5 scénarios réalistes pour un avenir résilient #1/5 : Eutopia, de Camille Leboulanger
Dans ce blog, nous avons choisi de ne pas rester tétanisés devant le serpent des récits-catastrophes et séries dystopiques, qui n'offrent pour ainsi dire aucune alternative imaginaire encourageante à nos perspectives d'avenir, coincées entre d'un côté des dérives sociétales et technologiques glaçantes à la Black Mirror, de l'autre une littérature et un grand spectacle de l'effondrement (guerres à venir, cataclysmes écologiques, retour à la loi de la jungle) ; et au milieu une actualité inquiétante de l'état de la planète qui donne à toutes ces fictions le goût amer des prophéties auto-réalisatrices.
Nous pensons que la SF et la littérature d'anticipation ont d'autres scénarios à proposer, et qu'il est temps de se pencher sur le courant du Solar punk et sur les récits d'eutopies souhaitables, qui ont le mérite de projeter des narrations d'avenir résilient, sans prétendre instaurer une société parfaite ou le bonheur pour tous. Alors quelle est l'alchimie à l’œuvre dans ces projections réjouissantes d'un futur proche ? Quels sont les ingrédients qu'ils ont en commun ? Pourquoi sont-ils crédibles et atteignables ?
Le cinéma et les séries offrant peu de propositions de récits dans cette veine, j'ai choisi cinq romans d'anticipation, sur la base de plusieurs critères :
• Tout d'abord, je souhaitais comparer des œuvres qui ne seraient pas strictement de science-fiction, dans le sens où le fondement, l'avènement de ces sociétés futures ne doit en rien être tributaire d'une quelconque intervention extraterrestre ou avancée scientifique inouïe ; aucune nouvelle source d'énergie profuse n'y est découverte qui sauvera l'humanité. Les sociétés dont il est question dans ces romans, même sur des planètes lointaines, sont des communautés humaines aux situations et ressorts tout aussi réalistes que ceux des dystopies qui font frissonner le spectateur des séries.
• Ensuite, je souhaitais identifier les aspects que peuvent avoir en commun un récit eutopique écrit au début du XXIe siècle et un autre, imaginé par un auteur durant la seconde moitié du XXe siècle - antérieurement à la prise de conscience contemporaine de l'urgence écologique, des nombreuses menaces de l'anthropocène - et donc pour ainsi dire daté, voire rattrapé par le réel et ce qu'il nous laisse aujourd'hui en termes de solutions de résilience.
• Enfin, je souhaitais que ces romans soient centrés d'une part sur la description d'une société dans laquelle les citoyens se sentent "bien" (qui est le sens du mot "eutopie" : un "bon lieu" pour vivre), et d'autre part sur le quotidien des protagonistes et les difficultés qu'ils rencontrent dans la réalisation de cette communauté de vie différente. Je souhaitais comparer et comprendre les évolutions à assumer, les changements (ou sacrifices) politiques, sociétaux, économiques, voire individuels, imaginés par les auteurs pour pouvoir offrir aux humains des lendemains enviables, soutenables et pacifiés.
#1 : Eutopia, de Camille Leboulanger, ARGYLL EDITIONS, 2022, 600 pp.
Le point de vue est celui du narrateur, Umo, qui raconte - de l'enfance jusqu'à la vieillesse - sa vie au sein d'une société située environ deux siècles dans le futur. Le monde a été bouleversé par des guerres et des internements massifs de populations dans des camps (le "Siècle des Camps"), dont l'un, Antonia, a vu émerger un modèle social et politique révolutionnaire (exprimé dans un texte, "La Déclaration d'Antonia"). Ce modèle s'est répandu, a gagné différentes villes et communes du pays et peut-être au-delà ; mais l'auteur ne sort pas des frontières de ce pays fictionnel, dont la toponymie n'offre aucun ancrage par rapport à la géographie réelle, et dont on ne connaîtra pas le nom.
