Homme-plus, de Frederik Pohl

Homme-plus, de Frederik Pohl
© Gregory Manchess

Du cyborg à l'Homme-plus

Le terme « cyborg » (organisme cybernétique) a été popularisé en 1960 par le scientifique, neurologue et musicien Manfred Clynes, ainsi que par le chercheur en psychiatrie, Nathan S. Kline. L'idée d'un humain « amélioré », capable de survivre dans des environnements extraterrestres, émergeait d'une réflexion née à l'aube de l'exploration spatiale sur la nécessité d'établir une relation symbiotique entre l'homme et la machine.

Frederik Pohl, surnommé le "Grand Maître" de la science-fiction et auteur de La Grande Porte, était également éditeur, agent et ami d'enfance du génial Isaac Asimov. Publié initialement dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction d'avril à juin 1976, ce roman exploite une double thématique : la planète Mars et l'homme modifié, le cyborg.

Mêlant politique-fiction et hard science, Homme-plus décrit le processus de transformation fascinant, mais finalement assez horrible, d'un astronaute grâce à la cybernétique et à la chirurgie. L'objectif de cette métamorphose est de lui permettre de survivre de manière autonome sur Mars pendant la durée d'une mission.

Nous avons choisi d'analyser ce roman qui interroge les limites que l'homme peut franchir dans sa propre transformation. Autrement dit : jusqu'où peut-on aller sans renier ce qui fonde notre humanité, tant sur le plan physique qu'éthique ?

Des créatures clivées

Comme l'observe Dominique Kunz Westerhoff : « Mi-humaines, mi-machines, les créatures science-fictionnelles sont surtout clivées. Ce drame d'une déchirure intérieure d'avec sa propre chair est exploré par Martin Caidin, avec Cyborg en 1972, puis Frederik Pohl, avec Homme-plus (Man Plus) en 1976. » (1)

Dans ces deux premiers romans américains sur le thème du cyborg, l'astronaute est confronté à un parcours jalonné de souffrances pour atteindre l'hybridation biologique et technique. Manipulées, ces créatures se retrouvent malgré elles au cœur d'enjeux politico-économiques, où elles sont appelées à jouer un rôle clé.

Au fil du récit, nous suivons l'évolution psychologique de Roger Torraway, sélectionné pour devenir le premier astronaute martien modifié. Les tourments de Roger sont dépeints tandis qu'il perd ses membres et ses organes à chaque passage au bloc opératoire, qu'il découvre son nouveau corps cybernétique tout en devant supporter le regard des autres, les tromperies de son épouse et l'immense pression engendrée par le projet martien sur la scène internationale.

Le récit rend compte des réflexions du personnage tout au long du processus de transformation. On lui promet qu'à son retour sur Terre, il redeviendra humain.

« Les yeux, les oreilles, les poumons, le nez, la bouche, le système circulatoire, les centres de perception, le cœur, la peau – tout avait été remplacé ou bien augmenté. Les changements visibles ne représentaient que la pointe de l'iceberg. Ce qui avait été fait à l'intérieur était bien plus compliqué, bien plus important. On l'avait entièrement refait dans le seul but de lui donner les moyens de survivre sur la surface de la planète Mars sans l'aide d'appareils externes. »

Des espérances martiennes

Le roman décrit un monde surpeuplé vers 2025, où la population mondiale atteint 8 milliards d'habitants. Cette surpopulation met les ressources énergétiques et alimentaires à rude épreuve. Une instabilité politique et économique s’installe partout, et la suprématie américaine est remise en question. Seuls l’Amérique, Israël et la Suède représentent encore le monde libre, tandis que l’équilibre des puissances devient de plus en plus précaire.

