C’était également la déesse de la Justice distributive. Elle incarnait l'idée d'une force cosmique veillant à ce que chacun reçoive ce qui lui est dû, récompensant ou punissant selon les mérites ou les fautes.

Une des évocations les plus saisissantes de l’hubris dans l’imaginaire de l'Antiquité se trouve dans un passage du roman Le maître des illusions de Donna Tartt ; où le professeur de Grec décrit à ses étudiants, sans la nommer, cette fascination pour la perte du contrôle : « [...] La beauté, c'est la terreur. Ce que nous appelons beau nous fait frémir. Et que pouvait-il y avoir de plus terrifiant et de plus beau, pour des âmes comme celles des Grecs ou les nôtres, que de perdre tout contrôle ? Rejeter un instant les chaînes de l'existence, briser l'accident de notre être mortel ? (...). Être absolument libre ! On est parfaitement capable, bien sûr, d'assouvir ces passions destructrices de façon plus vulgaire et moins efficace. Mais quelle gloire de les déchaîner d'un coup ! De chanter, de crier, de danser pieds nus dans les bois au cœur de la nuit, sans plus avoir conscience de sa mortalité qu'un animal ! Ce sont là des mystères puissants. Le mugissement des taureaux. Les sources de miel qui bouillonnent dans le sol. Si nos âmes sont assez fortes, nous pouvons déchirer le voile et regarder en face cette beauté nue et terrible ; que Dieu nous consume, nous dévore, détache nos os de notre corps. Et nous recrache, nés à nouveau."(1)

Le Dieu de l’Ancien Testament partageait avec les dieux grecs cette capacité à châtier ceux qui faisaient preuve d'un orgueil démesuré ou qui défiaient son autorité. Le Déluge, récit fondateur de la fiction apocalyptique, est expliqué comme une punition de l’hubris humaine. La construction de la tour de Babel est interprétée comme un acte d'hubris puni par Dieu, qui sème la confusion des langues. L'histoire de l’édification d’une tour censée tutoyer les nuages peut être vu lui-même comme un lointain ancêtre des récits de science-fiction ; car s’il n’y a pas encore de science, il y a déjà une technê, un savoir-faire de bâtisseurs, et surtout cette volonté d’aller plus haut et plus loin. Cet esprit de quête qui anime d'innombrables héros, jusqu'aux confins de la galaxie, est un trope classique de la science-fiction.

On relève différentes manifestations de l’hubris, qui constituent dans les fictions un ressort narratif tout à la fois puissant et lourd de conséquences. On peut en distinguer quatre formes principales.

La soif de pouvoir illimité. Cette hubris d’omnipotence, très courante et calquée de l'histoire réelle, se manifeste chez des gouvernants, autocrates possédés par une ambition folle ou une mégalomanie qui génère des conséquences dramatiques. C’est l’orgueil démesuré de l'empereur Padishah Shaddam IV dans l'univers de Dune. Il est désigné comme « Empereur d'un million de mondes » ou « le Sublime », des titres qui disent assez sa prétention à un pouvoir quasi divin sur un vaste empire. Dans le récit, son accession au trône est tout sauf conventionnelle : Shaddam IV n'a pas hésité à empoisonner son propre père pour s'emparer du pouvoir ; il révèle ainsi une ambition démesurée et un mépris total des liens familiaux. Son implication dans un complot contre la Maison Atréides montre sa volonté de maintenir son emprise sur le pouvoir par tous les moyens, même les plus illégitimes.

Le classique d'Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit, offre un autre exemple avec le roi Argaven de Karhide, dont l'hubris se manifeste par un nationalisme exacerbé et une paranoïa du pouvoir qui menace de plonger sa nation dans la guerre. Son refus d'accepter l'Autre, représenté par Genly Aï, l'envoyé de l'Ekumen, révèle son obsession et sa peur de perdre le contrôle et le pouvoir.

