5 scénarios réalistes pour un avenir résilient #4/5 : La Terre bleue de nos souvenirs, de Alastair Reynolds

5 scénarios réalistes pour un avenir résilient #4/5 : La Terre bleue de nos souvenirs, de Alastair Reynolds
@ Orion Publishing Group

Avec le précédent roman de Li-Cam, nous avons vu comment de nouvelles technologies peuvent apporter énergies et confort de vie à une communauté eutopique, et comment l'IA devient une entité protectrice au service de la société. Avec ce premier volet d'une saga en trois tomes d'Alastair Reynolds, Les enfants de Poséidon, parue chez Bragelonne, notre analyse quitte résolument les rives fictionnelles de l'eutopie projetée dans une société éco-résiliente et entre de plain-pied dans un univers de science-fiction avec ascenseurs spatiaux et technologies avancées. Nous sommes au XXIIe siècle et, bonne perspective, l'effondrement n'a pas eu lieu. L'Humanité sur Terre est protégée par le Mécanisme, un dispositif de contrôle et d'intervention quasi-universel ; mais pas sur les stations lunaires - en partie occupées par les Chinois, ni sur Mars et certains satellites du système solaire, colonisés ou exploités pour leurs ressources aquifères et minières. L'Afrique est devenue la première puissance économique et technologique grâce à l'empire industriel bâti par la famille Akinya ; et notamment Eunice, sa pionnière en matière d'exploration spatiale. Mais ses enfants, Geoffrey et Sunday, ont rejeté cet héritage pour se consacrer à leurs propres passions : Geoffrey travaille sur l'intelligence des éléphants au Kilimandjaro et Sunday mène une carrière artistique sur la Lune. En mourant soudainement, leur grand-mère laisse des zones d'ombre et des indices énigmatiques qui vont les emmener malgré eux dans une quête sur la Lune, sur Mars et au-delà, contre leur propre famille et d'autres entités, à l'affût d'un terrible secret... "Une révélation qui pourrait bien faire voler leur univers idyllique en éclats", mentionne le site BookNode en guise de teasing.

Quoique... S'il est vrai que les enfants d'Eunice embarqués dans cette aventure quittent temporairement une vie personnelle paisible et assez heureuse, le monde décrit dans cette saga est loin d'être idyllique : les rapports de force, puissances en compétition et conflits d'intérêts à l'échelle interplanétaire sont toujours là. Aux ensembles humains vivant sur les terres émergées, rassemblés sous le nom de Nations unies de la superficie, s'ajoutent des milliers d'humains ayant fait sécession, choisissant d'adapter leur morphologie au milieu marin et de construire leur monde sous l'eau, dans les Nations unies aquatiques. De ce point de vue, Alastair Reynolds offre un worldbuilding qui va bien au-delà d'une simple eutopie locale. Il nous fait réfléchir sur les perspectives d'une Humanité future capable de bien assumer des innovations bio- et nano-technologiques venant créer de nouveaux modes de vie et d'interactions. Avec La Terre bleue de nos souvenirs, nous aborderons donc, plutôt que la fiction d'un "bon lieu pour vivre", certaines implications éthiques et sociétales du progrès de la science. J'en distingue quatre qui posent question.

1) Le Mécanisme, ou la version avancée du contrôle panoptique.

Cette idée d'une présence à même de surveiller chacun en tout point d'un espace n'est pas nouvelle. On la retrouve au XVIIIe siècle dans le panopticon du philosophe Jeremy Bentham : "L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un gardien, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés." in Wikipédia. Ce modèle de surveillance disciplinaire a été repris par Michel Foucault dans son essai "Surveiller et punir" (1975). Dans l'univers science-fictif d'Alastair Reynolds, le Mécanisme permet sur Terre de surveiller, contraindre ou protéger les individus de toutes sortes de dangers et risques physiques ; si bien qu'il apparaît comme un auxiliaire de sauvetage immédiat (auxiliaire dont l'absence - en un lieu où il n'agit pas - occasionne la mort d'un personnage central). Un monde du "risque zéro" donc, qui rappelle le thème du roman éponyme de Pete Hautman, dans sa fiction sur les États-Sécurisés d'Amérique, en 2074, où il pose la question de la liberté humaine, de la saveur de la vie associée à l'incertitude, au risque, totalement amputées dans une société préservée de tout danger. Dans le roman d'A. Reynolds, les protagonistes s'en accommodent très bien, car ce dispositif ne bride ni la créativité ni les expériences soldées par des échecs. Reste que le Mécanisme instaure ce vers quoi tendent nos sociétés occidentales : le contrôle de chacun à travers ses traces numériques, un quotidien où tous sont parfaitement protégés, médicalisés et où tous les risques sont assurés. Est-ce la condition d'une société heureuse, d'un "bon lieu pour vivre" ? Pas sûr... quand les mots du poète René Char résonnent en nous : "Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront".

2) Une conscience et des perceptions augmentées.

