For All Mankind : uchronie spatiale et astro-capitalisme.
For All Mankind a fait son entrée dans le flux incessant des contenus TV en 2019. La conquête spatiale semblait peut-être décalée, hors de propos, mais c'était sans compter sur la réécriture complète du sujet dans le cadre d'une uchronie. L'Histoire bifurque en janvier 1966 : Sergei Korolev, père du programme spatial soviétique, survit à une opération chirurgicale, marquant le point de divergence où réalité et fiction commencent à s’éloigner l’une de l’autre.
Depuis ses débuts, cette série d'Apple TV+ réinvente l'histoire de la Guerre froide, et tout ce qui en découle, à partir de faits historiques réels. Mais surtout, elle se distingue par son réalisme frappant dans la description et la mise en scène des missions spatiales. Du moins, pour les deux premières saisons.
En 1969, l'Union soviétique envoie un cosmonaute sur la Lune avant les États-Unis. Exit Buzz Aldrin et Neil Armstrong, doublés par Alexei Leonov. Un petit pas pour un homme, un grand pas pour le Kremlin. Ce tournant dans la compétition entre superpuissances place l'Union soviétique en position de leader et remet en cause la suprématie technologique et idéologique des États-Unis. Ce coup de théâtre secoue l’opinion publique américaine, exacerbe le patriotisme et pousse la nation à intensifier ses efforts pour reprendre la première place. Alors qu’Apollo 12 a décollé de la Terre, un deuxième choc secoue le monde lorsque les Soviétiques envoient une femme se poser sur la Lune. Pour ne pas demeurer en reste, la NASA suit le mouvement en incorporant des femmes dans son programme au début des années 1970.
La série suit divers astronautes, certains réels, d’autres fictifs. Aux côtés de figures comme Neil Armstrong, Buzz Aldrin et Deke Slayton, elle introduit des personnages inventés tels qu'Ed Baldwin, Gordon et Tracy Stevens, Molly Cobb, Danielle Poole et Ellen Winston. Comme souvent dans ce type de format, l’intrigue couvre autant leur carrière spatiale que leur vie personnelle, leurs histoires d'amour (ou d’un soir), leurs faiblesses, etc.
Dans ce monde alternatif, astronautes, ingénieurs et responsables de la NASA deviennent des héros nationaux. Ils repoussent sans cesse les limites et concrétisent le rêve de conquête spatiale de Wernher von Braun. La bataille pour établir une base lunaire est lancée, car notre satellite recèle des ressources précieuses — glace, lithium, titane, hélium-3 — qui attisent toutes les convoitises. Cette course vers les étoiles entraîne la militarisation de la NASA et de la Lune, ainsi qu'une intensification de la rivalité entre les États-Unis et l'URSS.
Dans un contexte international extrêmement tendu, la situation s’envenime : comme le souligne un personnage, "des guerres ont commencé pour moins que ça." Mais grâce aux efforts et aux sacrifices de ses héros, les deux superpuissances finissent par établir des bases lunaires permanentes sans déclencher l'apocalypse. Leur rivalité alimentée par une débauche d'innovations technologiques matinée d'espionnage, entraîne le développement frénétique des motorisations spatiales, avec des monstres comme les lanceurs Sea Dragon — propulsés par un mélange de kérosène et d’oxygène liquide depuis des plateformes maritimes —, des navettes spatiales à propulsion nucléaire-thermique, des voiles solaires, et même des moteurs à plasma de fusion.
Dès la fin du XXe siècle, l’élan impulsé par ces progrès technologiques a ouvert des cycles de modernisation absolument majeurs sur Terre : la fusion thermonucléaire rendue possible grâce à l’exploitation de l’hélium-3 lunaire et l’essor des voitures électriques comptent parmi les plus marquants. Cette découverte d'une source virtuellement infinie d’énergie propre transforme profondément l’organisation de la société. Par exemple, elle chamboule complètement l’industrie des énergies fossiles, et les politiques doivent gérer les tensions que cela peut créer. La série imagine d'ailleurs un abandon progressif du pétrole au profit de l’électrique, comme si les réacteurs à fusion devaient, presque par magie, mettre fin à l’utilisation d’un pétrole jusque-là bon marché. Exit les ressources carbonées fossiles en voie d'épuisement, les automobiles thermiques polluantes et la crise climatique en devenir.
