Les Dépossédés, d'Ursula K. Le Guin

Les Dépossédés, d'Ursula K. Le Guin

Deux astres se font face, la planète Urras et sa lune Anarres.

Peuplée par des colons ayant quitté Urras des siècles auparavant, Anarres est une utopie concrète fondée sur la liberté absolue et la coopération. Mais loin d'être un paradis, c'est un monde pauvre et dur, où la sobriété s'impose.

Sur Urras, dans le pays d'A-Io, le capitalisme et le culte du profit dominent. L'état centralisateur est tout-puissant, l'individualité niée.

Le Dr Shevek, physicien hors normes, a conscience que l’isolement d’Anarres condamne son monde à la sclérose. Et, fort de son invention, l’ansible, qui permettrait une communication instantanée entre tous les peuples de l’Ekumen, il choisit de s’exiler sur Urras en espérant y trouver une solution.

Shevek réussira-t-il à faire partager aux habitants d'Urras la promesse dont il est porteur, celle de la vraie liberté ? Que découvrira-t-il sur ce monde d'où sont partis ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?


Les Dépossédés d'Ursula K. Le Guin, publié en 1974, s'éloigne des clichés du space opera et de la conquête de l'univers par l'Homme. Ce roman politique oppose les aspects négatifs d'A-Io, le pays capitaliste le plus développé sur Urras, aux idées de l'odonisme, une société libertaire et pragmatique créée par la philosophe anarchiste Odo sur Anarres. Son succès vient de sa subtilité à présenter l'anarchisme de manière constructive, sans imposer de message direct. "Les Dépossédés est à ma connaissance le seul ouvrage de science-fiction dans lequel vivent des anarchistes. Le seul livre qui pose des questions sur les côtés pratiques d’une vie, d’une société anarchiste. De la question du travail aux libertés individuelles, en passant par les conséquences sur les mœurs et le langage, Ursula K. Le Guin ne laisse rien de côté. Mais ce n’est pas théorique pour autant. La plupart des concepts sont introduits par des exemples ou dans les dialogues. C’est si intelligent !" (1)

L’approche anthropologique d’Ursula K. Le Guin a rarement été aussi palpable que dans ce roman, en particulier le rôle du langage dans les représentations mentales. Le récit se présente à la fois comme une expérience de pensée symbolique et un appel à remettre en question les certitudes établies. Shevek, le protagoniste, cherche à réaliser son potentiel scientifique sans se laisser entraver par les dogmes sociaux de son monde. Sur Anarres, il se heurte à un mur de dogmatisme et de tradition. Son désir de repousser les frontières de la connaissance et de promouvoir la collaboration dépasse les divisions artificielles. Avec ce voyage vers la planète voisine, Urras, il espère abattre les murs et rapprocher les peuples.

Entre le premier voyage de Shevek d'Anarres vers Urras et le dernier chapitre où il fait le chemin inverse, l'histoire alterne entre des événements sur Anarres (avant son départ) et sur Urras (avant son retour). Ce procédé montre que, symboliquement, le voyage englobe à la fois le passé et le futur de Shevek. La boucle se referme sur elle-même, puisque la fin marque un nouveau départ : « Pour rentrer chez soi, il fallait continuer d'avancer », illustrant l'idée que « le vrai voyage est celui du retour ».

Notre planète est leur Lune, et notre Lune est leur planète.

Extrait de Les Dépossédés (Ursula K. Le Guin) :

« Sur Anarres l’aride, les communautés durent s’éparpiller dans tous les coins pour découvrir des ressources, et peu d’entre elles pouvaient vivre en autosuffisance, même en réduisant au maximum l’idée que leurs membres se faisaient de ce qui était nécessaire pour y parvenir. En fait ce fut bel et bien ce qui arriva, mais seulement jusqu’à un minimum au-dessous duquel ils ne voulaient pas descendre ; ils ne désiraient pas régresser jusqu’à un tribalisme préurbain, prétechnologique. Ils savaient que leur anarchisme était le produit d’une civilisation très élaborée, d’une culture complexe et diversifiée, d’une économie stable et d’une technologie hautement industrialisée capables de maintenir une production élevée et un transport rapide de ses productions. Malgré les grandes distances qui séparaient les peuplements, ils restaient liés à l’idée d’un organisme complexe. Ils construisirent d’abord les routes, et ensuite les maisons. Les ressources et produits spécifiques à chaque région étaient continuellement échangés avec ceux des autres en un processus d’équilibre complexe : cet équilibre dans la diversité qui caractérise la vie, l’écologie naturelle et sociale. »