Le chancelier Palpatine, dans Star Wars, est l’archétype du dirigeant autoritaire et manipulateur. Son désir de pouvoir et de contrôle le pousse vers le côté obscur. Malgré ses bonnes manières, il cherche à dominer la galaxie et à renverser l'ordre établi des Jedi. Il contrôle cette force obscure qui lui donne l’illusion d’une puissance absolue. Ces personnages sont animés par une ambition insatiable qui les pousse à outrepasser les limites de la morale et de la loi. Ils adhèrent à une idéologie ou à une cause qu'ils considèrent comme supérieure à tout le reste et les rend aveugles aux conséquences de leurs actions. 

Savants fous et inventeurs dévoyés. La seconde est une hubris scientifique. Elle est présente dans les romans fondateurs du fantastique et dans le merveilleux scientifique, cet ancêtre français de la science-fiction moderne, où chercheurs et médecins sans scrupules jouent aux apprentis-sorciers avec une science qui ouvre de nouvelles perspectives au début du XXe siècle. Les plus célèbres sont les médecins qui se laissent entraîner dans des expériences morbides (2). Le titre du roman de Maurice Renard, Le Docteur Lerne, sous-dieu, explique à lui-seul le statut putatif de ce savant qui se place juste en dessous d'une divinité toute-puissante, et pousse les expériences de biologie et de génétique à un niveau éthiquement douteux. C’est également l'hubris du docteur Moreau, Dans L'Île du docteur Moreau, de H.G. Wells, engagé dans des expériences de transformation sur des animaux, donnant naissance à des créatures issues de croisements ; ou encore le docteur Mabuse, un criminel de génie qui utilise la science pour asservir l'humanité. Recréation d’un être vivant dans Frankenstein, schizophrénie criminelle dans Dr. Jekyl & Mr Hyde, l’imaginaire des hubris de savants inconscients ou maléfiques est profondément inquiétant dans la mesure où ces expériences de fiction font désormais partie du monde réel, avec des recherches en génie génétique qui posent la question de la transgression des limites éthiques, des risques d’accidents et de pertes de contrôle. 

La croissance sans limites. La troisième dimension est une hubris écocidaire, collective : C’est l’humanité tout entière, engluée dans le Capitalocène, quasiment incapable de stopper sa croissance - c’est-à-dire, entre autres, de renoncer à sa consommation confortable, qui contribue à la destruction des écosystèmes depuis plus d’un siècle. L’équilibre de la Terre se trouve déstabilisé, entraînant pollutions et dégradations de toutes sortes : sécheresse extrême, ouragans et inondations chroniques, fonte des glaciers et montée des eaux. Kim Stanley Robinson fait un tableau hyper-réaliste de New York, devenue une cité lacustre dans un peu plus d’un siècle (New York 2140). Dans Le Ministère du futur (2020), il stigmatise l'aveuglement des élites face aux signaux d'alarme et présente l'éco-terrorisme comme une des stratégies bientôt nécessaire pour enrayer la course vers la destruction de l'écosphère. Dans Ciel brûlant de minuit - le titre est également éloquent, Robert Silverberg pointe du doigt l'activité humaine irresponsable des siècles précédents, notamment "l'utilisation incontrôlée des combustibles fossiles" qui a généré un effet de serre massif. Les dommages causés à la couche d'ozone par les CFC au XXe siècle ont également contribué au réchauffement climatique. Il écrit son roman 1995, et nous pouvons constater aujourd’hui qu’il se trouvait à l’époque très optimiste : car le monde qu’il projette dans trois siècles ressemble à ce que nous vivons à l'heure actuelle. Le Sahara s’est trouvé sous des pluies torrentielles en septembre 2024. Pendant deux semaines l’équivalent de 500% des précipitations mensuelles normales sont tombées dans ce désert. : « Toute cette herbe était roussie, desséchée, morte en apparence, mais Carpenter savait par expérience, depuis l’enfance, qu’elle reverdirait en une ou deux semaines, dès les premières pluies d’hiver. L’ennui était que les pluies d’hiver se faisaient de plus en plus rares dans la région. L’été semblait s’être installé à demeure tout le long de la côte. D’anciens déserts, tels ceux du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, bénéficiaient au contraire d’abondantes précipitations comme ils n’en avaient jamais connu et l’ensemble de l’arc sud-est des États-Unis, du Texas oriental à la Floride, s’était transformé en une gigantesque forêt pluviale étouffée sous le poids d’une végétation fantasmagorique : colossales lianes chevelues, énormes bouquets d’orchidées et plantes rampantes géantes, aux feuilles vernissées. »

