L'Arctique : du Nord mythique au Nord stratégique
Pendant plus de deux siècles, les littératures de l’imaginaire ont situé dans l’Arctique des histoires d’exploration, de froid et de survie. Dans ces récits, la glace faisait figure d’obstacle naturel, gardienne de mystères enfouis. Aujourd’hui, ce paradigme narratif s’inverse : en fondant, la glace redessine la carte du pôle Nord. Elle ouvre l’accès à d’immenses ressources, devient, dans la science-fiction, le dernier refuge pour des populations balayées par le réchauffement, et surtout, le catalyseur de crises géopolitiques et de menaces inédites.
Mary Shelley y inscrivait déjà une horreur existentielle dans Frankenstein (1818), où le Pôle cristallisait l’apothéose de la terreur. Plus d’un siècle plus tard, H. P. Lovecraft, dans The Mound (1929-1930), coécrit avec Zealia Bishop, évoquait des royaumes antédiluviens et des cultes oubliés du Nord, tandis que Clark Ashton Smith, dans son cycle Hyperborée (années 1930), imaginait un continent septentrional mythique peuplé de dieux anciens et de civilisations perdues — écho à sa Poseidonis, vestige d’une civilisation ésotérique engloutie. Plus récemment, James Morrow y plaçait le gigantesque cadavre de Dieu lui-même (En remorquant Jéhovah, 1994), et Dan Simmons, dans The Terror (2007), transformait l’expédition Franklin en récit d’horreur gothique. Ces œuvres ont fait de l’Arctique un territoire de l’ultime, où s’ancrent dans l’imaginaire collectif les images séculaires du blanc infini, de la glace éternelle et du danger absolu.

L’Arctique, nouveau carrefour du monde
Le changement climatique bouleverse cette géographie mentale. La fonte accélérée de la banquise arctique ouvre progressivement des passages maritimes jusqu'à présent impraticables, raccourcissant de plusieurs semaines les routes commerciales entre l'Asie et l'Europe. Ce scénario entraîne des conséquences majeures : enjeux de souveraineté, nouvelles dynamiques de puissance, redistribution des richesses, conflits d'influence. L'Arctique pourrait devenir l'un des carrefours économiques majeurs du siècle.
Et ce futur ne relève plus de la spéculation. En octobre 2025, un porte-conteneurs chinois a inauguré le premier trajet commercial régulier par l'Arctique, reliant la Chine à l'Europe en seulement vingt jours, soit la moitié de la durée par la route du canal de Suez. Cette nouvelle ligne « Arctic Express », opérée par la compagnie chinoise Sea Legend, symbolise l'alliance sino-russe visant à transformer le Grand Nord en artère du commerce (navigable) mondial. Moscou, qui contrôle plus de la moitié des côtes arctiques, verrouille la route : tout navire étranger doit obtenir une autorisation et être escorté. De leur côté, les États-Unis, inquiets de cet axe eurasiatique, renforcent discrètement leur présence militaire et projettent la construction de nouveaux brise-glaces.
Dans les décennies à venir, cet équilibre risque encore de basculer. Entre 2050 et 2070, le passage du Nord-Ouest et la route maritime du Nord seront navigables une grande partie de l'année, favorisant l'émergence de la Russie comme puissance maritime majeure et l'exploitation accrue des ressources arctiques.

Les nouvelles routes arctiques : du techno-thriller à la science-fiction
Après Dan Simmons, peu d'auteurs ont repris les pôles comme métaphore d'une hostilité inhumaine. Avec The Terror, il signe sans doute l’un des derniers grands récits où la glace reste une force écrasante, entraînant les hommes dans un drame de survie absolu, confrontés aux pénuries, maladies et attaques d’une créature insaisissable et terrifiante.
L’horreur polaire possède une déclinaison science-fictionnelle emblématique : celle du monstre extraterrestre de la novella Who Goes There? de John W. Campbell Jr. (1938), adaptée au cinéma sous le titre The Thing par John Carpenter en 1982. Bien que l'action se situe en Antarctique, l'idée reste identique : la peur naît du froid, de l’enfermement et de l’inconnu.