La famine ravage les pays autrefois en voie de développement, des conflits nucléaires éclatent dans le Golfe Persique, des incendies dévastent la Californie, les océans se vident de leurs ressources, des épidémies de variole se propagent en Inde, et la pénurie de carburant s'aggrave en raison du terrorisme. Aux États-Unis, l'instabilité règne, marquée par des émeutes violentes à New York. Sous l'emprise de la loi martiale, l'Amérique décrite dans ce roman semble au bord de la guerre civile, bien moins souveraine que celle que nous connaissons. L'auteur suggère que la surproduction et le surmenage, plutôt que la rivalité géopolitique exacerbée entre blocs ou nations, sont les causes principales de cette tragédie écologique et sociale.

Dans ce contexte apocalyptique, le déclin des valeurs humanistes de l'Occident a probablement contribué à ce désastre... Un État respectueux des droits de l’homme pourrait-il cautionner un projet comme Homme-plus ? Ce programme, qui légitime des souffrances atroces et la déshumanisation d’êtres vivants, soulève une question glaçante : la notion de dignité a-t-elle encore un sens dans ce monde en décomposition ? L’absence de garde-fous pour empêcher l’armée de mutiler ses propres soldats, ou le président américain d’encourager cette dérive technologique, interroge. Mais n’oublions pas que nous sommes ici dans le cadre d’une critique sociale, aussi ironique qu’impitoyable.

Avec une satire mordante, Frederik Pohl brosse des personnages cyniques et manipulateurs, tels que le président, certains scientifiques et militaires. Le voyage vers Mars n’est pas motivé par la quête scientifique ou économique, mais par une logique froide : des calculs statistiques prédisent une guerre totale dans les sept prochaines années. « Si nous n’avons pas établi une colonie viable sur Mars d’ici là, nous n’en aurons peut-être plus jamais l’occasion. » L’expédition martienne, présentée comme un ultime recours pour éviter l’anéantissement, n’est qu’une manœuvre désespérée : le président américain tente de redonner espoir à l’humanité et de détourner l’attention des crises terrestres.

Un équipage composé du cyborg Roger Torraway et de trois autres astronautes se rend sur Mars pour amorcer le processus de colonisation. Roger, grâce à ses capacités surhumaines, accomplit des tâches impossibles pour ses coéquipiers. La première étape de l'établissement d'une colonie martienne est allègrement franchie. Une nouvelle page de l'histoire s'ouvre, en prévision d'une future évacuation partielle de la Terre.

Après tout, demain est un autre jour

Dans le cadre du programme spatial conçu par la NASA pour l'exploration humaine du système solaire, les scientifiques ont déterminé que remodeler l'être humain aux conditions extrêmes de l'environnement martien serait une approche plus efficace pour coloniser la planète. Ce défi a été relevé avec succès. Cependant, l'impossibilité psychologique de retourner sur Terre fait de Mars le nouveau foyer pour Roger Torraway, un lieu où il trouve son bien-être. Sur cette planète, il recouvre son libre arbitre, est accepté par Sulie Carpenter, sa nouvelle compagne, et découvre même de la vie extraterrestre. Mars n'est donc pas le lieu désolé et désertique que l'on croyait.

« Ce roman est le meilleur Pohl en solo : la solidité de sa construction, la crédibilité du documentaire, le fouillé des psychologies forment un ensemble passionnant. Dommage que l'auteur se soit cru obligé d'ajouter une chute à double détente vaguement dickienne, qui n'ajoute à cette étouffante épopée en chambre pressurisée qu'un inutile point d'interrogation. » (2)

Homme-plus ou homme-moins ?

Pour conclure, revenons sur les « améliorations » complexes apportées à Roger Torraway, devenu le tout premier Martien permanent.

« Avec humour, Frederik Pohl imagine des « plus » insolites, des capacités sensorielles et expressives qui échappent au contrôle de l'entourage et permettent au cyborg de regagner une certaine liberté : déconnecter une partie de son champ perceptif pour se protéger, ou encore battre des ailes comme un animal pour communiquer des émotions, telles sont les nouvelles propriétés de la créature. » (1)

Ses yeux organiques ont été remplacés par des globes multifacettes rougeoyants, en cristal, capables de résister au vide et de fournir une vision élargie incluant les spectres ultraviolet et infrarouge. Un « étage intermédiaire » électronique, développé par son ami Alexander Bradley, filtre les informations superflues avant de les transmettre au cerveau.