De manière générale, la science-fiction ne présente pas ces désastres comme des punitions. Elle est existentialiste, elle montre l’Homme responsable de ses actions et des conséquences désastreuses de ses expériences ; même si parfois on trouve une allusion à une sorte de châtiment qui rappelle la justice distributive de la déesse Némésis. Ainsi dans Sécheresse, de J.G. Ballard : « Ce châtiment né de la mer avait toujours impressionné Ransom par la simplicité de sa justice. Les hommes avaient souillé les sources de la vie et la mer les avait à son tour reniés, emprisonnant l'humanité dans un désert stérile, l'image inversée de ses anciens rêves. » 

L'hypothèse Gaïa est un concept proposé par le climatologue James Lovelock, pour qui Gaïa, la Terre, est un système autorégulé, quasiment comme un organisme vivant, sensible à des "points de bascule" climatiques au-delà desquels le système Terre risque de changer d'état de façon brutale. Lovelock s'inscrit dans la conception d'une planète réagissant aux perturbations humaines. Cette hypothèse a conduit certains à interpréter les désastres climatiques comme une forme de "vengeance" de la Terre contre l'humanité. Où l’on retrouve, avec cette personnification de la planète, l’idée d’une Némesis sur l’hubris écocidaire des Hommes. Lovelock – bien qu’il s’en défende en tant que scientifique, a contribué à conforter cette croyance avec le titre d’un de ses essais « La revanche de Gaïa »(3). 

L’humanité menacée/remplacée par de nouvelles créatures. Quatrième et dernière dimension, l’hubris prométhéenne, celle des ingénieurs et des scientifiques ; non pas des savants fous mais des chercheurs déterminés, travaillant intentionnellement à la création de nouvelles créatures ou de machines intelligentes. C’est le scénario de la pièce de théâtre écrite par Karek Capek et jouée à Prague en 1921 : Rossum Universal Robots. R.U.R. est l’entreprise qui crée des androïdes biologiques. L’auteur invente le terme « robota » pour désigner ces créatures dédiées au travail, dont on peut régler le niveau d’intelligence, la force physique, la capacité à ressentir des émotions. Ces esclaves à faible coût sont les premiers robots de fiction. Ils sont plus productifs que des travailleurs humains, et n’ont aucune revendication. Dans le drame théâtral, des millions de robots remplacent rapidement les hommes, puis se trouvent armés pour combattre dans les guerres. Les robots finissent par développer une conscience, se perçoivent comme supérieurs à leur créateur, ils se révoltent.

La pièce de Capek deviendra la matrice narrative de nombreuses fictions dramatiques autour de robots et d’androïdes. Isaac Asimov en retient la leçon, puisqu’il est le premier auteur à imaginer des lois auxquelles les robots doivent obéir afin de ne jamais faire de torts aux humains. En créant le robot, l’ingénieur du récit s’empresse de le limiter, comme pour conjurer le risque d’hubris auquel sa créature pourrait s’adonner. Mais de nombreux récits suivent dans lesquels la machine est plus forte : L’histoire de Terminator est celle d'une quasi-destruction de l'humanité par les machines, celle de Matrix va encore plus loin. Les hommes se trouvent réduits par des artefacts intelligents à une vie végétative et strictement virtuelle, outre qu’ils servent à produire de l’énergie pour la matrice ; à l’inverse de la fonction initiale des machines qui, rappelons-le, était de produire de l’énergie et du travail pour les hommes.

De l’hubris à l’hybride

Revenons aux mots, pour découvrir une influence culturelle entre l’hubris et l’hybride. Le terme « hubris » vient du grec hybris, qui s’écrit avec un y (le Y se prononçant U en grec). La notion d’hubris a influencé l’orthographe du mot « hybride », car ce dernier a pour étymologie le latin « ibrida », avec un i et sans h, qui désignait le produit du sanglier et de la truie. Pour comprendre cette influence, elle-même en forme d’hybridation lexicale, il faut revenir à la culture hellénique et celle des civilisations antiques, pour lesquelles les croisements donnent naissance à des monstres, des êtres qui transgressent l’ordre naturel, ce qui revient à l'idée de démesure contenue dans l'hubris. L’hubris et l’hybridité partagent une dimension de défi et de transgression des normes établies, même si c’est de manières différentes. L’hubris est une transgression par excès, tandis que l’hybridité est une transgression par mélange et fusion.