Dans le roman de Camille Leboulanger, le fondement d'une société eutopique est avant tout dans l'abandon des principes de propriété, de patrimoine familial, de possession et de transmission : Selon la Déclaration d’Antonia, il n’y a de propriété que d’usage. Chaque être humain est libre et maître en son travail ; le sol, l’air, l’eau, les animaux et les plantes ne sont pas des ressources. Le début du récit décrit la vie du protagoniste, Umo, dans une micro-communauté, sorte de petite tribu, qui élève les enfants indépendamment des parents biologiques. Les liens d'attachement filiaux sont inexistants, voire bannis comme les signes d'une possessivité antérieure à l'établissement de cette nouvelle société. L'affection dont l'enfant a besoin est apportée par la communauté. On suit ainsi la façon dont le narrateur, Umo, construit ses propres relations affectives dans le hameau où il grandit, puis dans les villes où il s'installe pour se former et évoluer dans sa vie personnelle, ses relations amoureuses et professionnelles, les tensions et conflits auxquels il est confronté. Malgré son volume, cette autobiographie fictive se lit facilement : l'auteur met un soin particulier à imaginer, de façon réaliste et crédible, les tenants et aboutissants sociaux, professionnels, transactionnels, écologiques et politiques d'une telle eutopie. J'en retiendrai cinq :
1) Le réensauvagement du territoire : Une partie du roman est consacrée à l'exploration par le protagoniste de ce qui est appelé dans ce monde une "zone rendue" (à la nature). Il s'agit d'un très vaste territoire forestier sanctuarisé, quasiment interdit à l'homme (ceux qui s'y aventurent sont décontaminés à l'entrée et leur passage ne doit laisser aucune trace), où les écosystèmes peuvent se développer et s'adapter de manière autonome. Cette idée du réensauvagement n'est pas nouvelle (il existe plusieurs initiatives visant à rétablir des forêts primaires ou à encourager des pratiques de gestion forestière plus proches de la nature en Europe) mais, dans le récit, elle donne à imaginer les bienfaits d'une véritable politique écologique de préservation de l'environnement, capable de stopper la déforestation et la dégradation des espaces verts, dont on connaît les externalités négatives (perte de la biodiversité, augmentation des concentrations de CO2 dans l'atmosphère, altération des cycles de l'eau...).
2) Petites villes et communautés rurales. De hameaux communautaires (Pelagoya) à la capitale, Antonia, qui apparaît selon nos critères comme une ville moyenne, le narrateur fait l'expérience de plusieurs villes et villages où les habitants sont regroupés en communautés de quartier. Outre que la population se trouve dans le récit drastiquement réduite par des décennies de guerres, de génocides, et amenée à pratiquer un contrôle démographique des naissances, le modèle des mégalopoles et des villes tentaculaires a été abandonné. En cela, l'eutopie de Camille Leboulanger rejoint plusieurs des orientations contemporaines en matière de modes de vie résilients et auto-suffisants au sein de communautés rurales.
"...cette géographie devrait pouvoir écologiquement s’appuyer sur ce que l’on dénommera, non sans clin d’œil à la nostalgie évoquée au début, une nouvelle Cité des 4000. Non pas celle de la Courneuve que les cultures de gauche souhaitent de force convertir à la transition écologique (alors même que participant du récit d’émancipation par l’artificialisation urbaine), mais les 4000 mètres carrés par habitant nécessaires sous nos latitudes à l’autonomie alimentaire, énergétique, constructive..., celle de l’alimentation biologique, d’un habitat éco-construit, d’un approvisionnement et d’une distribution en circuit court, d’un outillage low-tech, du recours à la médecine douce ou encore aux pédagogies alternatives, inspirée d’autres cultures - populaires, paysannes et artisanales - et qui, par solidarités et entraides locales, mais également beaucoup de symbolique et de production poétique, représentent la seule voie responsable pour tenir les métabolismes humains dans les limites planétaires et faire alors dignement société écologique... par le post-urbain." Extrait de Le Post-urbain, pourquoi et comment démétropoliser le monde, Guillaume Faburel, 2023.
