SF et prospective urbaine.
Les villes du futur, telles que les représentent les littératures de l’imaginaire et le cinéma SF jusqu’à nos jours, portent le reflet des espoirs et des angoisses de leur temps. Sur le plan de l’expression, deux oppositions sont à l’œuvre, qui traversent une grande partie des villes décrites dans les récits d’anticipation : Une opposition haut versus bas, qui positionne dans la verticalité urbaine le thème de la lutte des classes, avec des élites logées près du ciel, dominant des classes laborieuses, voire asservies, confinées au sol ou sous terre. Une opposition clair/net vs sombre/trouble, avec d’un côté des urbanismes automatisés, aux architectures claires, lumineuses, soit la cité du futur fantasmée jusqu’au milieu du XXe ; de l’autre des variations dystopiques de la ville et de la société moderne, dans des avenirs sombres, troublés par toutes sortes de menaces.
Verticalité et lutte des classes
Metropolis, de Fritz Lang, est une des premières fictions qui marquent cette opposition de classe verticalisée. Le film décrit une cité futuriste en 2026, polarisée autour de deux sociétés distinctes : la ville haute, faite de tours luxueuses et de jardins, où vit une classe puissante et insouciante, et la ville basse, peuplée de travailleurs esclaves aux crânes rasés qui font fonctionner la machine pharaonique de la métropole dans les sous-sols. Ce schéma de centralisation verticale des classes sociales dans un même espace urbain se retrouve dans de nombreux récits : Le meilleur des mondes, (Brave New World, 1932) de Aldous Huxley, présente une société future où les individus sont divisés en castes, avec les élites vivant dans des tours de haute technologie et les classes inférieures travaillant et résidant dans des environnements plus modestes.
En 1982, avec Blade Runner, Ridley Scott projette une vision dystopique de Los Angeles en 2019 : les riches habitent dans des gratte-ciels gigantesques, laissant les pauvres vivre dans la misère et la saleté au niveau du sol. Même schéma verticalisé dans le roman post-apocalyptique Silo (2013), de Hugh Howey, et dans la série qui en a été tirée : les habitants sont strictement séparés en fonction de leur rôle dans la communauté. Les niveaux supérieurs du silo abritent les élites, tels que les dirigeants et les techniciens, tandis que les niveaux inférieurs sont réservés aux travailleurs et aux ouvriers.
A cette opposition haut vs bas correspond une opposition de qualité de vie, entre bonne santé (voire immortalité) et souffrance ; ce que l’on peut voir dans le célèbre Total Recall (1990), où les habitants d’une colonie martienne doivent survivre, exploités, dans l’air raréfié des sous-sols, victimes des effets de radiations générant d’horribles mutations pour les non protégés. Même schéma dans le film Elysium (2013), de Neill Blomkamp. L’histoire se déroule au 22e siècle et montre une Terre surpeuplée et ravagée par la pauvreté, tandis que les riches résident sur une station spatiale appelée Elysium, offrant une vie luxueuse et des soins médicaux avancés. Dans Vesper Chronicles (2022), Kristina Buožytė et Bruno Samper offrent la vision d’une Terre ravagée par un effondrement écologique, de survivants démunis et condamnés à récolter les maigres baies d’une nature mutante pendant que, en hauteur, maîtrisant seuls les aéronefs, une société de privilégiés reste recluse dans une cité à la technologie protectrice. Dans Le goût de l’immortalité (2005), Catherine Dufour présente des tours de huit kilomètres, sous les fondations desquelles grouille une multitude de damnés. Ces exemples illustrent des schémas sociaux où les privilégiés vivent dans des environnements isolés en hauteur, tandis que les plus démunis sont reléguées aux niveaux inférieurs. Cette ville future, aux classes sociales verticalisées, est intéressante pour les multiples scénarios qu’elle permet de créer sur le plan narratif. Pour autant, correspond-elle aux recherches et projections urbanistiques contemporaines ? Oui et non.