Dans la littérature de l'imaginaire et les fictions fantastiques, l’hybridité a partie liée avec les créatures nées de l’hubris de ceux qui jouent à recréer la vie, ou à la détruire : Frankenstein est une créature hybride, dont le corps est un mélange de morceaux et d’organes issus de divers cadavres. Les films de la saga Godzilla, qui se sont succédé depuis les années 50, présentaient un monstre hybride. En japonais, le titre du film est Gojira, un mot-valise fusionnant deux mots : gorira, gorille et kujira, baleine. Dans les premières incarnations de Godzilla, l'idée d'un hybride gorille-baleine avait été envisagée, puis rapidement abandonnée au profit d'un hybride géant : Godzilla a la tête et le bas du corps d'un T. Rex, une triple rangée de plaques osseuses dentelées sur le dos qui rappellent un stégosaure, le cou et les avant-bras d'un iguanodon et la queue et la texture de la peau d'un alligator. Dans quelques-unes des versions successives de la série, la créature est issue de mutations génétiques provoquées par des radiations ou des essais nucléaires. Dans GMK, sorti en 2001, le monstre, possédé par les esprits des personnes tuées dans les différents conflits du Pacifique, revient à la vie après sa mort en 1954 et attaque le Japon. Godzilla apparaît comme une incarnation symbolique de la peur de nombreux Japonais à la suite des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki. A l’hubris de la folie nucléaire correspond l’apparition d’un monstre hybride.

C'est un monde dévasté à la suite d'une catastrophe écologique majeure, à laquelle s’ajoutent des conditions climatiques invivables, des manipulations génétiques et un virus foudroyant capable de détruire l'ensemble de l'humanité, qui sert de laboratoire au roman Le dernier Homme, de Margaret Atwood. Le scientifique à l’origine de ces manipulations se nomme Crake. Obsédé par l'idée de "perfectionner" l'humanité à travers l'ingénierie génétique, il crée des hybrides d’animaux et une nouvelle race d’humanoïdes appelés les Crakers, programmés pour être dépourvus de violence, de désir sexuel et de fanatisme religieux. Là encore, l’hubris de perfection débouche sur la production de créatures hybrides.

Dans la trilogie Xenogenesis d'Octavia Butler, les Oankali sont une espèce extraterrestre qui sauve les derniers survivants humains après une guerre nucléaire dévastatrice sur Terre. Leur motivation est double : sauver l'humanité de l'extinction et fusionner génétiquement avec elle. Cette hybridation se fait à travers des échanges génétiques complexes, impliquant un troisième sexe Oankali appelé "ooloi". Les enfants issus de ces unions sont des êtres nouveaux, possédant des caractéristiques des deux espèces. Dans le récit, l'hybridation est présentée comme nécessaire à la survie de l'humanité, mais aussi comme une forme de colonisation génétique, car les personnes sauvées ne sont pas aidées à recréer ailleurs une civilisation humaine pure. Les humains qui refusent l'hybridation sont parqués dans des colonies et stérilisés par les Oankali. Métaphore de l'esclavage, du viol et du métissage forcé par une race prétendument supérieure, la trilogie soulève des questions éthiques profondes sur le consentement, l'identité et l'évolution forcée, les hybrides représentant à la fois un espoir de survie et une source de conflit pour les humains qui résistent à ce changement.

Dans la série Sweet Tooth, sortie en 2021, le virus H5G9 est le résultat d’un accident de laboratoire. Il a été créé dans le cadre d’un projet de recherche secret qui visait à prolonger la santé humaine et la longévité : de nouveau une hubris, à visée transhumaniste cette fois. La scientifique Gillian Washington, cherchant à prouver le succès du projet, s’est injecté les microbes modifiés devenant ainsi la patiente zéro ; elle donne naissance à un enfant mi-humain, mi-cerf, le premier d’une génération d’enfants intelligents, mais physiologiquement proches d’animaux, et en partie dotés de leurs capacités. Le virus s’échappe ensuite du laboratoire et se propage dans le monde entier causant une pandémie, des morts par millions et un effondrement de la société. Quasiment tous les enfants qui naissent semblent issus de croisements animal/humain ; ils sont considérés par les communautés survivantes comme des êtres contre nature, responsables de la pandémie et persécutés. 

