Entre Nord mythique et Nord géopolitique.

Entre Nord mythique et Nord géopolitique.
Cover Artwork © Caleight Illerbrun - Always North de Vicki Jarrett

Pendant plus de deux siècles, les littératures de l'imaginaire ont situé dans l'Arctique des histoires d’exploration, de froid et de survie. Dans ces récits, la glace agissait comme un obstacle naturel, un gardien de mystères enfouis. Aujourd'hui, ce paradigme narratif s'inverse : en fondant, elle redessine la carte du pôle Nord et devient catalyseur de crises géopolitiques. Elle donne accès à d'immenses ressources mais révèle aussi de nouvelles menaces.

Mary Shelley en faisait déjà le théâtre d'une horreur existentielle dans Frankenstein (1818), où le Pôle cristallisait l'apothéose de la terreur. H. P. Lovecraft y situait les royaumes oubliés d'Hyperborée, foyers de cultes anciens et de créatures indicibles. Clark Ashton Smith y logeait Poseidonis, vestiges d'une civilisation ésotérique engloutie. John W. Campbell y ensevelissait une entité extraterrestre dans The Thing (1938). Plus récemment, James Morrow y plaçait le gigantesque cadavre de Dieu lui-même (En remorquant Jéhovah, 1994), tandis que Dan Simmons, dans The Terror (2007), transformait l'expédition Franklin en récit d'horreur gothique. Ces œuvres ont fait de l’Arctique un territoire de l’ultime, où s'ancrent dans l’imaginaire collectif les images séculaires du blanc infini, de la glace éternelle et du danger absolu.

L’Arctique, nouveau carrefour du monde

Le changement climatique redessine cette géographie mentale. La fonte accélérée de la banquise arctique ouvre progressivement des passages maritimes jusqu'à présent impraticables, raccourcissant les routes commerciales entre l'Asie et l'Europe de plusieurs semaines. Ce scénario est lourd de conséquences : enjeux de souveraineté, nouvelles dynamiques de puissance, redistribution des richesses, conflits d'influence. L'Arctique pourrait devenir l'un des carrefours économiques majeurs du siècle.

Et ce futur ne relève plus de la spéculation. En octobre 2025, un porte-conteneurs chinois a inauguré le premier trajet commercial régulier par l'Arctique, reliant la Chine à l'Europe en seulement vingt jours, soit la moitié de la durée par la route du canal de Suez. Cette nouvelle ligne « Arctic Express », opérée par la compagnie chinoise Sea Legend, symbolise l'alliance sino-russe visant à transformer le Grand Nord en artère commerciale mondiale. Moscou, qui contrôle plus de la moitié des côtes arctiques, verrouille la route : tout navire doit obtenir une autorisation russe et être escorté. De leur côté, les États-Unis, inquiets de cet axe eurasiatique, renforcent discrètement leur présence militaire et projettent la construction de nouveaux brise-glaces.

Dans les décennies à venir, cet équilibre risque encore de basculer. D'ici 2050 à 2070, le passage du Nord-Ouest et la route maritime du Nord devraient devenir navigables une grande partie de l'année, favorisant l'émergence de la Russie comme puissance maritime majeure et l'exploitation accrue des ressources arctiques.

Les nouvelles routes polaires : du thriller à la science-fiction

Face à ces bouleversements, la science-fiction et la « cli-fi » (fiction climatique) se sont emparés de cette réalité géopolitique nouvelle. Après Dan Simmons, peu d’auteurs ont prolongé cette vision des pôles comme métaphore d’une hostilité inhumaine. Avec The Terror, il signe sans doute l’un des derniers grands récits où la glace reste une force écrasante, entraînant les hommes dans un drame de survie absolu, confrontés aux pénuries, maladies et attaques d’une créature insaisissable et terrifiante. Le monstre extraterrestre de la novella The Thing de John W. Campbell — adapté au cinéma par John Carpenter en 1982 — en est la déclinaison science-fictionnelle : la peur naît du froid, de l’enfermement et de l’inconnu.