Cette évolution narrative marque une rupture, car l’Arctique n’est plus défini par sa rudesse invincible mais par sa fragilité. La glace, jadis obstacle à franchir, devient un bouclier brisé. Le moteur narratif s’est déplacé de l’exploration héroïque vers l’exploitation économique et les rivalités stratégiques. Les menaces ne viennent plus du froid, elles émergent désormais des technologies humaines échappant à tout contrôle, qu’il s’agisse de déchets radioactifs enfouis sous la banquise, de nanomachines oubliées ou d’infrastructures industrielles laissées à la dérive. Quant aux populations locales, longtemps réduites au rôle de gardiens de mythes, elles deviennent enfin actrices de leur propre transformation.

L’angle d’approche le plus classique reste celui du techno-thriller. C’est le cas de Dérive arctique (Arctic Drift, 2008) de Clive Cussler, où le récit entraîne le célèbre aventurier Dirk Pitt dans une course contre la montre. Il doit empêcher un puissant homme d’affaires de compromettre la découverte d’un métal “miracle” capable d’inverser le réchauffement climatique. Pour y parvenir, Pitt doit élucider une série de morts mystérieuses, percer le secret d’une expédition polaire disparue au XIXᵉ siècle et affronter des adversaires impitoyables, prêts à déclencher un conflit international pour s’approprier cette nouvelle technologie. L’enjeu, d’ampleur quasi apocalyptique, met la pression sur les États-Unis et le Canada, tandis que le passage arctique devient le théâtre d’une chasse au trésor sous-marine et d’un complot à déjouer.
Le scénario le plus réaliste est Arctic Rising (2012) de Tobias S. Buckell (éd. originale uniquement), qui fait exactement ce que font les meilleures œuvres d'anticipation : examiner la science actuelle, projeter l'avenir et montrer avec lucidité comment le réchauffement crée des gagnants et des perdants. Situé environ cinquante ans dans le futur, il imagine un Arctique libre de glace, où le passage du Nord-Ouest et d'autres routes commerciales deviennent enfin accessibles. Cette ouverture bouleverse l'équilibre mondial : le trafic de drogue et la contrebande prospèrent, tandis que de nouvelles puissances locales, les « pays tigres arctiques » (Canada, Russie, Groenland), contrôlent une voie maritime lucrative et exploitent les 25 % des réserves mondiales de pétrole que recèle la région. L'histoire suit Anika Duncan, pilote de dirigeable pour le Garde polaire des Nations unies, qui découvre un complot visant à empêcher l'inversion du réchauffement climatique par géo-ingénierie. Ce roman Cli-Fi (pour fiction climatique) intègre de manière crédible le contexte géopolitique et commercial d'un Grand Nord en pleine transformation, tout en offrant un thriller d'espionnage divertissant et stimulant.
"Maître de la matière" (Herr aller Dinge, 2011) d'Andreas Eschbach mêle intrigue personnelle et enjeux technologiques majeurs. Il accompagne Hiroshi, un ingénieur japonais visionnaire qui rêve de créer des essaims de nanorobots auto-réplicants capables de libérer l'humanité du travail, dont le destin croise celui de Charlotte, une paléoanthropologue française possédant le don de psychométrie (connaissance du passé des objets par le toucher). Leur parcours les mène jusqu'à une île isolée de l'océan Arctique, au large de la Sibérie, où la découverte d'un phénomène nanotechnologique mystérieux et menaçant fait vaciller les fondements mêmes de la civilisation. Eschbach inscrit son récit dans une tension constante entre utopie technologique et catastrophe potentielle, entre la promesse d'un monde sans manque et le risque d'une perte totale de contrôle. Le roman intègre également une dimension militaire, puisque le lancement d'une fusée non annoncé depuis le sol russe viole les accords de désarmement et nécessite l'intervention d'un sous-marin américain en eaux territoriales russes — un incident qui, quelques décennies plus tôt, aurait déclenché une guerre mondiale. La région polaire devient sous sa plume un espace liminaire où se croisent écologie, technologie et éthique, et où l'auteur interroge richesse, inégalités et responsabilité de l'humanité face à son propre progrès.