Du cyborg tueur aux hybridations plus troubles.

La fusion intime entre l'organique et le technologique est au cœur même du concept de cyborg, dont la figure est troublante en ce qu'elle transgresse les frontières traditionnellement établies entre le naturel et l'artificiel, le biologique et le mécanique, le vivant et l'inerte. Contrairement à la simple prothèse qui s'ajoute au corps, les composants technologiques du cyborg s'intègrent pleinement à l'organisme, formant une nouvelle entité fusionnelle : il ne s'agit pas d'ajouts externes mais d'une véritable hybridation. En brouillant les frontières entre l'organique et le mécanique, le cyborg ouvre la voie à de nouvelles possibilités d'existence et d'évolution.

Dans l'iceberg des récits science-fictionnels autour des cyborgs et créatures hybrides, Terminator trône sur la partie émergée : avec son étincelle de vie malfaisante dans l’œil rouge d'un visage horriblement ravagé, il rappelle l'acharnement de Yul Brunner en robot implacable, même défiguré, dans Mondwest (1973). Qu'ils soient cyborgs, robots ou êtres organiques hybrides, la plupart construisent dans nos représentations partagées l'image de créatures dangereuses, sinon profondément mauvaises. Mais la figure de l'hybride évolue, entre autres, avec le film Splice (2009). Au début, la créature, Dren, manifeste des traits enfantins et attachants, suscitant l'empathie des scientifiques et du public. Elle développe des capacités cognitives et émotionnelles proches de celles des humains, et elle réussit à établir des liens affectifs avec ses créateurs. À mesure qu'elle grandit, Dren devient de plus en plus imprévisible et potentiellement dangereuse. Ses instincts animaux et sa force surhumaine se manifestent de manière menaçante, notamment dans les scènes de violence. Cette ambiguïté est au cœur du dilemme éthique et émotionnel auquel sont confrontés les personnages et les spectateurs : l'hybride est aussi capable d'hubris. Mais une page est tournée, le manichéisme simpliste dans lequel ces "monstres" du XXe siècle sont mis en scène se diffracte dans des situations et psychologies plus subtiles, rejoignant des représentations nuancées d'androïdes et d'êtres hybrides, qui existaient déjà dans la littérature de science-fiction des années 70/80. On songe à L'Homme bicentenaire d'Isaac Asimov (1976), Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick (1968) ou encore Neuromancien de William Gibson (1984).

C'est ainsi que le teen-series Sweet Tooth bouleverse la figure traditionnelle de l'hybride, représenté comme hideux il y a quelques décennies (qu'on songe à l'horreur vécue par le personnage de La mouche, 1986). Ici, l'enfant-cerf, Gus, ainsi que ses semblables hybrides, est formidablement attachant par sa sensibilité, ses intuitions, et sa profonde humanité.

Dans le même ordre d'idées, la série Westworld, diffusée en 2016, est à des années-lumière de la représentation du robot dans le film d'origine dont elle crée un reboot. Les androïdes, appelés "hôtes", ne sont plus des robots-machines : ils possèdent un endosquelette mécanique recouvert d'une couche de tissu biologique. Au fil des saison le spectateur découvre que les hôtes sont de plus en plus organiques, dotés de tissus vivants. Le point culminant de ce rapprochement progressif de l'androïde hybride avec l'humain est l'accès à la conscience. Dolorès est la première d'entre eux, et le moment crucial où elle atteint pleinement la conscience se traduit par un signe aussi fugace que le papillotement des yeux. Ce moment se produit dans le dernier épisode de la saison 1, intitulé "The Bicameral Mind". Dolores réalise que la voix qu'elle entendait dans sa tête, qu'elle croyait être celle d'Arnold (l'un des créateurs du parc), est en réalité sa propre voix intérieure. En prenant conscience de soi, elle comprend qu'elle n'a été pendant des années qu'un corps-esclave de l'hubris des hommes venant assouvir tous leurs fantasmes dans le parc de Westworld. De pauvre corps malmené, elle accède avec l'éveil au statut de personnage. Dès lors, l'empathie du spectateur bascule résolument dans le camp des androïdes.