La compétition pour la tour la plus haute, à laquelle se livrent les pays du Golfe et les Chinois, est emblématique de cette volonté d’absorber en élévation une croissance démographique constante face à des territoires occupés ou non fertiles. Les premiers sont confrontés depuis toujours aux fortes températures, les seconds au cœur de mégalopoles ultra-polluées. Ces deux sociétés sont à l’avant-poste des défis urbanistiques du futur sur une Terre en proie au réchauffement climatique, amenée à relever les défis de l'alimentation, de la gestion de l'eau et du logement pour une population mondiale de 8,5 milliards de personnes en 2030 (prévision National Geographic).
Sans aller jusqu’au modèle urbanistique des tours kilométriques, une des projections des villes du futur est de poursuivre la concentration, pas seulement celle de l'habitat : il s'agit de créer des fermes urbaines de production agricole verticale, de verdir davantage les villes pour créer des ilôts de fraîcheur ; et on peut sans peine imaginer que respirer l’air plus frais du 30e étage deviendra un privilège. Une fois bien installé dans un bâtiment résilient doté de toutes les commodités, qui trouvera un intérêt à fréquenter le niveau du sol ? C’est en partie l’histoire des Monades urbaines (1971), de Robert Silverberg : des tours de centaines d’étages, divisés en groupes-villages sociaux de 40 étages, ayant peu d’interaction les uns avec les autres, et encore moins avec l’extérieur, si ce n’est pour se procurer les produits de l’agriculture.
« Construire des monades urbaines est ainsi techniquement impossible à l’époque de sortie du roman. Pourtant, cette fiction demeure lue et consultée par les spécialistes car elle pose des questions pertinentes concernant la gestion de la population dans le futur. Les adeptes de la verticalisation des zones urbaines estiment cependant depuis les années 2000 que l’agriculture pourrait être intégrée directement dans des zones urbaines, à proximité immédiate des logements (Rio, 2013).» T. Michaud, Les monades urbaines, entre utopie et dystopie de la ville verticale. In :
Les tours ultra-hautes présentant de nombreux risques structurels, et le désert offrant des centaines de kilomètres inhabités, pourquoi ne pas coucher au sol cette immense monade urbaine et la rendre totalement autonome ? C’est l’idée du projet Néom du prince héritier d’Arabie Saoudite avec « The Line », une tour horizontale de 500 m de hauteur, 200 m de largeur et 170 kilomètres de longueur. Une construction pharaonique aux vitres réfléchissantes, fondue dans son environnement de sables désertiques, entièrement indépendante : un monde clos, comportant ses propres fermes agricoles, transports, hôpitaux, commerces… et prétendument écologique.
On visionnera avec intérêt la remise en cause par le géographe Alain Musset de la promesse écologique et bioclimatique de "The Line" ; notamment en ce qui concerne la maîtrise de l’eau, et donc de la vie, par la puissante pétro-monarchie, qui n’aurait sur le fond rien à envier aux potentats maîtres des aqueducs dans le désert de Mad Max :
Pour mémoire, Frank Herbert est l'un des rares auteurs à avoir abordé dans sa saga Dune (1965), le thème de l’adaptation écologique des humains sur l’inhospitalière planète Arrakis, que ce soit en termes de captage de l’eau, de matériaux naturels utilisés pour l’habitat, ou de gestion des déchets.
Des cités radieuses aux dystopies troubles
Une planète en situation de réchauffement climatique irréversible ; la méfiance vis-à-vis du progrès ; la disruption de l’IA qui menace des millions d’emplois ; attentats, insurrections, émeutes, qui n’épargnent plus les villes occidentales des violences et des souffrances qu’elles croyaient lointaines ; la menace d’une troisième guerre mondiale : toutes ces crises, et d’autres inquiétudes, ont eu raison des projections de gratte-ciels éblouissants, des déplacements automatisés, des rêves de domotique, des portes s’ouvrant en diaphragme et des ascenseurs géants en forme de bulle transparente, tel le Bubbleator qu’on pouvait admirer à la foire mondiale de Seattle en 1962.