Après la conquête de la Lune, plusieurs missions habitées vers Mars sont lancées en 1994. Si la puissance technologique est capable d’emporter ces champions sur la planète rouge dans une course-poursuite mémorable entre les deux superpuissances et une firme privée à la SpaceX, on sent que les scénaristes peinent à exploiter pleinement le thème de la conquête spatiale, un sujet qui aurait pu être une source d'imagination incroyable, et pas uniquement de compétition.
Les critiques de la société conservatrice des années 1970 aux États-Unis frappent juste, mais la série peut-elle pour autant être considérée comme émancipatrice ? Oui, car elle souligne avec justesse les avancées sociales parallèles aux innovations technologiques. Les droits des minorités et des femmes prennent une place centrale en décrivant des personnages féminins dans des rôles clés, comme astronautes et ingénieures, au cœur de la conquête spatiale. Ces figures incarnent une société en transformation, où les stéréotypes de genre s’effacent et où les femmes participent activement à la conception des solutions pour conquérir l’espace. Leur présence au premier plan (on pense à Margo Madison) symbolise une société plus égalitaire, où le progrès technologique va de pair avec une évolution vers une meilleure inclusion sociale. En 1992, la sénatrice républicaine Ellen Wilson bat le gouverneur Bill Clinton et devient la première femme présidente des États-Unis. Dans la série, uchronie et utopie vont aussi de pair.
La série est-elle pour autant révolutionnaire ? Pas vraiment, car sa vision progressiste semble éluder des questions plus complexes, comme la durabilité écologique et l'impact réel de l'innovation sur les inégalités sociales. N’y a-t-il pas comme un déni à évacuer le problème majeur du CO2 stocké dans l'atmosphère depuis le début de la révolution industrielle pour se polariser sur le spatial et ses quelques héros ? Ainsi, For All Mankind soulève en filigrane la question suivante : jusqu'à quel point pouvons-nous compter sur la technologie pour résoudre les crises sociétales et climatiques sans repenser profondément nos modèles économiques et politiques ?
Le patriotisme, l'innovation et la prédation des ressources naturelles sont parmi les moteurs indéfectibles des États-Unis. La pensée de l’ingénieur y est devenue dominante. À tel point que la série illustre de manière caricaturale la tendance à mettre en avant des technologies pour résoudre tous les problèmes. Dans les saisons trois et quatre, l'histoire spatiale s'accélère encore, et les premiers pas sur Mars sont effectués en 1995. Les étapes suivantes sont la création d'un avant-poste martien international dénommé "Happy Valley", puis en 2003 la capture d'un astéroïde contenant de l'iridium, et donc extrêmement précieux, qu'il faudra déplacer en orbite circumlunaire. Mars ne révélera aucun de ses secrets d'une vie passée. Exit l’exobiologie, au profit d'un astro-capitalisme qui rentabilise chaque dollar investi grâce à la collecte des ressources extra-terrestres, comme si elles n’attendaient que d’être inventoriées et extraites. La dernière saison décrit avec justesse le conflit qui éclate pour maintenir le contrôle de l’astéroïde en orbite autour de Mars.
Avec l'accélération du temps provoquée par la compétition USA/URSS, For All Mankind offre un aperçu de la future rivalité USA/Chine pour l’espace. L’enjeu ? Réserver les meilleurs sites lunaires ou martiens, ceux qui disposent d’eau accessible, ainsi que les astéroïdes riches en ressources exploitables pour l’avenir. Une course que l’Europe pourrait observer de loin, avec ses télescopes.
Pour en savoir plus sur la série :
Avec
- Roland Lehoucq : Astrophysicien au CEA, enseignant à Sciences Po et à l'université Paris-Cité.
- Émilie Querbalec : Novelliste et romancière de Science Fiction.
- Ariel Kyrou : Auteur de l'essai “Dans les imaginaires du futur” (ActuSF, 2020) et directeur de l’anthologie “Nos futurs solidaires” (ActuSF, 2022).