L'ensemble de la transformation physique témoigne d'une re-conception totale de l'anatomie humaine : ses narines élargies et repliées rappellent le museau d'une taupe au nez étoilé, tandis que sa peau artificielle, d'un brun foncé sans pores ni poils, évoque une épaisse cuirasse de rhinocéros. Tous ses organes internes, poumons et cœur compris, ont été modifiés ou renforcés, ses muscles bioniques lui conférant une force surhumaine.

Son système digestif, largement simplifié, fonctionne avec un apport minimal en eau et en nourriture grâce à des organes cybernétiques ; seuls le cerveau, ainsi que les systèmes sanguin et nerveux, exigent encore une alimentation traditionnelle. Son sensorium amélioré, connecté à un ordinateur dorsal, gère l'interface entre son système nerveux et ses composants cybernétiques, lui permettant d'ajuster ses perceptions par la pensée : accélérer ou ralentir le temps, fermer ses yeux artificiels, etc. Cette gestion repose sur l'apprentissage et la mémorisation de routines stockées dans l'ordinateur du pack ou même dans le gros ordinateur en orbite autour de Mars, servant de sauvegarde et de backup.

Ses ailes solaires rechargent les batteries du pack dorsal, reliées à un système d'émission de micro-ondes en orbite qui les alimente en énergie. Son corps entièrement repensé devient insensible à la plupart des facteurs environnementaux, tolérant des conditions variées allant des vents arctiques à l'atmosphère équatoriale humide, en passant par le vide spatial. Cette adaptation parfaite à Mars prend en compte son atmosphère raréfiée, son manque de nourriture et sa faible gravité.

Pour finir, il a subi une castration...

Si cet homme-plus est castré, cela en fait un homme-moins ! Il s'agit donc bien d'un monstre (plutôt qu'un humain amélioré, et la nuance est importante) : une créature unique qui ne peut pas se reproduire. Le cyborg de Frederik Pohl ne serait-il qu'une interprétation de science-fiction du golem de la tradition hébraïque, de la créature de Frankenstein ou d'une autre figure récurrente de l'être artificiel façonné par l'homme mais condamné à la stérilité ?


Sources :

(1) In : https://journals.openedition.org/resf/8554

(2) In : Jean-Pierre ANDREVON Première parution : 1/7/1977 dans Fiction 282 - Mise en ligne le : 1/4/2012


Si vous voulez en savoir plus sur l’ère de l’humain augmenté :

« L’humain augmenté. cyborgs, fictions et métavers », par Jean-Michel Besnier, Diana Filippova, Ariel Kyrou, Fanny Parise, Thierry Germain

L’humain augmenté. Cyborgs, fictions et métavers - Fondation Jean-Jaurès
Et si « l’homme-plus » était un « humain-moins » ? Quatre auteurs interrogent les enjeux que pose l’avènement de l’ère de l’humain augmenté.

« Nous sommes tous des cyborgs » Ariel Kyrou. Dans Multitudes 2011/1 (n° 44), pages 179 à 187 : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2011-1-page-179.htm


« La conversation scientifique », par Étienne Klein. De quoi l’homme peut-il s’émanciper ? Dans quelle mesure peut-il être augmenté ? Par les temps qui courent, avons-nous besoin de davantage de technologies ou de davantage de courage ? Son invité : Olivier Rey, mathématicien et philosophe, auteur de « Leurre et malheur du transhumanisme » (Desclée de Brouwer, 2018).

L’humain est-il augmentable ?
De quoi l’homme peut-il s’émanciper ? Dans quelle mesure peut-il être augmenté ? Par les temps qui courent, avons-nous besoin de davantage de technologies ou de davantage de courage ?

Dans son livre de référence, Kubrick (éd. Calmann-Lévy), Michel Ciment écrit : « L'homme dépasse le stade animal par le moyen de la technologie, il atteint le stade de surhomme en se délivrant de cette même technologie. »