Anarres est un monde égalitaire, coopératif et anti-autoritaire, bien que parfois très doctrinaire et collectiviste. La pauvreté, ainsi que les choix écologistes et libertaires, imposent le respect des êtres, des ressources et de l'environnement. Sur cette lune, où l'argent et les banques n'existent pas, il n'y a pas de place pour le luxe ou le superflu. Les maisons sont ouvertes, et les objets, tout comme les idées, sont partagés via un réseau de distribution collectif. La notion de propriété individuelle est quasiment inexistante. La langue des habitants, dépourvue d'articles possessifs, reflète cette absence de possession personnelle, renforçant une culture basée sur le partage et la coopération. Ce système influence non seulement les échanges matériels, mais aussi les relations humaines, atténuant jalousie et rivalité, et créant des dynamiques sociales et amoureuses basées sur la solidarité plutôt que sur l'accumulation.

En contraste, A-Io, capitaliste et technologiquement avancé, est riche mais profondément inégalitaire et dégradé. L’ostentation et la possession sont au cœur de sa culture. Le texte invite à réfléchir à l’impact de la propriété individuelle sur les inégalités et les rapports de pouvoir, en montrant comment celle-ci peut mener à la domination de certains individus par d’autres. Là-bas, Shevek découvre les effets déshumanisants du capitalisme : il observe les corps épuisés par la pauvreté, exploités, et ceux repus des profiteurs. Ce qui le marque le plus, c'est l'empreinte que l'argent laisse sur les visages des gens.

Tout est beau ici. Sauf les visages.

Autrefois colonie minière d'Urras, la société anarrestie est née d'une révolution il y a cent soixante-dix ans. Mais elle s'est figée dans ses traditions odonistes, devenant incapable d'évoluer. Les principes fondateurs d'Odo ne sont plus suivis avec la même conviction, la population s'est endormie sous le poids des habitudes, et certaines questions essentielles ne sont plus débattues. Cette stagnation montre que pour préserver un système politique, des règles ne suffisent pas : il faut une compréhension continue et une participation active des citoyens et des acteurs politiques. En tant que représentant du syndicat d’Initiative, Shevek se rend sur Urras pour bousculer les habitudes enracinées d'Anarres.

Sans les vents du changement, même une utopie fonctionnelle peut devenir dysfonctionnelle.

À Anarres, la structure organisatrice centrale est la CPD, la Coordination de la Production et de la Distribution. Cette entité fonctionne comme un réseau central qui regroupe syndicats, fédérations et producteurs. Son rôle devrait se limiter à la gestion de la production, sans exercer aucun pouvoir politique. Elle ne peut ni imposer ni restreindre les actions individuelles, se contentant de relayer l’opinion collective. Cependant, la bureaucratie s’y est progressivement installée, rendant la recherche du consensus collectif longue et laborieuse.

"Ce n’est pas seulement la société d’Urras qui corrompt l’homme, mais aussi celle d’Anarres, à sa manière. L’odonisme, fondé sur des principes anarchistes et nourri d’idées communistes, valorise le travail pour la communauté, l’égalité et le rejet de la propriété individuelle. Cependant, cette idéologie engendre une forme d’obéissance qui contredit ses propres idéaux de liberté. Si le CPD demande à quelqu’un d’agir pour le bien commun, il est rare qu’il refuse : chacun a été formé à privilégier la collectivité et redoute le jugement ou l’exclusion. L’individu n’est plus soumis à une élite, mais à la pression sociale et éducative. Ainsi, la société reste coercitive — à Urras par l’argent, à Anarres par la communauté." (2)

En réalité, chaque habitant d’Anarres, bien qu’il ne serve aucun maître, vit sous la contrainte d’un idéal éthique inflexible et d’une surveillance sociale constante. Cette « utopie ambiguë », comme la nomme Ursula K. Le Guin, échappe à tout manichéisme.

"L’autrice montre que même une société libertaire a ses propres limites et contradictions, offrant une réflexion nuancée sur la place de l’humain au sein des structures sociales, économiques et politiques. Le meilleur des mondes n’est pas nécessairement exempt d’inégalités. Entre l’enfer et le paradis, se dessine un entre-deux… Sous le mot « liberté », revendiqué par chacun de ces deux peuples, émergent deux visions opposées du vivre-ensemble. Réduire le propos à une simple opposition entre communisme totalitaire et libéralisme débridé serait réducteur : Ursula K. Le Guin dépasse cette dichotomie pour nous inviter à penser autrement. Au-delà…" (3)

La voie de la sobriété n'a rien de simple.


Si vous voulez en savoir plus sur Ursula K. Le Guin :

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