3) La décélération. Dans la société où vit Umo, le temps de/du travail est librement choisi : ce n'est pas celui de la performance, du rendement, qui viendraient imposer leur cadence aux réalisations des individus. Chacun respecte un cadre de pratiques professionnelles et travaille à son rythme, prend son temps. "Illusoire", diraient les chantres de la productivité. Pas sûr si nous décidons collectivement que l'efficience et la croissance à tout prix ne sont pas l'alpha et l'oméga du destin de l'humanité. Camille Leboulanger montre bien dans sa narration les effets positifs d'une décélération généralisée : ouverture à la créativité, attention à la qualité, absence de stress, de troubles mentaux, tranquillité et qualité de vie au quotidien, qui illustrent en profondeur les bienfaits de ce ralentissement volontaire des activités que les anglophones appellent le slow movement.
4) La coopération. L'absence de propriété et d'argent, l'absence des marques, fait que les rapports économiques ne sont pas fondés sur le principe d'achat-vente, la compétition, la globalisation des échanges et la croissance, mais sur le travail collectif, avec la recherche d'un équilibre de vie et de coopération réglées sur l'intérêt commun et non sur le profit. Personne ne risque de perdre son emploi, chacun peut le quitter, se former pour un autre. Il s'agit ni plus ni moins de produire localement les vivres, biens et équipements dont la communauté a besoin. Le récit incarne avec réalisme une nouvelle conception du travail et de l'entreprise, proche de ce que l'on nomme aujourd'hui "l'entreprise à mission".
« On pourrait imaginer la généralisation du système des « Territoires zéros chômeurs de longue durée » et la création de coopératives d’emploi à l’échelle de chaque commune. Ces instances de démocratie participative au sein des territoires viendraient identifier les besoins ou les manques et recenser les compétences des habitants désirant travailler davantage avec l’objectif de créer des emplois permettant de satisfaire à la fois les besoins de la communauté et les aspirations des travailleurs. Ces communs du travail deviendraient des forums démocratiques pour pouvoir constamment ajuster l’activité économique. » Extrait de Ralentir ou périr : L'économie de la décroissance, Timothée Parrique, 2022.
5) La démocratie participative. Comme tous les habitants, Umo se trouve investi dans toutes les délibérations qu'elles se situent au niveau de la vie de la micro-communauté, ou au niveau politique de la Cité. Il participe à des réunions sur les décisions à prendre dans le respect du cadre de la Déclaration d'Antonia, et notamment au cœur d'une polémique sur la limitation des naissances, contestée par une des villes du pays ; polémique qui débouchera sur un blocage et un dépassement de la Déclaration, montrant ainsi qu'aucun système n'est figé pour l'éternité. Ce n'est pas le moindre des mérites du roman de Camille Leboulanger que d'avoir représenté les nombreuses difficultés auxquelles sont confrontés les protagonistes dans cette société imaginaire, en particulier le désir et l'importance d'être d'accord tous ensemble pour prendre des décisions cruciales.
Encore une fois l'eutopie n'est pas le pays du bonheur pour tous ; les amours contrariés, les questionnements existentiels (Umo traversera dans sa vie des périodes de remise en cause, de flottement et d'errance), l'attachement viscéral aux parents, la dégradation de la vieillesse à laquelle personne n'échappe : les souffrances, petites ou grandes, indissociables de la vie, continuent d'exister. Malgré cela, Umo vit de très beaux moments dans ces communautés paisibles, à taille humaine, respectueuses de l'environnement, débarrassées des démons de la croissance et du profit : il donne furieusement envie de rejoindre le mode de vie et de gouvernance d'Eutopia.