Les auteurs de science-fiction et de thrillers fantastiques de ces dernières années traitent l'Arctique de façon très différente de ces représentations plus anciennes. Cette évolution narrative marque un tournant profond : l’Arctique n’est plus défini par sa rudesse invincible, mais par sa fragilité. La glace, jadis obstacle à franchir, devient un bouclier brisé. Le moteur narratif s’est déplacé de l’exploration héroïque vers l’exploitation économique et les rivalités stratégiques. Les menaces ne viennent plus du froid, mais des technologies humaines échappant à tout contrôle : déchets radioactifs enfouis sous la banquise, nanomachines oubliées, infrastructures industrielles laissées à la dérive. Quant aux populations locales, longtemps réduites au rôle de gardiens de mythes, elles deviennent désormais actrices de leur propre transformation.

L'angle d’approche le plus classique reste celui du techno-thriller. C’est le cas de Dérive arctique (Arctic Drift, 2008) de Clive Cussler : le récit entraîne le célèbre aventurier Dirk Pitt dans une course contre la montre. Il doit empêcher un puissant homme d’affaires de compromettre la découverte d’un métal « miracle » capable d'inverser le réchauffement climatique. Pour y parvenir, Pitt doit élucider une série de morts mystérieuses, percer le secret d’une expédition polaire disparue au XIXᵉ siècle, et affronter des adversaires impitoyables prêts à déclencher un conflit international pour s’approprier cette nouvelle technologie. L’enjeu, d’ampleur quasi apocalyptique, met la pression sur les États-Unis et le Canada, tandis que le passage arctique devient le théâtre d’une chasse au trésor sous-marine et d’un complot à déjouer.

Le scénario le plus réaliste est Arctic Rising (2012) de Tobias S. Buckell, qui fait exactement ce que font les meilleures œuvres d'anticipation : examiner la science actuelle, projeter l’avenir et montrer avec lucidité comment le réchauffement crée des gagnants et des perdants. Situé environ cinquante ans dans le futur, il imagine un Arctique dépourvu de glace, où de nouvelles routes commerciales, dont le passage du Nord-Ouest, deviennent praticables. Cette ouverture bouleverse l’équilibre mondial : le trafic de drogue et la contrebande prospèrent, tandis que de nouvelles puissances locales, les « pays tigres arctiques » (Canada, Russie, Groenland), contrôlent une voie maritime lucrative et exploitent les 25 % des réserves mondiales de pétrole que recèle la région. L'histoire suit Anika Duncan, pilote de dirigeable pour le Garde polaire des Nations unies, qui découvre un complot visant à empêcher l'inversion du réchauffement climatique par géo-ingénierie. S'il verse dans le thriller d'espionnage classique, le roman intègre de manière crédible le contexte géopolitique et commercial d'un Grand Nord en pleine transformation.

Maître de la matière (Herr aller Dinge, 2011) d'Andreas Eschbach mêle intrigue personnelle et questions technologiques. Le roman accompagne un ingénieur japonais visionnaire, rêvant de créer des nanorobots capables d'effectuer toutes les tâches pénibles, et une paléoanthropologue française dont le destin croise le sien. Leur parcours les mène jusqu'à une île isolée de l'océan Arctique, au large de la Sibérie, où la découverte d'un phénomène nanotechnologique mystérieux et menaçant fait vaciller les fondements mêmes de la civilisation. Eschbach inscrit son récit dans une tension constante entre utopie technologique et catastrophe potentielle, entre la promesse d'un monde sans manque et le risque d'une perte totale de contrôle. Le roman intègre également une dimension militaire : un lancement de fusée non annoncé depuis le sol russe viole les accords de désarmement et nécessite l'intervention d'un sous-marin américain en eaux territoriales russes — incident qui, quelques décennies plus tôt, aurait déclenché une guerre mondiale. La région polaire devient, sous sa plume, un espace liminaire où se croisent écologie, technologie et éthique, une scène où s'interrogent richesse, inégalités et responsabilité de l'humanité face à son propre progrès.