« L’auteur de science-fiction américain Neal Stephenson, (…) a établi le constat il y a quelques années d’une tendance de la science-fiction à ne plus assumer son rôle de générateur d’utopies et de fictions optimistes sur le futur de l’Humanité. Il remarqua, à la suite de constats de scientifiques, que les auteurs avaient de plus en plus tendance à produire des textes et films dystopiques, qui inspiraient peu les ingénieurs qui avaient pris l’habitude, principalement aux États-Unis, de réaliser les représentations de technologies utopiques de la science-fiction (Michaud, 2014). » T. Michaud, Les monades urbaines, entre utopie et dystopie de la ville verticale.
En effet, qu’on pense à la ville moderne de Stahlstadt, basée sur des principes scientifiques et techniques, dans le roman de Jules Verne, Les cinq cents millions de la Bégum (1879), ou qu’on compare Playtime de Jacques Tati (1967) aux check-points d’une ville grecque ruinée puis privatisée, dans le roman de Laurent Gaudé, Chien 51 (2021), ou aux images de la ville dans Blade Runner (déjà en 1982) : écrans géants, néons, pluies acides. La SF contemporaine ne se berce plus de fantasmes de technologies triomphantes, dans des quartiers clairs et impeccables. Les dystopies ont pris le pouvoir de l’imaginaire du futur et l’ambiance est sombre. Des torchères flambent dans la nuit (première scène de Blade Runner) : l’industrie polluante est toujours là, de même que la pauvreté, le crime et la corruption : C’est l’ambiance du polar noir qui s’invite dans la SF.
Avant la pollution et les désastres climatiques, ce sont les menaces de la guerre nucléaire qui influencent les auteurs les plus visionnaires, et commencent à troubler durablement l’image optimiste des cités radieuses (La ville sous globe, Edmond Hamilton, 1952). Puis viennent les pandémies (Je suis une légende, de Richard Matheson, 1954 ; Le monde, enfin, de J.P. Andrevon, 2006) après lesquelles les villes se dégradent lentement par l’absence des hommes. Tout se complexifie, se brouille ou se dédouble. Les fictions mettent en scène des doubles d’humains (les réplicants dans Blade Runner), des doubles urbains dans l’étonnant polar The city & the City de China Miéville (2009), où deux cités irréconciliables se fondent dans un même espace urbain. Une thématisation fantastique de ce que l’on peut voir dans certaines villes gagnées par le communautarisme ou le séparatisme : des populations qui coexistent, selon des valeurs et modes de vie différents, voire antagonistes.
La science-fiction pousse ainsi très loin le curseur de situations en germe dans nos villes et nos sociétés. Sa force est de mettre sous nos yeux, sous forme narrative, des avenirs possibles, mais aussi des repoussoirs. À nous de faire en sorte que certains ne deviennent pas du tout probables.
En conclusion, nous avons aujourd'hui tout à la fois des prospectives urbanistiques qui exploitent la technologie dans une visée écologique (et non pas d'automatisation urbaine comme le projetait la SF optimiste en son âge d'or), afin de mener à bien le projet d’une ville future viable et résiliente, moins gourmande en énergie, adaptée aux nécessités bioclimatiques et à la gestion raisonnée de l’eau ; et tout à la fois les prophètes de l’effondrement, auxquels la SF offre des scénarios fertiles et parfois assez réalistes. Si la dystopie urbaine fait les choux gras des fictions d'anticipation, l’ingénierie de la cité écologique, moins spectaculaire mais plus encourageante, offre un espoir de résilience pour l’Homme et la nature sur cette planète malmenée. C'est le roman ou la série qu'on attend.