D'une tout autre nature, Toujours le nord (Always North, 2019) de Vicki Jarrett propose un récit hybride mêlant science-fiction, aventure naturaliste, thriller psychologique et réflexion sur l'effondrement. Le roman met en scène Isobel, ingénieure à bord d'un navire d'exploration pétrolière dans l'océan Arctique, confrontée à un phénomène étrange lors de sa mission. Vingt ans plus tard, dans une Écosse ravagée par le dérèglement climatique et l’effondrement des structures sociales, elle se retrouve entraînée dans une quête déroutante qui remet en question sa mémoire et la nature même de la réalité. Par sa temporalité fragmentée et sa narration sensorielle, l'œuvre brouille les frontières entre hallucination, souvenir et anticipation. Jarrett y décrit un Arctique où le Grand Capital a trouvé son chemin malgré les accords de protection, et où la banquise en mouvement devient un animal blessé, acculé et dangereux. Les plaques de glace s'ouvrent et se referment trop vite, créant un paysage mortel en perpétuelle reconfiguration. Paradoxalement, la clairvoyance distingue ce roman, dans lequel le collapse ne prend pas la forme d’une apocalypse brutale mais d’une lente érosion du monde. Jarrett y montre de manière saisissante comment le changement climatique et la perte de sens s’infiltrent insidieusement dans les vies humaines.
La science-fiction imagine également des mégacités flottantes dans les zones polaires — des univers où le grandiose reprend ses droits. Dans La Cité de l’orque (Blackfish City, 2018) de Sam J. Miller, au XXIIᵉ siècle, les États traditionnels se sont effondrés, et des villes-plateformes, propriétés de puissants actionnaires, accueillent et exploitent un nouveau prolétariat de réfugiés. Qaanaaq, cité emblématique de ce monde post-apocalyptique, sert de refuge aux survivants du « Monde Englouti ». Cette mégacité régie par des intelligences artificielles concentre toutes les tensions : tours luxueuses côtoyant des bidonvilles surpeuplés, maladie incurable, hôpital psychiatrique impénétrable, tandis qu'une tribu inuit entretient un lien symbiotique avec les animaux grâce à la nanotechnologie.
Ces « nanoliés » incarnent une fusion psychique avec les animaux par de minuscules machines circulant dans leur sang, donnant naissance à de nouvelles formes de résistance spirituelle et technologique. Le roman suit une mystérieuse guerrière arrivée à Qaanaaq avec un ours polaire et une orque pour compagnons, en quête de vengeance et de vérité. Miller construit un univers dense où migrations, inégalités et pandémies s'entrecroisent. Thriller post-cyberpunk, La Cité de l'orque offre une réflexion percutante sur l'exploitation, la crise identitaire et les conséquences de la montée des eaux.

Conclusion
Longtemps théâtre de l’horreur inhumaine dans la fiction, l’Arctique se trouve aujourd’hui au cœur de réalités géopolitiques et climatiques concrètes. Sa métamorphose rappelle celle de Mars : de sanctuaire mythique, il devient un espace d’exploitation et de rivalités logistiques.
Les œuvres de science-fiction commencent à en rendre compte, oscillant entre récit d’action et exploration nuancée des dimensions économiques et humaines. Comme le souligne Ursula K. Heise, spécialiste en écocritique et en littérature environnementale, la fiction climatique privilégie souvent les « narratifs de révélation », construits autour d’une découverte clé ou d’un climax catastrophique. Or ces structures peinent à saisir à la fois la nature systémique du changement climatique et la lenteur bureaucratique des réponses politiques — négociations de traités, calculs de rentabilité, rapports de force diplomatiques.
Entre la lenteur du réel et les exigences dramatiques du récit, l'Arctique reste un espace de tension narrative, fascinant mais difficile à apprivoiser.
Au pôle Nord, l’Arctique est majoritairement un océan recouvert de banquise, entouré de terres. Au pôle Sud, l’Antarctique est majoritairement un continent recouvert d’une calotte glaciaire, entouré par l’océan austral.