D'une tout autre nature, Toujours le nord (Always North, 2019) de Vicki Jarrett propose un récit hybride mêlant science-fiction, aventure naturaliste, thriller psychologique et réflexion sur l'effondrement. Le roman met en scène Isobel, ingénieure à bord d'un navire d'exploration pétrolière dans l'océan Arctique, confrontée à un phénomène étrange lors de sa mission. Vingt ans plus tard, dans une Écosse ravagée par le dérèglement climatique et la désintégration des structures sociales, elle se retrouve entraînée dans une quête déroutante qui remet en question sa mémoire et la nature même de la réalité. Par sa temporalité fragmentée et sa narration sensorielle, l'œuvre brouille les frontières entre hallucination, souvenir et anticipation. Jarrett y décrit un Arctique où le Grand Capital a trouvé son chemin malgré les accords de protection, et où la banquise en mouvement devient un animal blessé, acculé et dangereux. Les plaques de glace s'ouvrent et se referment trop vite, créant un paysage mortel en perpétuelle reconfiguration. Ce qui, paradoxalement, distingue ce roman, c'est sa clairvoyance : le collapse n'y prend pas la forme d'une apocalypse brutale, mais d'une lente désagrégation du monde. Jarrett y capte la manière insidieuse dont le changement climatique et la perte de sens s'infiltrent dans les vies humaines, jusqu'à redéfinir ce que signifie rester humain dans un monde qui a basculé.

La science-fiction imagine également des mégacités flottantes dans les zones polaires — des univers où le grandiose reprend ses droits. Dans La Cité de l’orque (Blackfish City, 2018) de Sam J. Miller, au XXIIᵉ siècle, les États traditionnels se sont effondrés, et des villes-plateformes, propriétés de puissants actionnaires, accueillent et exploitent un nouveau prolétariat de réfugiés. Qaanaaq, cité emblématique de ce monde post-apocalyptique, sert de refuge aux survivants du « Monde Englouti ». Cette mégacité régie par des intelligences artificielles concentre toutes les tensions. Des tours luxueuses côtoient des bidonvilles surpeuplés. Une maladie incurable se propage, un hôpital psychiatrique demeure impénétrable, tandis qu'une tribu inuit entretient un lien symbiotique avec les animaux grâce à la nanotechnologie.
Ces « nanoliés » incarnent une fusion psychique avec les animaux par de minuscules machines circulant dans leur sang, donnant naissance à de nouvelles formes de résistance spirituelle et technologique. Le roman suit une mystérieuse guerrière arrivée à Qaanaaq avec un ours polaire et une orque pour compagnons, en quête de vengeance et de vérité. Miller y déploie un univers foisonnant où migrations, inégalités et pandémies s’entrecroisent dans un récit de pouvoir et de survie. Thriller post-cyberpunk, La Cité de l’orque offre une réflexion percutante sur l’exploitation, la crise identitaire et les inégalités amplifiées par la montée des eaux.

Conclusion

L’Arctique, longtemps théâtre de l'horreur inhumaine dans la fiction, est aujourd’hui au cœur de réalités géopolitiques et climatiques tangibles. Il connaît une métamorphose comparable à celle de la planète Mars : de sanctuaire mythique, il devient un espace d’exploitation et de rivalités logistiques.

Les œuvres de science-fiction commencent à peine à en rendre compte, oscillant entre récit d’action et exploration plus nuancée des dimensions économiques et humaines. Comme le montre Ursula K. Heise, chercheuse en écocritique et littérature environnementale, la fiction climatique privilégie souvent les « narratifs de révélation », construits autour d'une découverte-clé ou d'un climax catastrophique. Or, ces structures narratives peinent à saisir à la fois la nature systémique du changement climatique et les processus lents et bureaucratiques des réponses politiques — négociations de traités, calculs de rentabilité, rapports de force diplomatiques. Parmi elles, Arctic Rising fait figure d’exception : il place véritablement la région polaire au centre de son propos. Les autres, y compris Toujours le nord, dont l’action se déplace ensuite en Écosse, s’en servent plutôt comme tremplin pour des récits plus intimes ou émotionnels. Entre la lenteur du réel et les exigences du récit, l’Arctique demeure un territoire de tension narrative — fascinant, mais difficile à apprivoiser. Pourtant, comme le montre Arctic Rising, il est désormais possible de raconter ce Nord en entrelaçant géopolitique, climat et expérience humaine, pour créer une fiction à la fois crédible et captivante.


Au pôle Nord, l’Arctique est majoritairement un océan recouvert de banquise, entouré de terres. Au pôle Sud, l’Antarctique est majoritairement un continent recouvert d’une calotte glaciaire, entouré par l’océan austral.