La SF est un outil formidable pour mélanger et hybrider. La série Alien invente une créature destructrice qui investit les corps pour s'y reproduire en prenant au passage des caractéristiques génétiques de ses hôtes. Ripley, ressuscitée d'entre les morts par des savants de l'entreprise Weyland, revient sous la forme d'un être hybride, mi-humaine mi-alien dans le film de Caro et Jeunet, Alien, la résurrection (1997).

Dans le film Annihilation, adapté du roman de Jeff VanderMeer (2014), le réalisateur Alex Garland met en scène un groupe de femmes scientifiques. Elles sont recrutées pour une mission dans la "Zone X", une partie sinistrée et mystérieuse de la côte américaine, autour d'un site secret où se sont écrasés des extraterrestres. Le réalisateur suit le groupe de scientifiques découvrant un monde à la beauté éthérée et aux dangers mortels, avec des paysages mutants où des créatures menacent de faire perdre la raison. Toutes les lois qui sont à la base de nos sciences modernes sont chamboulées. L'impossible se produit sans cesse, comme si la nature était atteinte de démence. L'ADN de plantes et d'humains se mélangent. Des animaux étranges et inattendus apparaissent, mariages improbables de races qui n'auraient jamais pu fusionner.

L'hybridité, née de la rencontre entre l'hubris et la création, est devenue un motif récurrent dans la science-fiction et le fantastique. Elle incarne à la fois la fascination et la peur de l'altérité, du mélange des genres et des espèces. En créant des êtres hybrides, les auteurs et réalisateurs explorent les frontières de l'humanité, questionnent notre identité et invitent à repenser notre rapport au monde.

Si l'hybridité peut être perçue comme une menace, elle peut aussi être envisagée comme une opportunité ; mais dans tous les cas, elle peut être autre chose qu'un changement inscrit dans une praxis : une action nécessaire pour survivre aux métamorphoses du monde. Car les créatures hybrides de fiction incarnent des capacités extraordinaires, qui leur permettent de dépasser les limites et les insuffisances du corps humain confronté à des bouleversements de milieux et de conditions de vie, comme on le voit dans Le dernier homme ou dans Sweeth Tooth. Elles incarnent ainsi l'espoir d'un avenir où l'homme aurait surmonté ses propres limitations ; mais ce dernier pourrait aussi décider de se transformer par choix individuel, dans une démarche de poïesis et d'auto-création, plutôt que contraint par un formatage de masse. A propos de l'hybridation, laissons le mot de la fin à Ariel Kyrou, dans un extrait de son essai "Nous sommes tous des cyborgs": "Il convient de s’en emparer, au-dedans comme surtout au-dehors des forces dominantes. L’enjeu est de ne pas laisser ce potentiel de l’hybridation tous azimuts entre les mains des instances de l’abrutissement généralisé. C’est ce que Keiichi Matsuda accomplit avec ses cités pour cyborgs de l’ère Internet, et ce qu’ont parfois réussi en pionniers ORLAN et Éduardo Kac. Inscrivant leur devenir cyborg au présent, mettant en actes leur fiction de l’à venir au-delà des mots, ils tissent une histoire vécue que peuvent s’approprier les gosses de l’ère du tout numérique et de la biogénétique. Pour qu’à leur tour, ils hybrident leur monde et pourquoi pas leur être en toute singularité."(4)


(1) in Donna Tartt, Le maître des illusions, Plon, 1993, p.63.

(2) Pourquoi les savants fous veulent-ils détruire le monde ?
Évolution d'une figure littéraire. Un essai de Elaine Després.

(3) James E. Lovelock, La Revanche de Gaïa : Pourquoi la Terre riposte-t-elle ?, NBS Flammarion, 2007.

(4) in Ariel Kyrou, Revue Multitudes, 2011. Cairn.info : https://shs.cairn.info/revue-multitudes-2011-1-page-179?lang=fr