Collisions par temps calme, de Stéphane Beauverger
De cet auteur français contemporain, nous avions apprécié "Le déchronologue", publié en 2009, et lauréat du grand prix de l'Imaginaire en 2010, étonnant récit d'aventures navales situées au XVIIe siècle mais très vite déréglées à travers des époques différentes, avec la rencontre d'un sous-marin, bâtiment fantastique aux yeux des équipages ; déjà donc, des collisions saisissantes entre les temps.
"Collisions par temps calme" nous transporte sur une Terre alternative apaisante où la super-IA Simri gère l'existence humaine avec une bienveillance omniprésente. C'est dans ce contexte que Sylas, expert en informatique cognitive, vivant avec son compagnon et leur fille sur une petite île à distance du continent, appréhende l'arrivée de sa sœur Calie : il sait qu'elle va chercher à le convaincre de cautionner son choix de vivre en exil. Calie est en rupture avec ce monde aseptisé, elle aspire à l' "Autonomie", un statut qui la libérerait de l'emprise de Simri mais la bannirait à jamais du monde sous tutelle IA. Dès les premières pages, Beauverger installe un récit en forme de huis-clos psychologique, avec un dilemme cornélien entre frère et sœur, ses deux protagonistes aux prénoms de tragédie grecque. Huis-clos car nous ne saurons rien des modalités socio-économiques globales de cette société sous contrôle IA, comment l'abondance a été atteinte, ce que font les hommes et femmes en dehors de cette île, volontairement innomée, qui devient un espace symbolique, détaché de toute géographie précise, ce qui renforce son caractère utopique. On l'aura compris, le propos de Beauverger n'est pas de décrire par le menu - comme Callenbach avec Ecotopia ou Leboulanger avec Eutopia - les conditions de vie dans ce monde paisible et en apparence équilibré. L'ambiance est paradoxale : une famille sereine en surface, mais traversée par des courants souterrains d'angoisse et de questionnements existentiels. La prose est fluide, précise, presque clinique, reflétant la perfection du monde régi par Simri.
L'intrigue se complexifie avec la découverte des "fichiers-poubelles" de Simri, ces fragments de mondes alternatifs où l'humanité a sombré dans ses pires travers. L'une de ces Terres parallèles, ainsi décrite, résonne douloureusement dans nos consciences, c'est notre monde : « Tu te rends compte que, là-bas, l'humanité en est arrivée à concevoir l'hypothèse de son extinction sans réagir ? Que, pendant presque un siècle, leurs plus grands esprits ont popularisé une horloge de l'apocalypse symbolisant le décompte avant l'anéantissement définitif de l'humanité, sans qu'aucune mesure sérieuse ne soit prise ? — C'est difficile à imaginer. Il faudrait vraiment une somme écrasante d'égoïsmes ou d'intérêts concurrentiels pour que l'instinct de survie d'une espèce capable d'évaluer ses risques de disparition ne vienne pas corriger sa trajectoire de mort ».
Cette révélation de mondes parallèles ébranle les certitudes de Sylas et le confronte à des questions fondamentales sur la nature de Simri et son rôle dans l'évolution humaine. Le récit alterne les points de vue de Sylas et Calie, offrant une vision nuancée des enjeux et des dilemmes auxquels ils sont confrontés. Beauverger excelle dans la description des relations humaines, notamment le lien complexe et conflictuel qui unit Sylas et Calie. Leurs échanges, souvent teintés d'humour noir et de non-dits, révèlent la profondeur de leur affection, mais aussi les blessures du passé qui les hantent.
Un certain suspense apparaît avec la notion d'amorce, dispositif permettant de se décaler physiquement dans un de ces fichiers-poubelle, perspective tentante pour Calie qui refuse le totalitarisme bienveillant d'un monde régi par Simri. Mais on n'en saura pas plus sur le dispositif ; là encore Beauverger ne cherche pas à faire œuvre de hard science. Ce sont les choix de vie et les motivations profondes qui animent la narration.
Le dénouement est tout à la fois poignant et ouvert, il laisse le lecteur face à des questions troublantes. Le choix final de Sylas, ses motivations et les conséquences de son acte restent enveloppés d'une certaine ambiguïté. Beauverger nous incite à questionner notre rapport à la technologie, notre conception du bonheur et notre capacité à accepter la différence. Il rappelle que même dans un monde apparemment parfait, les tourments de l'âme humaine et la quête de sens demeurent des forces irrépressibles. Voilà un roman d'anticipation sensible qui offre une vision troublante d'un futur possible et nous invite à un voyage introspectif au cœur de nos propres aspirations et contradictions.