Dans ce futur, les évolutions des biotechnologies offrent aux humains des facultés extraordinaires ; et notamment la possibilité de bénéficier d'une conscience augmentée, appelée "l'aug" : un système d'échange de données auquel les individus accèdent grâce à des microprocesseurs directement implantés dans leur cerveau. L'aug sert à communiquer, rechercher des informations, contrôler des machines ou à modifier la perception de la réalité. Les protagonistes du roman sont familiarisés à cet "aug", qui démultiplie leurs capacités (pour notre plus grand émerveillement), permettant d'incarner leur conscience à distance, dans un golem ou une chimère. Ces facultés sont à vrai dire fantasmées depuis des décennies dans la science-fiction, mais"Le tour de force d’Alastair Reynolds (...) est d’avoir fait de tous ces éléments un tout cohérent et surtout crédible." in Le culte d’Apophis. Ce d'autant plus que, aujourd'hui, ces évolutions sont considérées comme atteignables, à travers un courant de pensée et de recherche scientifique - là encore proche du transhumanisme - qui est en bonne voie pour réaliser ce qu'on appelle l'humain "augmenté". Alastair Reynolds n'a fait que reprendre le terme : la SF s'inspire aussi du réel. A cet égard, la puce Neuralink d'Elon Musk constitue actuellement la partie émergée, médiatique et "bienfaitrice" de ces avancées autour de l'interface cerveau-machine (ICM, qu’on nomme aussi interface neuronale directe). Mais, comme le résume bien Benjamin Bruel, dans un article sur le site de France 24 : "Entre les soins apportés aux malades ou le soutien apporté aux personnes handicapées et l’accès du cerveau au cloud, il y a encore un fossé. La question est de connaître sa profondeur." En attendant cette aug-mentation fabuleuse, l'innovation technologique actuelle tente une disruption par rapport au téléphone mobile, en postulant qu'un badge connecté à l'internet et l'IA (AI Pin), clipsé sur soi, piloté par la voix, permettrait de projeter une image sur une surface extérieure, de répondre à toutes les questions et tous les besoins informationnels, sans être captif d'un écran. Cette initiative ne parviendra peut-être pas à détrôner le portable, mais elle va dans le même sens que l'aug : elle miniaturise à l'extrême et rapproche du corps - avant le stade de l'interface neurale - un assistant en connexion permanente avec l'IA et le net.

3) La reconstruction de conscience des défunts.

Où l'on découvre que les enfants d'Eunice travaillent à une reconstruction de l'esprit de leur mère grâce aux potentialités de l'aug, de l'IA et aux milliers de souvenirs et d'expériences d'Eunice, enregistrés et numérisés. Ce principe de stockage de la conscience apparaît dans plusieurs récits de SF : les personnalités "numérisées" et archivées sont courantes, elles servent très souvent de conseillers. Ici, l'initiative de Geoffrey et Sunday est secrète, encore au stade expérimental, si bien que les protagonistes sont, comme nous, troublés par la projection de cette conscience artificielle qui s'exprime au nom de leur mère. « C’est une personne, petit frère. Ce n’est pas une personnalité fabriquée, mais la simulation d’un véritable individu décédé. Et parfois, ça peut désarçonner, surtout lorsqu’il s’agit de quelqu’un que l’on connaissait. On oublie, peut-être seulement une seconde, que ce n’est pas elle. »
Alastair Reynolds a trouvé là le dosage parfait pour créer une mimesis vertigineuse chez le lecteur, surtout l'orphelin ou celui qui rêve de garder un lien conversationnel avec un proche décédé. L'auteur imagine cette reconstruction en 2012. Onze ans après, nous y sommes, avec Hereafter AI, ou encore Somnium Space, qui promettent de dialoguer avec nos défunts, pour peu que ces derniers aient enregistré faits, souvenirs et voix. Réconfort thérapeutique, deuil devenu facultatif, sentiment de perte atténué ou illusion pernicieuse ? On devine que ce type d'innovation bouleverse tout à la fois la raison, les croyances et les zones émotionnelles profondes de chacun.e d'entre nous : un débat éthique est en perspective, qui ne résout pas la question de savoir si le fait de converser avec nos morts contribue à créer "un bon lieu pour vivre".

4) La pantropie maritime, une autre forme d'eutopie.

En trouvant une solution de protection contre la montée des eaux, une autre puissante famille contribue à la création des Nations unies aquatiques, et d'un peuple qui quitte résolument les terres émergées et choisit de s'adapter à la mer, soit l'autre côté du mur : « La famille Cho avait fait fortune grâce aux murs maritimes qui se montaient et se rénovaient seuls : d’extraordinaires structures évoquant des barrages qui poussaient de la mer, comme un récif vivant. Lorsque la montée des océans cessa, cette technologie permit aux industriels de Cho de se diversifier dans les bâtiments submergés et les cités-États flottant au milieu de l’océan. Ils créèrent de merveilleux palais marins byzantins, sous forme d’élégantes flèches lumineuses, et les peuplèrent de belles sirènes et de charmants tritons. Ils devinrent les architectes et les artisans à la base des aqualogies des Nations unies aquatiques. »

Une des forces de ce premier tome est de montrer que le corps humain offre une formidable plasticité physiologique : Grâce aux biotechnologies, les Hommes seraient un jour en mesure de s'adapter au milieu aquatique et, pour certains, de modifier leur métabolisme et leur apparence pour se rapprocher des mammifères marins : "Les yeux de Geoffrey s’étaient peu à peu habitués à l’obscurité. Arethusa avait une forme allongée, qui flottait, inclinée, dans l’eau, la tête vers lui et la queue plus bas et plus loin. Il était quasiment certain qu’il s’agissait d’une baleine, à cause de sa forme et de sa taille, des nageoires aux contours harmonieux de chaque côté de son corps et de la communication subsonique. Il restait la question de savoir si elle était née baleine ou si elle avait obtenu cette apparence à coups de génétique postnatale et d’interventions chirurgicales." Et si la mer devenait un autre "bon lieu pour vivre" ? Voilà ouverte une perspective de pantropie maritime qui, là encore, est aujourd'hui à l'étude et séduit. En effet, sans aller aussi profondément qu'Alastair Reynolds dans le milieu marin et les modifications génétiques, quitte à changer de milieu de vie, pourquoi ne pas troquer l'apesanteur et le vide inhumain de l'espace contre la faible pesanteur dans la mer et de nouvelles îles flottantes ? A condition de ne pas exploiter et polluer des océans déjà malmenés, comme l'explique David Cormand à Libération.

A suivre.